Chapitre 19 : Face au front (1/2)

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DOCINI

— De quelles forces disposons-nous ? Quelle est l’ampleur de la menace à laquelle nous faisons face ?

— C’est seulement à une telle proximité que je commence à la mesurer. J’essayais de tout évaluer, mais les cartes et les pions donnent une interprétation réductrice de la réalité.

— À voir si ça suffira. J’aimerais avoir confiance, mais nous avons déjà essuyé tant de défaites.

— Je ferai tout mon possible pour en éviter une de plus.

— Belle détermination. D’ici je perçois vos frissons… Normal, au vu de toutes les vies dont vous êtes responsable. Pas autant qu’une vraie armée, mais nous formons un groupe considérable. Vous n’êtes pas la seule à qui il incombe de remporter la victoire.

— Tu t’infliges aussi une forme de pression ?

— Je ne suis pas comme Zech, même si nous sommes souvent comparés. Il a une relation presque amicale avec l’esprit habitant son corps. La mienne est… plus professionnelle. Mon père aurait dû l’accueillir à ma place, en principe. Sauf plus j’y pense, plus je me dis que ce me serait revenu quoi qu’il en arrive. Il n’était pas tout simplement plus en état de combattre, peu importe combien il le voulait.

— Alors tu penses que tu étais destiné à cette tâche ?

— L’évidence se renforce à chaque bataille. J’incarne la volonté de mon père en plus de celle d’Emiteffe. Je détiens un pouvoir inégalé. De simple mage, je deviens le réceptacle d’une énergie considérable. Mon importance est primordiale. Je vais devoir le prouver.

Quand le dialogue précédait la bataille, les nerfs se tordaient au raidissement de l’échine. Docini avait saisi l’opportunité d’une halte pour dialoguer avec Saulen puisqu’elle avait manqué de le faire par le passé. Ces derniers mois, le jeune homme s’était affermi, son faciès se pavant d’un sérieux inébranlable.

Mais c’était lors des affrontements que se réalisaient les engagements.

J’avais sous-estimé l’ampleur. En tête et pourtant au milieu de tout, le souffle saccadé, sa lame luisait d’une écarlate bien trop prononcée. À peine quelques minutes s’étaient écoulées depuis que les troupes avaient dévalé la déclivité de la vallée. Docini avait été désignée pour les diriger au gré du tumulte. Ils étaient des myrrhéens, des belurdois, des enthelianais. Ils étaient des inquisiteurs et des soldats d’allégeance opposée, alors que gardes et mages avaient choisi la leur. Ils étaient rentrés dans une retentissante collision après laquelle nombreux avaient déjà périclité.

Du point de vue de Docini, l’échauffourée se réduisait à un cercle de quelques mètres autour d’elle. Les épées démembraient, les haches décapitaient, les marteaux pulvérisaient, les hallebardes fendaient. Un chant dont elle percevait chaque note en sus d’y contribuer. Chaque fois que sa lame imprimait des courbes et ses bras des torsions, elle déséquilibrait des ennemis pour mieux les empaler, lesquels rendaient l’âme au milieu d’une pléthore de dépouilles surmontées de combattants enragés. Nous en sommes ainsi faute de solutions alternatives… Nous aurions dû essayer davantage. Se succédaient les tintements au jaillissement du fluide vital, colorant l’herbe d’une persistante teinte vermeille.

Ses instructions perdaient en articulations comme l’inquisitrice progressait dans l’humidité et les mottes fangeuses. Même si elle s’éreintait, elle soulevait encore aisément son arme avec laquelle elle tailladait sans relâche. Seulement alors repérait-elle ses alliés à qui elle sommait de stratégiques déplacements. Parmi eux, Janya, exécutant sa tâche comme à l’accoutumée. D’une efficacité prompte à faire tressaillir quiconque croisait son passage.

Docini avait également conversé avec elle.

— Quelle est ton histoire, Janya ? Tu es assez discrète, pour ainsi dire.

— Et votre question est soudaine, cheffe. Vous craignez l’imminence de notre mort prochaine ?

— Il y a un peu de cela, oui. Je n’ai pas envie de considérer les inquisiteurs comme des troupes interchangeables. Je veux vous considérer dans toute votre humanité.

— Assez flatteur, quand même ! Car si je me tais, c’est parce que j’ai peu à raconter, tout simplement. Je suis une personne plutôt inintéressante.

— Ne te rabaisse pas ainsi.

— Je suis réaliste. En quoi l’histoire de la troisième née d’une famille de cinq enfants est passionnante ? J’ai eu droit à une vie des plus ordinaires dans les milieux urbains de la Belurdie. Une mère menuisière, un père boulanger, qui n’ont jamais eu d’ambition. Sans offense.

— S’attendaient-ils à ce que tu rejoignes cette inquisition ?

— Pas vraiment, vu qu’elle n’existe depuis peu ! Ils n’ont pas soutenu sans m’empêcher de m’engager. Ils s’en fichaient comme d’une guigne, pour être polie.

— Pourquoi donc ?

— Ils n’ont jamais eu d’ambition. Mes sœurs et frères non plus, d’ailleurs. Tout ce qu’ils souhaitaient, c’était d’avoir une vie bien rangée. Alterner entre le travail et les festivités. J’étais presque destinée à ça aussi.

— Et te voilà parmi nous, désormais.

— Aucun regret. J’avais besoin de me sentir vivante, de m’engager pour une bonne cause. Est-ce qu’ils me manquent ? Un peu. Est-ce que je risque de crever à chaque instant sans jamais les revoir ? Sans aucun doute. Mais je ne regrette rien. Je veux partir avec le sourire, en sachant que j’ai été utile.

— Tu l’as été, Janya, et tu continueras de l’être.

Eût-elle mieux infléchi la voix, Docini se serait montrée aussi persuasive que sa subordonnée. Toutefois les flots d’incertitude la submergeaient sans interruption au moment de reprendre la route.

Tout comme à l’instant où les volontés s’ébranlaient dans le chaos et l’impétuosité.

La cheffe ne se fourvoyait guère sur la force et l’endurance de Janya. Quelques estafilades, de légères entailles, et elle sillonnait de plus belle au cœur de l’adversité. Parfois se retournait-elle en direction des alliés, et ce faisant elle les hélait d’un cri rauque. Son regard transperçait autant que son épée. De quoi inspirer Docini à s’élancer semblablement. D’un signe à l’estocade, d’une dislocation à l’obstruction. Là où se confondaient les belligérants se formait presque une opaque brume masquant l’horizon.

Ne suffoquons pas. Un air empoisonné brutalisait les poumons de Docini lorsqu’elle entama un recul. Se mouvant à sénestre, la poignée de sa lame en équilibre sur ses paumes moites, elle créa une ouverture vers laquelle ses subordonnés devaient s’engouffrer. Le vent est mordant, froid, humide. Il porte en lui la mornifle d’un jour désagréable. Il devra s’arrêter à un moment.

Sitôt après avoir abattu une inquisitrice ennemie, Docini remarqua Taarek, qui revint dans la mêlée d’un véloce saut. Front plissé, lèvres gercées, sa cape pourpre à moitié arrachée. Tant de déchiquetures lézardaient son équipement qu’il en était presque méconnaissable. Il soulevait pourtant sa lame avec ardeur, et rarement ralentissait-il pour reprendre son souffle.

Il était plus combattant qu’éloquent, comme se remémorait la cheffe.

— Je crains d’avoir rejoint cette alliance trop tard.

— Qu’est-ce que tu racontes, Taarek ? La guerre vient tout juste de débuter.

— Un affrontement généralisé, où nous nous mêlons avec les soldats. J’aurais voulu faire la différence, même minime, plus tôt. Mais non, il a fallu que je sois indécis. Ne pas s’engager peut être pire que de s’engager du mauvais côté.

— Tu as fini par le faire. Avant moi, même. Combien de temps je suis restée chez les radicaux ? Beaucoup trop.

— Vous étiez endoctrinée, comme chacun d’entre nous. Et au moins, vous n’avez rien commis de repréhensible durant cette partie de votre vie. Je ne peux pas en dire autant… Tant de temps perdu sur une vengeance dépourvue de sens. À défaut de pouvoir déverser sur ma colère sur Kalhimon, il reste encore Godéra et ses larbins.

— Vous détestez tous ma sœur. J’aimerais avoir la force de la haïr autant que vous.

— Un cœur pur est rare, ces temps-ci. Avouons-le, nous sommes loin d’être des exemples moraux. Les hostilités ont pris une telle tournure que nous devons être certains de notre allégeance.

— La tienne ne changera plus ?

— Vous doutez de moi, cheffe ?

— Non, je te fais confiance ! C’est juste que…

— Ça ira, je ne l’ai pas volée. De votre propre aveu, vous vous êtes posée la même question que moi : quelles sont les limites de la réhabilitation ? À moi d’être sûr que je lutte avec l’esprit libre.

J’aimerais aussi en être certaine. À chaque fermeture de paupière s’offrait un répit bien trop éphémère. Un instant de déconcentration en trop et la fatalité la faucherait. Il lui suffisait de prendre exemple sur Janya et Taarek. Jamais ils ne se laissaient distraire, toujours ils estoquaient entre deux parades. Accumuler autant de victimes et récolter de telles blessures leur pesaient sans doute, mais ils s’opiniâtraient, mais ils repoussaient le mur guère si infaillible que constituaient leurs adversaires.

Tout de go s’y adjoignait Zech. Docini n’aurait pas imaginé qu’il s’érigerait sur le même front que ses camarades puisque Hatris déployait ses pouvoirs à travers lui. Ses interventions s’avéraient cependant subtiles, ainsi que l’indiquait la brillance prononcée de sa lame. Le jeune homme ne l’abattait aussi puissamment que ses confrères et consœurs, pourtant les impacts s’avéraient d’autant plus fracassants. Des ondes au choc se propageaient en un bruit sourd et agrandissaient la dévastation du champ de bataille. Un flux apte à creuser des failles sur le sol cramoisi de la vallée. En son centre, Zech se dressait, inépuisable, inarrêtable, nimbé d’un halo blanchâtre. Même lorsqu’il se battait de la plus ordinaire des manières parvenait-il à se particulariser. Toute frayeur s’envolait. Toute appréhension se dissipait.

En désaxant les armes adverses, il s’octroyait la pause dûment souhaitée, éreinté jusqu’à l’os. Le temps de croiser le regard avec sa cheffe. Le temps des réminiscences.

— Il est l’heure de mettre mes angoisses irrationnelles de côté.

— Elles sont au contraire très rationnelles. Nous sommes beaucoup à les partager, sauf que tu t’es pleinement épanché.

— Si je m’y soumettais, je devrais me planquer à l’arrière du champ de bataille. Je n’ai rien contre les archers et les mages qui couvrent nos flancs de loin… Mais je suis un épéiste. L’ennemi est en face de moi, là où je peux l’atteindre facilement, quitte à plus m’exposer.

— Qu’en pense Hatris ?

— Tout pareil. Certains mages apprécient le combat de front bien qu’elle ait toujours appartenu à l’autre catégorie. Désormais, elle met ses peurs de côté et coopère pour que nous soyons en symbiose.

— J’espère que cela fonctionnera.

— Jusqu’à présent, nous avons survécu. Hatris a admis elle-même avoir une puissance inférieure à celle d’Emiteffe. Quelle importance ? Nous ne pouvons pas tous être exceptionnels.

— Tu as bien raison.

Qui s’impose le plus ? Docini se rendit compte que plusieurs alliés la devançaient outre ce simple jeune homme dont le flux ne faiblissait guère. À mes yeux, Zech est plus exceptionnel que je ne le serais jamais. Militaires et inquisiteurs modérés se synchronisaient, balayaient les forces adverses à l’unisson. Par-delà leur fureur s’acharnaient malgré tout leurs opposants, ouvrant des brèches où se glissaient coups ravageurs et véloces traits. Épées, haches et boucliers se combinaient en esquissant des cercles efficaces à défaut d’être grâcieux.

Même si les minutes s’égrenaient, même si les victimes s’accumulaient, aucune conclusion ne poignait à l’horizon.

Comme si le spectre de la frénésie assujettissait tout un chacun. Un déchaînement sans fin, parfois ponctué de brefs répits, duquel nul ne trouvait une échappatoire.

C’était une voie étriquée que chaque belligérant arpentait en toute conscience des implications. D’ici Docini discernait les appels de détresse sous forme de psalmodiements. De là Docini saisissait les chuchotements se propageant au gré des assauts incessants. Pas même ses exhortations ne suffisaient à les apaiser. À les motiver, peut-être, tant ils se précipitaient à chacune de ses indications, mais le moral ne suivait guère.

Ainsi la cheffe avisa Vendri, bien derrière elle. Pour sûr que sa sobriété l’empêchait de trébucher, toutefois progressait-elle sans conviction. Frappait et esquivait, riposter et parait, juste car son devoir l’exigeait, non car ses yeux s’illuminaient. Plusieurs compagnons la secouèrent à des moments inopportuns, mais la garde persistait dans son apathie.

Au grand dam de Docini, qui assistait à l’infructuosité de ses tentatives.

— Tu n’es pas obligée de venir avec nous.

— Épargnez-moi votre pitié, s’il vous plaît ! Bien sûr que je pourrais me rendre utile hors des affrontements, comme le fait Dirnilla, mais ce n’est pas mon rôle. Le mien est de me ruer contre une salve d’adversaires, de réaliser les plus belles prouesses avec mon épée, avant de me dresser fièrement au-dessus des dépouilles des vaincus.

— Ce que tu seras incapable d’accomplir si le chagrin te ronge, sans vouloir te vexer. Peut-être devrais-tu attendre le retour de Fliberth.

— Je n’ai aucune idée de quand ça se fera. Toujours pas de nouvelles après tout ce temps. À quoi bon espérer ? Je doute même qu’il revienne un jour. Et s’il s’était s’éloigné pour mourir à son tour ? Pour rejoindre Jawine…

— Tu envisages donc le pire… Écoute, je ne connais pas ton ami, mais mon intuition me dicte qu’il a entrepris ce voyage pour une raison. Qu’il nous rejoindra en temps voulu.

— Si nous sommes encore vivants d’ici là… Mais je vois ce que vous voulez dire, cheffe. Me morfondre lui ferait honte. Me planquer dans la forteresse aussi. Il ne me reste qu’un seul choix.

— Participer à cette guerre finale ?

— Du mieux possible. Si je suis cette silhouette qui se fond dans la masse, ce nom que personne ne retient parmi les milliers de combattants, tant pis.

Il est toujours à la fois question de devoir… Mais aussi l’absence d’un autre chemin. D’où naît l’impression d’être piégé par la fatalité. À se poser des questions, à redouter le pire, avant que la destruction n’enveloppe chaque parcelle de nos beaux pays, avant que les larmes se sèchent sur nos corps meurtris.

Certaines craintes se réalisaient parfois. En retrait, Vendri était devenue l’ombre à laquelle nul n’accordait un coup d’œil, tous trop focalisés vers l’avant. Seule Docini faisait figure d’exception, ses paupières se plissant vers la garde, sa bouche se tordant d’une moue compatissante.

Elle évita de peu une décapitation.

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