Chapitre 15 : Au sommet des influences (1/2)

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HORIS


Une sacrée résidence que voici. Chaque chef souhaite donc tant vivre dans l’opulence ?

La bâtisse dominait au contraire de toutes les autres, miroitait à la nitescence matinale. À même un monticule s’érigeait une grande demeure que des pins rouges et des chênes blancs cernaient. D’un bois solide se composaient aussi les murs surmontés d’arcatures et de toit en tuile à encorbellements. Deux extensions latérales s’étendaient en parallèle de la floraison centrale où euodias et lotus flottaient sur un petit étang. Le long des pans laqués miroitaient de multiples couleurs chaudes, si bien agencées qu’elles recelaient une signification échappant aux nouveaux arrivants.

Deux statues s’imposaient en-deçà de l’édifice. Si discerner leurs traits gravés dans le marbre posait des difficultés, leur égale hauteur les plaçait en équivalents de la tête aux pieds sur le socle jaspé. L’homme à la droite avait les bras repliés, l’un contre son dos et l’autre contre son torse, tandis que celui à gauche les levait dans une posture plus classique. Tous deux arboraient d’amples tuniques rabattues à la taille et doublées de cape, une tenue identique pour effacer leurs disparités.

Les iris de Ségowé étincelèrent au moment où elle se glissa dans l’ombre des sculptures. Elle cornaquait Horis, Médis et Milak avec un sourire d’une fierté, et d’un doigt assuré elle les désigna tout en s’arrêtant. Des héros de la cité ? Il me tarde de connaître leur histoire.

— Juste avant d’achever cette visite, lança Ségowé, et de passer aux choses sérieuses, permettez-moi de vous présenter ces deux bougres !

Médis s’accorda à la cadence de la jeune fille et croisa les bras. Juger leur guide n’intéressait guère Horis, pour qui les fondations d’antan résonnaient en lui. Un hoquet de stupeur le cala avant qu’il se ressaisît.

— Bougres ? s’étonna Milak. Il doit y avoir de meilleures façons de les qualifier. Nous sommes si souvent passés devant eux que je n’y faisais même plus attention.

— Ils ne sont plus là pour me le reprocher, contesta Ségowé. Nacwen Hiroti et Khanlei Shalef, qu’ils s’appelaient. Ils ont été les meneurs de la protection de Kishdun lors de la deuxième invasion du Diméria il y a près d’un siècle. Ils ont réussi à s’allier alors qu’ils ne partageaient pas les mêmes idées !

— C’est possible ? fit Médis.

— Pourquoi pas ? En tout cas, ils l’ont prouvé. À cette époque, Kishdun était déjà une région de l’empire depuis un siècle et demi, mais ils étaient déjà nombreux à vouloir l’indépendance ! Khanlei en faisait partie : il refusait l’aide que proposait le reste de l’empire et prétendait pouvoir défendre ses terres lui-même. Nacwen, quant à lui, affirmait que Kishdun se portait mieux comme région de l’Empire Myrrhéen que du Diméria, qu’aucune alternative n’existait.

— Et ils ont réussi à s’allier malgré tout ?

— Oui ! La partie que tout le monde retient, parce qu’elle raconte une histoire plus unificatrice. Les livres d’histoire, teintés d’épique, adorent raconter comment Khanlei et Nacwen ont repoussé ensemble l’envahisseur dimérien. Ce qu’ils omettent, en revanche, c’est comment leurs relations se sont détériorées une fois la paix obtenue. Tous deux s’opposaient farouchement à l’importation de dimériens devenus esclaves, une pratique ignoble qui existe encore malgré l’interdiction. La seule bonne manœuvre politique de notre exécrable impératrice. C’était là leur seul point commun… Car quand ils se sont écartés de la politique, c’était moins amusant.

— Je vois. J’imagine qu’ils se sont affrontés.

— Pas directement, non. Leurs exploits comme l’étendue de leurs pouvoirs leur ont permis de rassembler certains fidèles. De quoi les enorgueillir, n’est-ce pas ? Khanlei a succombé à la tentation. Il déclarait que notre vie en ce monde était remplie de malheurs, comme l’avait prouvé la guerre, mais qu’une autre, bien meilleure, les attendrait s’ils se ralliaient à lui. Un monde après la mort, lumineux, beau, éternel, dont il serait l’inspirateur.

— Un lieu de paix…. Mais si elle dure trop longtemps, en vaut-elle vraiment la peine ? Pour moi, c’est notre séjour temporaire dans ce monde qui donne un sens à notre existence. Peut-être une pensée égoïste, car beaucoup partent trop tôt. Y compris ma propre sœur jumelle, Bérédine. Elle me manque toujours…

D’une étreinte Milak s’échina à la soulager, mais la douleur ne s’atténua guère comme escompté. Horis s’était déjà écarté de la conversation à ce moment-là. Trop occupé à effleurer les statues, méditatif, en quête d’une profondeur sibylline et insoupçonnée. Il gardait néanmoins l’oreille tendue qui vibra à l’évocation de Bérédine. Nous n’en discutons pas si souvent. Une des pires tragédies à laquelle j’ai assisté. Il se retourna vers la scène, où Ségowé se pinça les lèvres, où les larmes manquèrent de s’écouler.

— Pardon pour cette interruption, s’excusa Médis. Je n’aurais pas dû ramener ce sujet à moi-même.

— Ce n’est rien, compatit Ségowé. Il ne doit rien y avoir de plus horrible que de perdre une sœur… Je ne le souhaite à personne.

— Plus personne ne mourra, garantit Milak.

Ils évitèrent de justesse les sanglots. Pourtant se réfrénèrent les sanglots, pourtant se prolongèrent les enlacements. Jusqu’au moment où la jeune fille redevint le centre de l’attention, s’intercalant à mi-chemin entre les deux statues.

— Pour répondre à ta question, enchaîna-t-elle, Khanlei prétendait avoir une astuce. Effacer la mémoire de ses fidèles, évitant ainsi qu’ils sombrent dans la folie avec les années. Quelque chose qu’il appliquerait à lui-même, bien entendu.

— J’ignore si c’est un rêve idéal, souffla Milak. Ou bien un cauchemar aux multiples fins, qui se répète indéfiniment.

— Rien ne dit que ça se déroule ainsi ! Aucun de ses fidèles ici-bas ne peut le confirmer.

— Et Nacwen ? Quelle était son approche ?

— À ses yeux, au lieu de promettre une meilleure vie après la mort, il valait mieux profiter de la vie telle qu’elle nous était offerte avant notre inévitable trépas. D’après ses détracteurs, lui et ses suiveurs ont adopté ce mode de vie de façon trop extrême, par traumatisme de la guerre. Ils évitaient toute responsabilité, s’isolaient de plus en plus, et prônaient l’oisiveté, ce même si beaucoup de sociétés en rejettent son excessivité.

— Mon avis là-dessus ? intervint subitement Médis. Dans l’idéal, c’est la philosophie à laquelle beaucoup aspireraient. Sauf que se consacrer tout entier à ses plaisirs, c’est un luxe inatteignable pour la plupart des gens. Impossible à atteindre dans des sociétés où le pouvoir limite nos libertés, menace nos propres existences. J’ai passé ses dernières années à survivre, à me battre car ma simple existence constitue un crime dans ce pays ! Est-ce que Nacwen avait pensé à ça ?

— Peut-être. Certains détails disparaissent avec le temps, d’autres sont réarrangés par des historiens se prétendant impartiaux. Quoi qu’il en soit, je ne faisais qu’expliquer ce que je savais, je n’ai jamais exprimé mon accord avec aucun des deux !

Ségowé avait pavé le chemin à de plus amples réflexion. Ni Médis, ni Milak ne poursuivirent cependant. Au lieu de quoi, murés dans le silence, ils progressèrent par-delà les statues, désireux d’atteindre leur principal objectif une fois ces connaissances acquises.

Mais Horis le percevait autrement.

— Un détail me perturbe, s’exprima-t-il. Khanlei et Nacwen étaient prophètes. Ils maîtrisaient la magie. Alors pourquoi d’aussi grandes statues décorent le centre de Vur-Gado ? Je croyais que Bennenike avait interdit les cultes des mages !

— Les interdits, ça se contourne ! se targua Ségowé. Est-elle informée de l’existence de ce culte ? Noki m’a dit que l’impératrice avait beau avoir visité bien des lieux au sein de l’empire avant de monter sur le trône, mais pas Vur-Gado. Donc la réponse est négative.

— Elle le saura inévitablement en voyant ces statues ! D’ailleurs, elles auraient dû être détruites lors de la purge, non ? Elles incarnent le symbole de ce que les miliciens abhorrent !

— À ton avis, pourquoi te parlais de réécriture de l’histoire ? Les partisans de l’impératrice ont réussi à persuader que Nacwen et Khanlei n’étaient pas des mages, mais que ce statut leur avait attribué au nom d’une propagande en faveur des mages. C’est ironique, n’est-ce pas ? Ils prétextent défendre la vérité quand ils la déforment. Sur ce, ma sœurette risque de s’impatienter !

Saturée d’un enthousiasme nouveau, face à des compagnons sceptiques, Ségowé accéléra le pas. Bientôt Médis et Milak la talonnèrent, et Horis ne tarda guère, bien qu’il accordât un ultime coup d’œil à ces sculptures. À ces œuvres d’art dont le simple regard suffisait à le pétrifier.

Tant de prophètes, tant de parcours, et tant de points communs. Au-delà de leur philosophie personnelle, ils ont marqué l’histoire de leur région. Kishdun occupe définitivement une place particulière au sein de l’empire, à laquelle on ne pense pas quand on vit bien au nord ou à l’est. Seulement, je n’ai pas envie de m’en inspirer.

Parce que de tous les enseignements, certains se vautrent dans l’erreur. Il ne tient qu’à moi de découvrir duquel je dois m’inspirer. De qui mes alliés s’inspireront.

Étrange, tout de même, que Ségowé ou quelqu’un d’autre ne leur ait pas expliqué l’origine des statues et leur rôle. Je me sens plus complet, fort de ce savoir… Même si j’ignore encore comment l’utiliser.

Ségowé menait une avance considérable. Bondissant plus qu’elle ne marchait, contournant l’étang, elle exigeait un rythme soutenu de la part de ses compagnons. Or surgirent des gardes qui les dévisagèrent, en particulier Horis, aussi leur adressa-t-elle un signe pour qu’ils prissent congé. Ils ne m’ont jamais rencontré, d’où leur méfiance, je présume. Au clapotis de l’eau et au claquement de ses chaussures sur le pavé anthracite trouvait-elle sa voie.

Soudain ses semelles crissèrent. Pour cause, elle avait aperçu deux personnes installées sur un banc en bois éburnéen, à qui elle siffla sans subtilité.

— Te voilà bien agitée, Ségowé ! interpella la femme, les bras lestés d’un épais livre. Tu apportes de la compagnie, par surcroît ?

Elle s’exprimait d’une voix posée et chevrotante. Une large jupe mauve, surmontée de motifs fleuris et d’un col ajusté, s’ourlait sur une bande ambrée. Des multiples bagues argentées émaillaient ses doigts tandis que des anneaux cristallins perçaient ses oreilles. Petite, enrobée, elle avait le front haut, des tresses épaisses, les yeux et les teints identiques à sa jeune sœur. Elle l’examina d’ailleurs d’un air sérieux bien qu’elle ne s’empêchât pas de pouffer.

Sur son élan, Ségowé enroula son bras autour de son cou, la désigna du pouce.

— Veha Gondiana ! présenta-t-elle. Lisez ses livres, ils sont chouettes !

— Doucement, suggéra la concernée. Je n’aime pas me vanter de mon statut d’écrivaine.

— Tu devrais, pourtant. Ils se vendent bien au-delà de Vur-Gado.

— Le succès importe peu, je ne fais qu’exprimer ma passion. Avec un peu d’argent en bonus.

— Alors vous écrivez des livres ? demanda Milak. Quels types d’ouvrages écrivez-vous ?

— J’explore différents genres. Tantôt je narre des histoires d’amour loin d’être mièvres, tantôt je rédige des essais inspirés à la fois des philosophies myrrhéennes et dimériennes. En ce moment, je travaille sur un récit d’aventures. J’essaie d’éviter les lieux communs, d’autant qu’on reproche souvent aux héros et héroïnes de ces récits d’être trop forts. Mais je m’égare un peu, non ?

L’homme installé à ses côtés opina à son grand dam. Par-dessus son menton allongé pointait son bouc de jais et se courbait son nez comme sa queue-de-cheval atteignait une lisseur inégalée. Si ses yeux étaient aussi bridés que Ségowé et Veha, sa peau contrastait par sa blancheur. Il était drapé d’un long costume d’un intense vert attaché à sa taille et d’un pantalon ample adapté à sa carrure fuselée. Un pendentif orné de jade parachevait la luxure de sa tenue. En effet, ils ont tous l’air d’apprécier l’opulence.

— Fuzado Duni, salua-t-elle en esquissant une courte révérence. Conseiller de Vur-Gado et mari de Veha. Je remplis un double rôle ici.

— Ils s’apprêtent à faire des enfants ! se pâma Ségowé. Vous vous rendez compte ? Je serai bientôt tante !

— Ce sujet relève de notre vie privée. Nos invités se trouvent ici pour une toute autre raison, je me trompe ?

— J’entends bien, mais ce type de réjouissances nous rappelle pourquoi nos existences valent le détour en dépit de tous les malheurs qui nous accablent !

— C’est profond, je suppose.

Fuzado épousseta son costume, peu convaincu, en même temps que sa femme se leva. Son livre, sa plume et son pot d’encre trônaient sur les lattes du banc, et elle n’y accordait plus la moindre attention. Au lieu de quoi s’éclaircit-elle la gorge avant de pointer l’entrée de la résidence.

— Je suis en retrait, déclara-t-elle. J’aurais bien affirmé que je me prélasse dehors grâce au bon temps, mais je ne fais qu’obéir à Noki. Elle a l’art d’imposer sa volonté en quelques mots.

— Je confirme, appuya Médis. Loin de moi l’idée de mettre fin aux réjouissances, mais notre temps est précieux. Dans combien de temps arrivera-t-elle ?

— Très bientôt. Nos derniers messagers ont annoncé que sa délégation venait de traverser la frontière de Kishdun, donc c’est une question de jours. Noki, en revanche… La voilà !

D’une volte-face à brûle-pourpoint, Veha indiqua de la même manière que Ségowé. Quoi ? N’étions-nous pas supposés la rencontrer à l’intérieur ? Horis ménagea son saisissement pour mieux détailler la cheffe.

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