Chapitre 14 : Irréparables dégâts (1/2)

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DOCINI


Tout superviser la harassait plus qu’elle ne l’avait escompté. Plusieurs fronts marchaient vers l’offensive, pour une campagne impliquant des milliers de combattants. L’idée se matérialisait à chaque départ d’une partie des troupes, lors desquels de la transpiration perlait le long de ses tempes.

J’imaginais la guerre autrement. Si occupée à diriger les opérations que je ne me montre même pas encore sur le champ de bataille. Je dors dans un lit douillet sous la chaleur d’un feu ronflant pendant que d’autres souffrent. Il faudra que je les guide bien assez vite. C’est ce que font les meneurs, non ?

Docini en était contrainte à se représenter les offensives dans sa tête. Des centaines d’hommes et de femmes rentrant en collision l’un contre l’autre. Le fluide vital jaillissant en gerbes vermeilles au rythme des démembrements et décapitations. Les dépouilles s’entassant sur le paysage devenu morne, l’expression figée à l’arrivée de la fatalité. Là où surgissaient des visages bien trop familiers.

Ils ont tous perdu au moins quelqu’un. Telles sont les conséquences du conflit. Si on m’avait dit quand j’étais enfant qu’une guerre ravagerait nos contrées, je ne l’aurais probablement pas cru… Et encore moins que j’y participerais, opposée à ma propre sœur. Comment me suis-je retrouvée là ?

Je ne dois plus me lamenter. Je dois me battre.

Au-delà des engagements et des batailles successives se diffusait une pléthore de nouvelles. Apprendre l’évacuation des villages et la fuite des citadins loin des frontières rendit morose l’inquisitrice, à l’instar des rapports sur le nombre de victimes et de blessés à la suite de chaque bataille. Ainsi décrit, les forces de l’Enthelian semblaient acculées contre une dévastatrice alliance de la Belurdie et de l’Empire Myrrhéen.

C’est sans doute un miracle que nous ayons évité trop de défaites. Retardons-nous l’inévitable ? Sans aide extérieure, cette guerre semble peine perdue. Et elle sera plus décisive qu’elle n’y paraît…

Les journées se ressemblaient lorsque l’inédit n’accablait pas. Le long de la carte déroulée sur une table en pierre, où elle déplaçait une multitude de pions, Docini en appréhendait le moindre geste. Comme si des étincelles lui déchiraient la poitrine au cours d’affres supplémentaires. Forte du soutien de ses subordonnés, elle ne sombrait pas lors des réunions stratégiques, mais l’angoisse ressurgissait quelques heures plus tard. Quand elle était allongée sous ses draps, quand Édelle n’était pas là pour se blottir contre elle. La chaleur des braises ne suffisait plus. La nuque enfoncée sur l’oreiller, jambes tendues et parfois flageolantes, Docini se fixait sur le plafond, les yeux dilatés à défaut de quérir le repos. Même la fraîcheur de la sorgue, durant lesquelles elle errait autour de la base de temps à autre, ne la rassérénait guère.

Pour eux, la situation est encore plus désespérée. Hésitent-ils ? Ils s’y dirigent malgré tout. Et seront prêts à y retourner jusqu’à ce que l’un des deux camps ait triomphé. Je dois prendre exemple sur eux. J’ai assez supervisé d’ici.

Les réveils étaient encore plus difficiles. Des moments de réalisation lors desquels croulaient les responsabilités. Dès l’aurore rappliquaient des messagers transmettant à la hâte des lettres, qui par la suite s’accumulaient sur la carte. Docini les ouvrait souvent avec du retard tant persistait la peur du pire.

Douneï Kliosis, chef de la cité-état de Danja, se prononçait contre le joug de l’empire. S’il ne redoutait pas d’affronter leurs troupes en scellant une alliance avec elle, il était conscient que sa ville constituait une position idéale pour un siège ennemi. Il demandait donc un soutien mutuel et temporisait en attendant.

Sharic et Carrice, un duo de gardes de Thouktra, que Vendri avait déjà mentionnés, en garantissait sa paix. Ils se montraient rassurant dans leurs propos puisque la cité était redevenue le refuge de mages myrrhéens et belurdois. À travers leur plume se diffusait leur espérance pour des lendemains meilleurs.

Des divergences tiraillaient Zelora et Lunero Dogah. Officiellement, elles appartenaient à l’empire et dépêchaient en conséquence des renforts. Une myriade de citoyens désapprouvait cependant cette guerre et protestait contre.

Inderet, Yulao et Nawor, trois villages au nord du désert d’Erthenori, avaient dû annuler des festivités locales sous les instructions de la milice myrrhéenne, laquelle imposait même l’enrôlement de jeunes adultes parmi eux. Une franche non négligeable de la population s’était insurgée, et s’était heurtée face à une violente riposte. Elle avait coûté la vie à près d’une dizaine d’innocents.

Cela ne s’arrête jamais. Qu’aperçois-je depuis cette pièce à l’espace trop étendu et aux fenêtres trop réduites ? Trop peu. J’ai exploré une bonne partie de l’Empire Myrrhéen. Son désert, ses côtes, ses savanes. Ses cités, ses hameaux. C’est un pays magnifique, peuplé de gens qui souhaitent juste mener une existence paisible. Tout comme l’Enthelian, tout comme ma Belurdie natale. Aujourd’hui ces nations s’entredéchirent, emportant d’innombrables innocents dans ce sillage. Nous devons rétablir la paix le plus tôt possible.

Docini descendit de cette pièce afin de s’alléger l’esprit. À l’intérieur de la grande salle, où s’entrecroisaient maintes volontés, des gonfalons peinturlurés du symbole de l’inquisition modérée bariolaient les lieux autrement colorés de gris. La cheffe s’y accrochait quand sa motivation s’affaiblissait, ce même si elle en retrouverait ailleurs.

Chez cette splendide inquisitrice prompte à annihiler ses frousses et à raviver son sourire. Dès qu’Édelle aperçut sa compagne, elle se jeta dans ses bras, laquelle l’étreignit de pleine affection. Des murmures amusés d’autrui appuyèrent leurs retrouvailles tandis qu’elles s’embrassaient. Puis-je encore apprécier ses lèvres si bientôt ce me serait impossible ? Si jamais le pire survient ?

Le visage amène, le pas vif, Édelle mena Docini vers leurs camarades. Zech et Taarek étaient installés côte à côte et chérissaient le temps passé ensemble entre deux assauts. Face à eux, Vendri examinait sa chope d’un air hagard, avant de la refiler à Dirnilla. Laquelle déglutit une gorgée de la bière en grimaçant.

— Tu finiras par apprécier ! encouragea Vendri d’une tape du coude. Normalement. N’en abuse pas, sinon tu deviendras comme moi.

D’un rire aux éclats Vendri s’égaya bien que nul ne la suivît. Docini la dévisagea même avec perplexité au moment de s’asseoir. Pas de reproche, je devrais jouir plus souvent de leur compagnie.

— Vous avez l’air épuisée, remarqua Taarek en posant ses avant-bras sur la table. Vous êtes sûre de bien vous reposer ?

— Non, admit la cheffe. Je me reposerai correctement lorsque tout sera terminé.

Une moue distordit les lèvres d’Édelle tandis que sa main glissa sur le genou de Docini, d’où naquit un agréable frisson. Elle est adorable quand elle s’inquiète pour moi.

— Tu dois être en forme pour les batailles à venir ! s’exclama-t-elle. Tu ne dois pas seulement bien dormir lorsque je suis allongée avec toi. Je sais me défendre, mon amour. Et même si je péris, je serais fière de m’être sacrifiée au nom d’une cause juste.

— Des idéaux honorables, reconnut Docini. Tout de même… La mort est définitive. Elle nous empêche d’agir à l’avenir.

— Je ne cherche pas à l’atteindre le plus vite possible. Je pense simplement que, si jamais elle vient, je n’aurais pas peur.

— Tu as bien de la chance, marmonna Zech.

Il s’était rembruni en même temps que ses compagnons, ses yeux se vidant de leur substance. Zech s’était déjà épanché sur ses ruminations, et elles semblent ne pas faiblir. Taarek lui saisit l’avant-bras dans une précipitation teintée de désespoir.

— Prends congé ! suggéra-t-il, le front plissé. Ton esprit ne doit plus s’obscurcir de telles pensées…

— J’essaie, mais comment faire ? fit Zech. Quand je me suis engagé dans l’inquisition, jamais ça ne m’avait traversé. Pourtant… C’est ce qui nous attend tous, non ? Plus nous nous exposons au danger et plus tôt elle nous emportera.

— Nous acceptons les risques. Mais si ce n’est pas ton cas… Zech, tu es mon ami, et te voir dans cet état m’attriste. Nous ne t’en voudrons pas si tu te retires un peu.

— Ce serait lâche de ma part. Égoïste, même. M’absenter du champ de bataille car je crains la mort ? Tant de nos alliés se sont déjà sacrifiés, je salirais leur mémoire en agissant ainsi ! Seulement…

Régnaient le non-dit et les insinuations. L’indicible sensation que la communication se vouait à l’échec. Chaque mot émouvait Docini, proche de fondre en larmes. Hélas ses idées s’amalgamaient, s’intériorisaient, sans qu’elle pût les exprimer en bonne et due forme. Elle chérissait encore la contiguïté de sa bien-aimée qui ne pipait mot non plus. Une peur naturelle, mais à laquelle je n’avais jamais pensé. Trop occupée à fuir l’ombre de ma propre aînée…

Taarek gardait la main appuyée sur le poignet de son ami, qu’il dévisageait avec insistance.

— Seulement quoi ? demanda-t-il.

— Quand j’étais plus jeune, se confia Zech, je ne m’imaginais pas mourir. Mes grands-parents ont tous péri soudainement, mais pendant ce temps-là, je ne me souciais que de draguer des filles à la taverne. Mes parents sont morts juste avant que je rejoigne l’inquisition, sans que je puisse réellement faire mes adieux. C’est comme si le processus s’accélérait à chacune des générations de ma famille.

— Ne sois pas si pessimiste ! Tu es encore là, devant nous, paré à combattre toutes les forces qui se dressent contre nous.

— Je devrais l’être, oui. Ce que je voulais ajouter, c’est que Hatris souffre de cette même phobie. Ça l’a motivée à abriter son âme dans une relique pour survivre à son corps après avoir vu ses amis mourir…

— Je me souviens de la tour. Je ne m’étais douté de son existence, ni que Hatris serait une alliée précieuse. Je me ruais encore sur une vengeance vide de sens, croyant les mensonges de Kalhimon.

— Un moment marquant. Le soir, quand nous sommes seuls, nous discutons parfois de cette frayeur commune. Nous avons réalisé que nous avons besoin de nous protéger mutuellement. Emiteffe a survécu au corps de Kalhimon et, si jamais malheur arrive à Saulen, ce qui j’espère ne se produira pas, elle lui survivra aussi. Mais le sort de Hatris est légèrement différent. Un détail qui change toute la donne. La relique n’était qu’un refuge temporaire, et même si j’ai le contrôle de mon corps la plupart du temps, il est lié à elle. Si je meurs… elle aussi. Ce sera la fin. Peut-être que nous rejoindrons un quelconque prophète, peut-être que nous renaîtrons, peut-être qu’il n’y aura plus rien. Il y a une seule vérité : les personnes que nous sommes disparaîtrons à jamais.

Le sang de Docini se glaça. Il n’avait jamais mentionné cette partie. Tous les regards se rivèrent de plus belle vers le jeune homme empreint de chagrin, dont la voix vibrait à chaque évocation de la mage. Deux âmes liées pour une destinée incertaine. Perspective terrifiante ou rassurante ? Sa cornée s’humidifiait, ses poils se hérissaient, mais sa figure se durcissait. Il n’abandonne pas malgré tout. Ce jeune homme a beaucoup de cran.

Et tandis que Dirnilla buvait très lentement la bière, Vendri écrasa ses coudes sur la table, si fort que cela retentit. Zech et Taarek manquèrent de chuter en arrière, la chope faillit souiller la tunique de la garde.

— Alors nous avons tous nos problèmes ? intervint Vendri. J’ai de la peine pour toi, Zech, mais je peux me permettre, tu as de la chance d’avoir quelqu’un à qui te confier.

— Mais toi, interrompit Édelle, tu as Dirnilla, n’est-ce pas ?

— Que j’ai traitée comme une moins que rien pendant si longtemps. Même si j’apprécie son amitié, ce n’est pas pareil, vous comprenez ?

Docini étrécit les yeux face à la détresse de Vendri. Une affliction si permanente qu’aucune goutte de l’alcool n’en triompherait. Un sentiment creusant des cernes sur son visage meurtri, la minant de l’intérieur. Ses sanglots pourraient se répercuter des heures durant qu’elle ne se serait pas épuisée. Son état est loin de s’améliorer…

— Accepter le départ de Jawine est une épreuve surmontable, murmura-t-elle. Je ne vis que dans l’espoir de retrouver Fliberth… Sauf que je n’ai aucune nouvelle de lui. Le seul avec qui il était possible de surmonter le deuil. Il a choisi sa voie, et j’espère de tout cœur qu’il y trouvera la paix. C’est pour lui que c’est le plus horrible. De quoi je me plains ?

Dirnilla avait vidé le contenu de la chope pendant que Vendri se confiait. Parée à sécher les pleurs de son amie, d’un doigt léger et délicat, elle ne s’était guère rendue compte qu’elle devait aussi se confronter aux siens.

— J’ai tout essayé pour évacuer ma douleur. Vider des pintes et des pintes de bière. Coucher avec une prostituée. Brandir l’épée contre nos ennemis en le déshumanisant à l’excès. Rien n’y fait. Les souvenirs s’impriment encore dans mon esprit. Tous nos moments passés ensemble, quand nous vivions sans crainte du lendemain. Quand nous croyions que l’avenir serait aussi beau que le présent. Je les ai vus grandir et se marier, prêts à avoir des enfants. Nous avons tout mis de côté pour nous battre. Mais sans eux, est-ce que j’en suis encore capable ?

À son tour la garde risquait de sombrer. Elle comptait sur le soutien de Dirnilla, sans quoi cela aurait pu survenir. Accueillie par son amie, et le regard empathique de ses camarades, elle pleurait sans limite. Les secondes se succédaient au rythme de ses lamentations… Jusqu’à la rupture. Subite, inattendue. Après quoi Vendri se redressa comme chatoyait une lueur dans ses yeux. Est-ce possible ? A-t-elle été inspirée par Zech ?

— Comme je l’ai dit, je n’ai plus envie de me lamenter. Soutenons-nous. Insufflons-nous de la détermination. Pour que notre prochaine bataille, ni la peur, ni la tristesse ne nous submerge ! Je dois m’en persuader. M’encourager.

Le geste fort, le regard renchéri, de quoi susciter de l’engouement chez tout un chacun. Des sentiments jadis confinés, désormais extériorisés, obtenant appui de la part d’autrui. Écouter et observer ses camarades exhorta Docini à se lever, à se détacher temporairement du contact d’Édelle. Debout, elle se plongea bien au-delà de cette table, où hommes et femmes se confondaient dans ce répit lors duquel se partageaient toutes les appréhensions. La cheffe parvint à sourire, non sans déglutir.

Nous nous interrogeons sur notre but. Le sens de nos existences, les raisons de notre engagement. D’un côté, je suis rassurée à ne pas être la seule terrifiée, même pour un différent motif. De l’autre… Nous faisons face à une menace terrifiante. Chaque jour pourrait être le dernier, comme l’a affirmé Zech.

Alors que les hostilités ont tout juste débuté.

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