Chapitre 5 : Vacillante loyauté

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NAFDA


Qu’il était excitant d’être sur le point d’égorger cette traîtresse.

Elle sera donc épargnée ? Libérée, même ? Voilà qui est étonnant… Et qui ne ressemble pas à Bennenike.

Je me pose encore trop de questions. Bien sûr qu’elle nous mènera à la victoire. Hors de question de douter d’elle, bon sang !

Nafda fut claire dans sa demande : aucun gonfalon, ni garde-robe et encore moins de miroir ne devaient garnir sa chambre. Malgré tout, on lui avait donné un lit à baldaquin, dont les courtines étincelaient à l’excès. Tant de tonalités l’agaçaient. Seulement lorsqu’elle avait les paupières closes pouvait-elle vagabonder dans ses pensées.

Bondissant sur l’adversité, un flux nuisible dirigé contre elle, ses dagues fusaient avec prestesse. Telles des éclairs elles fendaient tout sur leur passage, ce à quoi succédait le sempiternel écoulement de sang. Naguère, elle frissonnait à la simple irruption de ces images. Qui furent les précédentes cibles et qui seraient les prochaines ? Elles se cumulaient dans un tableau de chasse dont elle pouvait se targuer.

Plus maintenant. S’opiniâtrait la vision de la mage qu’elle avait épargnée. Laisse-moi tranquille ! Disparais ! L’assassin plaqua sa main sur son front qu’elle épongea aussitôt. La nuque enfoncée sur son oreille, elle se cramponnait à la couverture aux motifs en losange, presque éprise de soubresauts. Où est ma sérénité d’antan ? Si je continue de douter ainsi, je serai inefficace à l’avenir ! Elle tâta sa tunique et en crissa des dents. Ces brûlures peinent à cicatriser même si Médis me les a infligées il y a des mois !

Lentement, mais de pleine assurance, Nafda dégaina ses dagues. Entrevoir la courbure de ces lames suffisait à l’apaiser tandis que les pointes miroitaient la lumière des lustres cristallins suspendus au plafond. Il est temps de les utiliser à nouveau. Elle resta contemplative plusieurs minutes durant, comme un repos dûment mérité avant les responsabilités.

On frappa à sa porte, l’extirpa de ses torpeurs. Nafda sortit de son lit à brûle-pourpoint tout en rengainant ses dagues. Je me suis éternisée ici. Je suppose que c’est Badeni. Quand elle tira la poignée, elle essaya de dissimuler sa moue, puisque Koulad Tioumen se profila derrière le seuil.

Le mari de l’impératrice souhaite paraître mûr et sérieux que jamais. Ses cadenettes de jais descendaient à hauteur de son dos comme sa barbe mangeait l’entièreté de ses joues. Nulle balafre ne déparait sa figure aux proportions bien gardées, dont le nez camus s’effaçait face à l’éclat de ses iris marrons. Il était fort et beau, le type d’homme que Bennenike affectionnait, au contraire de Nafda. Vêtu d’une brigandine et d’un pantalon en soie sombres, sa longue et fine cape ambrée jurait d’autant plus. Une trentaine bien entamée, et quelques regrets au passage.

Koulad pénétra dans la chambre avant même que l’assassin l’autorisât. Au milieu de la pièce, il arqua les sourcils en avisant la largeur du lit, puis plaqua ses mains contre ses hanches. Il se retourna vers la concernée qui haussa les épaules et s’efforça de conserver des traits imperturbables.

— L’héroïne de guerre est bien récompensée, nota-t-il avec une pointe d’ironie.

— La jalousie transparaît de votre voix, répliqua Nafda. Un brin de subtilité, ce serait trop exigeant ?

Koulad réprima un grognement mais non un soupir. Parfois il dévisageait Nafda, parfois il promenait son regard dans chaque coin de la pièce. Oui, j’aurais préféré que Badeni vienne.

— Quand j’ai appris la mort de mon oncle, dit-il, j’ai crié de joie. Est-ce méchant de ma part ?

— On n’est pas obligé d’aimer sa famille, affirma Nafda. Mes parents m’ont abandonnée, après tout.

— Maintenant je commence à comprendre pourquoi.

Son sang bouillonna bien qu’elle feignît encore l’insensibilité. La colère est l’arme des faibles. Il est frustré et se déchaîne sur moi. Autant connaître la raison. D’un pas vers l’avant Nafda marqua sa présence, raide, les yeux plissés.

— Je n’ai pas besoin de votre mépris, lâcha-t-elle. Bennenike est éternelle. Ses maris, beaucoup moins.

— Des menaces ? fit Koulad. Je n’ai ni l’intention de trahir, ni de tromper mon épouse. Je voulais simplement m’exprimer. À vrai dire, je n’ai jamais aimé mon oncle. Son efficacité dans l’éradication des mages était remarquable, mais il est allé si loin qu’il est devenu incontrôlable. Je me suis demandé s’il fallait le sortir de sa retraite. J’ai posé cette question à ma mère dans une lettre, et elle a répondu qu’elle se sentait soulagée. Tu te rends compte ?

— Personne n’aimait Nerben. En quoi est-ce une surprise ?

— Sa mort était censée une libération. Enfin, je peux être moi-même. Plus de mépris pour être un fils de prostitué. Plus de moquerie car malgré les tentatives, je n’arrive pas à faire un enfant à Bennenike. Mais j’avais tort. À cause de toi.

Il recommence. Nafda jaugea Koulad, sa main frôlant sa ceinture. Ses nerfs se durcirent. Ses inspirations ralentirent.

— Je ne suis pas responsable de vos échecs, provoqua-t-elle.

— Laisse-moi t’expliquer, marmonna Koulad. Si je ne peux être père, mais au moins un bon mari, le champ de bataille me permet de m’illustrer. Nerben m’avait refusé de participer au conflit à Doroniak. J’avais l’occasion d’arrêter Phedeas, et je me suis voué corps et âme pour arrêter la rébellion. Sauf que tu as rappliqué. Tu étais censée rester dans l’ombre ! Pourquoi tout le monde t’acclame et pas moi ?

— Mon rôle a évolué. Je reste l’assassin de l’impératrice, mon nombre d’adversaires a juste augmenté. Et puis, sans moi, peut-être que personne n’aurait su à propos de tunnel. Peut-être que Phedeas aurait gagné.

— Ne surestime pas ta contribution ! Tout ce que tu es censée faire est d’obéir aux ordres, alors cantonnes-y toi !

— J’exécuterai la volonté de mon impératrice.

— Sans te mettre au travers de ma route.

Koulad fixa son interlocutrice avec hargne. Il serrait tant le poing à hauteur de sa taille que des vibrations se transmirent à ses bras. Impavide, Nafda ne flancha guère. Il en faut plus pour m’intimider.

— Je te l’ai déjà dit, lâcha Koulad, mais je ne suis pas certain de ta loyauté. Si ton objectif est d’assassiner des mages, pourquoi en as-tu épargné une ?

— Une seule, se défendit Nafda. J’en ai occis beaucoup d’autres.

— Moi aussi, et je n’ai pas hésité une seule fois ! Attention à tes prochains gestes, je t’aurai à l’œil.

— Autre chose à rajouter ?

— Ne fais pas la maligne avec moi. J’ai assez exprimé mes regrets vis-à-vis du passé. Nous partons bientôt, et j’ai bien l’intention d’être celui qui arrêtera la rébellion de Ruya zi Mudak.

— Bonne chance.

Koulad esquissa une grimace au moment de faire volte-face. Ses pensées se prolongeaient sans murmure face à une assassin qui n’en avait cure. La jalousie est un vilain défaut. Puisse-t-il acquérir une forme de sagesse et rester hors de mon chemin. Il y a bien assez d’ennemis pour tout le monde. Il prit soin de claquer la porte en quittant la chambre.

Un sourire embellit le faciès de Nafda. Enfin seule, et bien résolue à avoir un peu de paix. Mais sitôt qu’elle sollicitait la tranquillité, de nouvelles visions l’assaillirent. Et avec elles une voix profonde surgissait. Tantôt féminine, tantôt masculine. Tantôt grave, tantôt aigüe. L’assassin s’abaissa, plaqua se mains contre ses oreilles, s’octroyait une illusoire protection. Les échos s’amplifiaient pour mieux la tenailler.

Elle les apercevait même en fermant les yeux. Ces silhouettes qu’elle reconnaissait juste en distinguant les contours.

Vous vous êtes immiscés dans mon esprit que vous corrompez par votre magie ignoble. À cause de vous, même Bennenike doute de ma loyauté ! Qu’avez-vous fait ? Quels sont vos plans. Répondez, au moins !

Son désir ne trouva en réponse qu’un lugubre silence. Et ces questions s’effacèrent au profit du vide que laissèrent ses ennemis. Impotents, inatteignables, Leid et Niel rirent avant de disparaître. Je vous reverrai bien assez tôt. Car tel est votre but, n’est-ce pas ?

Nafda souffla longuement, s’assura que ses dagues l’accompagnaient. Seulement après s’insuffla-t-elle la confiance nécessaire pour les épreuves à venir. Elle saisit son sac dans laquelle elle y fourra gourdes et provisions, puis s’empressa de rejoindre le couloir.

Le vide dans mon esprit, c’est tout ce que j’exige. Foulée après foulée, Nafda s’imposa le calme tandis qu’elle cheminait au sein des longues artères du Palais Impérial. Sur son chemin se promenait une pléthore d’âmes auxquelles elle ne prêta aucune attention, même si ce ne fut pas réciproque. Leurs yeux pétillaient comme ils se glissaient des murmures d’admiration. Nafda eut beau s’écarter, rabattre sa capuche sur sa tête, ils persistaient à la louanger. Voilà pourquoi je suis ravie de m’éloigner d’ici. Pour que je redevienne invisible.

Des minutes entières à sillonner l’emmenèrent vers l’entrée. Par-delà l’immense double porte, sous les colonnes en cipolin, Nafda reconnut aussitôt son impératrice. Elle était une autorité de référence face à laquelle elle s’inclina sans ambages. Les incertitudes de la jeune femme se seraient même presque estompées si Bennenike était seule.

À ses côtés se dressait cependant une multitude de subordonnés. Koulad, Djerna et Xeniak, ainsi qu’une cinquantaine de miliciens la flanquaient inévitablement, tous équipés de la même brigandine aux nuances croisées de carminé et d’ébène. Tenant sa hallebarde argentée avec fermeté, Badeni surveillait les alentours de son œil restant, ses franges châtaines rabattues sous son heaume en bronze. Une myriade de gardes constituait une égide supplémentaire et chargeait du matériel sur les ânes et les chevaux.

Ces forces armées ne surprenaient guère Nafda. En revanche, elle écarquilla les yeux face au nombre de servants, et notamment Amenis Emat qui les accompagnaient rarement lors de ces trajets. Comme à l’accoutumée, une blouse écrue s’accordait à sa carrure filiforme, et elle s’était coiffée d’un foulard violet couvraient ses fines tresses corbeaux. Sur sa figure oblongue et de carnation noire pointait un nez aquilin par-dessous ses iris bruns. L’assassin la jaugea avec distance, avant de s’apercevoir qu’Amenis lui adressa un court sourire. Enthousiaste à l’idée de partir ? Je me doute de ce que cela implique…

Une adolescente se rua subitement sur Nafda. Dénou ? Elle vient aussi avec nous ? Elle enlaça l’assassin sans son consentement, et s’extirpa sitôt que cette dernière grogna. Malgré tout Nafda ressentit un allègement à l’idée de la voir s’épanouir. Maladroite, plaignante et incapable lors de notre dernier voyage ensemble. Elle a célébré son quinzième anniversaire il y a peu, et paraît maintenant plus mature. Je saurai mieux la supporter cette fois-ci. Des traits juvéniles habitaient encore son visage ovale tandis que des tresses noirâtres pendaient de part et d’autre. Elle grandissait continûment et paraissait même robuste pour une personne de son âge. Attifée de brassards et de genouillères en cuir, une veste, pantalon et capuche en soie ocre garantissaient sa protection face au soleil de plomb.

Or Dénou n’était pas la seule mineure à prendre part à la délégation. Un enfant aux intense yeux bruns et aux cheveux noirs bouclés se précipita et trémula aux genoux de l’impératrice. Elle avait vêtu son fils d’une épaisse tunique anthracite et aux boutons dorés pour mieux endurer les aléas du voyage. D’ici Nafda comprenait ce qu’Ulienik ressentait. Je devais avoir son âge quand j’ai appris combien la vie était rude… Bennenike lui tapota le crâne tout en lui susurrant des mots rassurants, ce qui enjoignit l’assassin à s’en enquérir.

— Votre fils vous accompagne ? s’étonna-t-elle.

— Il est plus que temps, déclara la dirigeante, lançant un coup d’œil avenant à Ulienik. Renys est encore un peu jeune et restera par conséquent sous la tutelle d’une personne de confiance. Ulienik, par contre, doit apprendre à connaître l’empire au-delà d’Amberadie.

— N’aurait-ce pas été une meilleure idée lors de notre rencontre de Phedeas ? Il y avait moins de risques.

Bennenike foudroya sa protégée du regard, mais ses traits s’apaisèrent peu après.

— Ulienik ne craint rien, affirma-t-elle. J’ai écrit des lettres aux miliciens de plusieurs villes, et surtout Nilaï, afin de sécuriser notre route. Que Ruya daigne s’approcher, et elle comprendra que notre victoire contre Phedeas n’était pas de la chance.

— Je serai avec vous ! lança Amenis. C’est la première fois que je me rends aussi loin, d’ailleurs. J’ai hâte !

— Je me fie à votre jugement, certifia Nafda.

Assurée du soutien de l’assassin, Bennenike posa sa main sur sa joue, la fixa avec bienveillance, avant de baisser la tête en direction d’Oranne. Transperçait un dédain similaire à ses subalternes auquel la captive résistait tant bien que mal. C’est tout ce qu’elle mérite. À défaut d’être exécutée, bien sûr. Tous l’ignorèrent toutefois quand leur impératrice occupa le centre de la délégation, hélant les siens par son unique présence.

— Laissez-moi être honnête avec vous, discourut-elle. L’Empire Myrrhéen vit des temps difficiles. Nous avons certes écrasé la rébellion de Phedeas Teos, prouvant une fois encore qu’aucune rébellion n’est en mesure de prendre Amberadie. Mais les cors de guerre semblent sonner un peu partout dans nos belles terres. Au nord, la Belurdie et l’Enthelian s’apprêtent à rentrer en guerre. À l’ouest, Ruya zi Mudak incendie des villages et rallie trop de personnes à sa cause. Noki Gondiana, cheffe de Vur-Gado, m’a assurée qu’une alliance entre nos forces, ainsi que celles de Nilaï, nous permettront de l’arrêter. Pendant ce temps, j’ai renforcé nos troupes au nord de Souniera et d’Erthenori, et j’ai décidé d’agrandir l’armée myrrhéenne en enrôlant massivement de jeunes volontaires. Toute insurrection sera matée, pour que l’Empire Myrrhéen redevienne un havre de paix.

Elle s’interrompit brièvement, pivota vers le Palais Impérial dont elle contempla les hautes et longues structures repliées vers les jardins. Chacun de ses subordonnés se suspendait à ses paroles.

— J’ai cédé les affaires de la capitale à des conseillers de confiance, déclara-t-elle. Peut-être qu’Amberadie représente le seul lieu de stabilité au milieu de ce chaos. Il sera préservé comme le sera le reste de l’empire. Les prochains mois seront âpres. Des sacrifices seront sans doute indispensables à notre victoire. Mais je vous garantis que nous célèbrerons notre victoire bien assez tôt !

De telles exhortations réchauffèrent les cœurs de ces hommes et femmes saturés d’anxiété. Rien n’était à redouter tant que Bennenike l’Impitoyable se dressait pour son peuple. Elle abandonna le Palais Impérial d’un pas décidé, bientôt talonnée par l’entièreté de la délégation. Ils traversèrent la capitale sous les acclamations des citadins qui leur cédèrent le chemin avec enthousiasme. Au ponant s’étendait le désert que beaucoup avaient traversé à de maintes reprises, et au-delà duquel s’entameraient la guerre dont ils seraient les héros et héroïnes. C’était une voie où Nafda s’évanouissait derrière l’affluence, jusqu’au moment où elle devrait frapper.

Impératrice Bennenike, j’aimerais avoir votre assurance.

On ne règle pas si aisément l’instabilité de ces terres.

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