Chapitre 8 : Héritage (2/2)

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L’équilibre avait déjà rompu. Plus aucune note n’adoucirait les oreilles de la clientèle. Sous la scène, Sandena avait caché une épée qu’elle attrapa sans ambages, et d’un saut malhabile abandonna sa hauteur. La lame prolongeait son bras, la pointe miroitait les lanternes fixées sur les murs effrités.

— Sinon tu ne pourras pas exprimer tes regrets, menaça-t-elle.

De la clameur s’éleva dans la salle. La seule saveur dont ils se délecteraient serait celle de l’inévitable affrontement, pour lequel ils sifflèrent et levèrent les bras. De quoi exhorter Audelio qui s’enorgueillit dans cette atmosphère, le buste dressé, des ondes de détermination striant ses traits.

— Tu es donc si susceptible ? se gaussa-t-il. Prête à me déclarer en duel parce que tu n’admets la vérité ? Dans d’autres circonstances, j’aurais refusé catégoriquement. Mais là… Je réponds présent !

— Ce sera facile, se targua Sandena. Un pourpoint pour un duel ?

— Toujours mieux qu’une cape.

La ménestrelle l’ôta sitôt mentionnée, au grand dam de son adversaire désemparé. Ce dernier se ressaisit bien vite grâce à l’incoercible vacarme dans lequel le cliquetis de sa rapière s’effaça. Bientôt l’ensemble de la clientèle se riva vers l’affrontement imminent pendant qu’Audelio et Sandena se tournaient autour.

Au summum de la tension tressaillait Nwelli, ce que Vouma railla. Taori dut la tenir afin de l’empêcher d’intervenir comme Jizo avait réagi trop tard.

— Non ! chuchota Tréham. Il vaut mieux ne pas nous interposer.

— Souviens-toi, rappela Taori. Se mêler de tout est une mauvaise idée.

— Il n’y aura personne pour les interrompre cette fois ! avança Nwelli. Vous voyez bien que cette tradition est une mauvaise idée. Montrons l’exemple !

— Ce n’est pas notre rôle, refusa Wenzina.

Du sang grimpa au visage de Nwelli à la surprise de ses compagnons. Mais dans l’éphémère elle se perdit puisqu’elle soupira quelques secondes plus tard. La colère est parfois bénéfique. Nwelli l’apprendra tôt ou tard. Jizo en resta attentif du coin de l’œil, à défaut d’écouter les remarques sarcastiques de Vouma, même si la tension s’exacerbait au-delà de leur simple table.

Sandena et Audelio avaient engagé leur duel.

À chaque entrechoquement succédait un applaudissement. La ménestrelle s’évertuait à franchir le garde de son opposant qui ne s’exténuait guère sous les assauts. Entre défenses et ripostes, Audelio résistait par-delà les étincelles. De prestes pas, de vifs pivots, et il estoquait comme personne. Mais Sandena s’adaptait elle aussi au gré de ses coups de graduelle vitesse et puissance.

Ils échouèrent à désaxer les armes. Sans se lâcher du regard, ni s’éloigner l’un de l’autre, ils enchaînèrent leurs attaques. Nul ne parvenait à faire flancher l’autre en dépit de leur opiniâtreté. C’était une danse où chaque participant où chacun réagissait d’instinct : leurs bras esquissaient des courbes lorsque leur rapière fendait l’air.

Fléchissant le genou, Sandena se risqua à un coup de biais. Toutefois Audelio protégea son flanc avant d’exécuter une contre-attaque. Seule une égratignure jaillit sur l’épaule de son ennemie qui ignora momentanément la douleur. Des sillons creusèrent ses traits comme sa mine s’obscurcit. Sur son élan tournoya-t-elle à dextre, infligeant à son tour une éraflure sur le bras de son opposant.

Des râles de déception se propagèrent à l’essoufflement des duellistes. Contraints de se courber, leurs mains moites peinant à maintenir leur rapière, ils arrêtèrent de se battre. Il s’agissait juste d’un répit, car ils ne cessèrent de se fixer intensément, de manier le fer au-delà des injures.

La danse subit son interruption à l’instar même de la musique.

Que se passe-t-il ? Par réflexe Jizo saisit son sabre, suivi de peu par ses parents, mais leur geste s’oublia dans les cris de la multitude. Tous écarquillèrent les yeux, y compris les duellistes pris au dépourvu, lorsque les petites portes latérales s’ouvrirent à la volée.

Des furtives ombres mues en pernicieuses silhouettes. Hommes et femmes surgirent par dizaines, armés d’arbalètes et de lances en bois de taxus, cernant les clients de tous les côtés. Ils étaient équipés de courtes tassettes épaisses brigandines anthracites surmonté de spallières de plaques et d’un casque en fer à pointe. De complexion variée, mais pour la plupart claire, et aux yeux étroits, ils portaient leur chevelure châtaine tressée ou en queue-de-cheval. Des Shozam sans aucun doute. Nous ne leur aurons pas échappé longtemps.

— Eux…, murmura Taori, frissonnant plus que jamais. Pas après tout ce temps.

Paré à batailler, Jizo s’arrêta néanmoins sur son amie. De la transpiration exsudait du front de Taori tandis qu’elle reconnaissait les assaillants. Une lueur s’affadit alors dans son regard : braquée au-delà de ses alliés, elle tâtonna durant quelques secondes. Mais chaque instant à gamberger laissait davantage de temps aux mercenaires. Lesquels transperçaient des clients terrorisés, perçaient des traits quiconque cherchaient à détaler ou appeler la garde.

— Combien sont-ils ? s’écria Tréham au bord de la panique. Ce n’était pas prévu !

À peine avait-il saisi son arc qu’un carreau s’abattit sur son épaule. Il s’effondra sous l’affolement de sa femme qui défourailla ses deux haches en conséquence, pour subir un sort identique du même individu. Ils ont triomphé de l’adversité pour parvenir jusqu’ici ! Ils ne peuvent pas faillir maintenant ! Restaient Jizo et Nwelli, dont les tremblements les ankylosaient tant qu’ils réagissaient trop tardivement.

Taori avait commencé à canaliser son flux.

— Une mage ! s’affola une cliente. Une engeance dans notre belle cité !

Elle est cinglée ? Des mercenaires essaient de nous tuer et c’est sa priorité ? Des bras déployés au sein de l’effroi. Une énergie rassurante au milieu des giclées de fluide vitale. Taori généra des spirales bleutées qu’elle projeta sur deux adversaires. Ils chutèrent dans un râle d’agonie, leur torse troué, figés dans une expression sidérée.

L’impulsion idéale pour Jizo.

— Tu comptes encore sur elle pour vous secourir ? demanda Vouma. Défends-toi, et mieux que ça, il ne faudrait pas que tu meures ! À ta gauche, regarde !

Personne ne succombera ! Par-dessus la table approcha en effet une mercenaire enragée. Jizo réalisa un saut prodigieux afin de l’atteindre, souleva son sabre pour renforcer la puissance de son coup. Mais la femme para de sa lance, et alors qu’il chercha à dévier sa lame, une lance transperça sa cuisse.

Il glissa sur le sol en lâchant un borborygme. Confondu, déçu. Trop faible pour ne fût-ce que frôler la poignée de son sabre. Hors de portée… Je n’avais pas vu l’autre assaillant. Après toutes nos victoires, ainsi que nos sacrifices, c’est ici que notre parcours s’achève ?

Qu’on nous épargne les souffrances…

Clore les paupières lui aurait épargné cette vue, hélas il échoua. Il fut témoin de tout, incapable d’intervenir, condamné à déplorer.

Même la pleine lumière ne vainquait pas la pénombre. D’aucuns avaient appelé la garde, d’autres s’étaient défendus. Peu avaient réussi à s’enfuir, beaucoup étaient décédés. Et nul parmi les survivants était apte à riposter. Au désespoir de Jizo, Nwelli s’était écroulée suite à des lacérations aux jambes, et Taori avait reçu un carreau sur sa cheville avant d’être ligotée par des cordes en kurta. Et les duellistes, naguère fiers, fulminaient en raison de leur douleur.

— Désolée, je ne peux plus aider ! fit Vouma en haussant les épaules. Gageons un peu de clémence ?

L’unique debout. Je n’ai pas besoin de sa compassion. Je dois juste… Moult insultes émergeaient dans l’esprit de Jizo sans qu’il réussît à les formuler. Quelques Shozam lui infligèrent des coups de pied. Vous voulez que je roule dans mon sang, strié d’ecchymoses ? Facile, quand je suis à terre ! Où sont les gardes ? Il passa outre la géhenne, chercha le réconfort auprès de ses amies, de ses parents, de quiconque l’extirperait de cette âpre défaite.

— Il suffit ! s’exclama un mercenaire. Nous n’allons pas tous les tuer, quand même !

Sa simple apparition paralysait Taori qui le fixait de toute sa hargne. Des cheveux noirs grisonnants et rassemblés en un chignon suggéraient une cinquantaine bien entamée tandis que ses spallières luisaient d’un écarlate flamboyant à l’instar de ses chaussures. De marron brillaient ses iris sur sa figure pâle et parcheminée de quelques rides qu’il dissimulait vainement par une peinture longiligne et violette sur ses joues. Il était grand et d’une musculature prononcée, un sabre courbé attaché à sa taille.

— Honderu, murmura Taori. Chef des Shozam depuis plus de vingt ans.

— Vingt-deux ans, pour être précis ! répondit le mercenaire. Et j’ai quelqu’un d’autre à vous présenter.

Taori les connait ? Je ne comprends plus rien… Jizo gardait un œil attentif à la scène nonobstant sa souffrance. Nwelli grinçait des dents autant que lui, mais ne saisissait guère ce qu’il se racontait en dimérien. Elle consulta son ami un instant puis se riva derechef vers la femme qui se plaça à hauteur de Honderu.

— Zolani, dit-il en s’inclinant légèrement. Ma tendre épouse, et partenaire depuis tout aussi longtemps.

Femme d’âge similaire à son mari, elle compensait sa plus petite taille par une solide carrure. Des mèches argentées s’incrustaient également parmi sa chevelure corbeau rabattue sur ses épaules. Si elle s’était équipée de la même tenue que ses subordonnés, Zolani avait noué un foulard céruléen autour de son cou, par-dessus lequel pointait son menton volontaire sur son faciès ovale. Deux courts sabres se croisaient sur son dos par surcroît.

Elle aussi se focalisait uniquement sur Taori malgré les distractions.

— Vous ! s’exclama Wenzina, sa main à proximité de sa plaie. Comment vous…

— Les explications viendront après, répliqua Zolani. Disons simplement que nous avons eu un petit coup de main.

Jizo réalisa aussitôt qu’il aperçut le comptoir vide. L’aubergiste nous a vendus. Nous n’aurions pas dû rester ici… Il demeura impuissant pendant que Honderu et Zolani se dirigeaient vers Taori, laquelle continua à les dévisager avec dégoût. Elle eut beau s’agiter, le kurta annihilait avec sa magie avec une terrible efficacité, la contraignait à se recroqueviller. La pauvre… Elle a un passif avec eux. Voilà ce qu’elle souhaitait me raconter sans oser ?

— Tu croyais donc nous échapper tout ce temps ? demanda Honderu à Taori. Tu te doutais bien que tôt ou tard, nous te retrouverions.

— Pouvez-vous parler en myrrhéen ? suggéra Audelio. Ce serait intéressant de saisir aussi !

Un mercenaire frappa l’épigastre du duelliste qui se tut aussitôt. D’un sourire trop prononcé s’imposa alors Zolani, contemplant la mage à travers plusieurs angles. Mais quel est son lien avec eux ?

— Nous avons entendu de sinistres histoires à ton sujet, dit Zolani. Capturée par les inquisiteurs avant de rejoindre des réfugiés. À quoi bon nous abandonner pour devenir prisonnière ? Tu seras mieux auprès de nous.

— Allez-vous-en ! rugit Taori.

— Toujours un aussi fort caractère. Tu n’as pas changé. Mais nous restons persuadés que nous pouvons te dompter.

— Laissez-la tranquille ! tonna Jizo.

Aussitôt le jeune homme avait attiré l’attention sur lui. D’inquiets regards se braquèrent vers lui à défaut de pouvoir le soutenir autrement. Vouma avait raison, pour une fois. À quoi bon cheminer à ses côtés si je suis incapable de les protéger ? Le couple renonça momentanément à Taori, dardant un coup d’œil inamical à l’intention de Jizo.

— Et qui es-tu pour intervenir ? questionna-t-il.

— Notre fils ! affirma Tréham. Tant que nous serons là, tu ne le blesseras pas !

— Vous pouvez nous être utiles, aussi nous vous gardons en vie… pour le moment.

L’ombre de Honderu s’étendit par-dessus le corps fragilisé de l’ancien esclave. Il le toisait de tout son être.

— Cette affaire ne te concerne pas, déclara-t-il.

— Nos routes se sont croisées et ne se séparerons plus, répliqua Jizo. Qui que vous soyez, jamais vous ne le comprendrez !

— Au contraire ! Notre arrivée est plus que légitime. Puisque tu es trop lent pour comprendre, il va falloir le dire.

— Taori est notre fille, révéla Zolani.

Les pensées se mêlèrent, se confondirent pour ne jamais se concrétiser. Tout ce dont Jizo se souvint avant de sombrer dans l’inconscient se résumait au rire de Vouma, savourant la lugubre ironie à la fin temporaire de la violence.

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