Chapitre 29 : Ame rebelle (1/2)

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NAFDA

Certaines routines précédaient les affrontements.

Nafda était assise sur une couchette, à l’intérieur de la tente médicale, un air renfrogné allongeant les plis de son faciès. Des minutes durant, fredonnant à l’excès, Amenis l’avait examiné de la tête aux pieds, s’était assurée que chacune de ses plaies cicatrisaient convenablement. Une main douce pour alléger le toucher. Un œil scrutateur pour détailler un corps marqué par les assassinats et les batailles. Parfois la jeune femme soupirait face à ses inspections étirées, mais elle se gardait de tout commentaire.

Amenis fait son travail, et je dois aussi exécuter le mien. Tirant ses manches jusqu’à son poignet, Nafda roula des épaules avant de remarquer les rayons lumineux qui pénétraient au-delà de la toile. Dehors régnait un si fort tintamarre qu’elle ne décelait aucune parole intelligible. Restait Amenis, certes occupée à rincer ses mains dans un seau d’eau savonneux, mais qui se retourna en sifflotant.

— Contente, j’espère ? s’enquit-elle. Je m’applique de mon mieux !

— Je ne doute jamais de la qualité de tes soins, concéda Nafda. Je ressens juste la désagréable impression de me rendre ici trop souvent…

— Ces visites sont nécessaires. Surtout pour toi.

L’assassin leva un sourcil, dévisagea Amenis en plissant les paupières, laquelle agita ses doigts à hauteur de son bassin.

— Développe le fond de ta pensée, déclara sèchement Nafda.

— Sans être spectatrice de tes actions, j’en répare les répercussions. Tu es solide, Nafda, aucun doute là-dessus. Mais même les plus puissants de ce monde ont leurs limites.

— Je les repousserai si nécessaire.

— Une belle ambition. Je te préconise juste la prudence. Tu t’es beaucoup sollicitée, dernièrement. Un peu de repos te serait bénéfique.

— C’est un luxe qui ne m’est pas réservé. Bennenike m’a formée et m’a confiée une mission car elle savait que j’étais assez robuste pour l’accomplir.

— Certainement, mais elle ne voudrait pas que vous vous tuiez à la tâche.

— Qui es-tu pour parler au nom de l’impératrice ?

Un excès d’animosité doublé d’un grommellement suivit. Réalisant combien Amenis tressaillait, Nafda relâcha ses bras, et les sillons de son faciès se dissipèrent. Ce n’est pas contre elle que je dois orienter ma rage…

— Excuse-moi, murmura-t-elle. Je me suis emportée.

— D’un côté, concéda Amenis, ça arrive à tout le monde ! De l’autre… J’en suis souvent la cible. Parce que je suis faible, c’est à moi de prendre ce type de coups ?

— J’ignorais que d’autres se servaient de toi pour…

— Maintenant, tu le sais.

— Je suis trop à cran. Chaque fois que j’imagine avoir terrassé l’adversité, d’autres félons se dressent devant moi. Chaque fois que je pense être débarrassée de mes tourments, les spectres continuent de me hanter.

— Je ne soigne que les blessures physiques. Il existe d’autres spécialistes pour les problèmes de la tête, si je m’exprime bien. Au plaisir d’aider malgré tout !

Un sourire impromptu embellit la figure d’Amenis qui disposa ses outils de part et d’autre du guéridon. Nafda l’observa en inspirant profondément, puis pressa ses tempes de ses pouces. Et à qui me confier, au juste ? Beaucoup s’imaginent qu’il faut garder ses tourments pour soi, ou bien les exprimer saoul, après avoir sifflé quelques chopes à la taverne du coin. Sont-ils dans l’erreur ? Accrochée au bord de la couchette, le regard dirigé vers le bas, l’assassin partait en quête de sérénité. À un moment de répit lors duquel plus aucune plaie ne l’entraverait. À une période de battement où son cœur pulserait en harmonie avec son corps rétabli. Seule face à ses pensées, imprégnée dans la mélodie du mutisme.

Jusqu’à l’irruption de Koulad, flanqué comme à l’accoutumé de Xeniak et Djerna.

Va-t-il m déverser son outrecuidance tel qu’il y est habitué ? Me répéter combien je suis une intruse sur le champ de bataille et que lui seul est digne de batailler aux côtés de Bennenike ? Entretenir une rivalité qui n’a pas lieu d’être ? Auquel cas ce serait prévisible, et donc ennuyant.

Si Koulad avançait sans peine, il se crispa de temps à autre, compte tenu de la lésion à son épaule. Il refusa néanmoins un support des autres miliciens. Fût-ce par fierté, fût-ce par imbécilité, il adressa un signe de la main à Amenis vers qui il s’évertuait de tourner le dos. Tout ce qui l’intéressait était debout à côté du lieu de repos. L’assassin camouflant ses émotions derrière un visage de marbre, la tueuse aux tremblements refoulés en face du mari de l’impératrice.

— Nous devons cesser nos querelles et rester unis contre une menace commune, énonça-t-il.

Les pupilles de Nafda faillirent se dilater comme elle déglutit presque sa salive de travers. Voilà qui est surprenant. Sa chère épouse l’a-t-elle tapé sur les doigts ? Cela ne lui ressemble pas de me parler ainsi. D’un pas vers l’avant, à quelques mètres de son interlocuteur, elle pencha légèrement la tête.

— Mais encore ? insista-t-elle.

— La dernière bataille a été un échec, déplora Koulad. Même en restant optimiste, ce foutu Horis a massacré bien trop des nôtres ! C’est en partie de notre faute. Trop focalisés sur Ruya, nous ne l’avons pas vu venir. À nous deux, nous aurions dû la terrasser.

— Ce qui se serait produit si vous ne m’aviez pas repoussée.

— Nafda, j’essaie d’être de bonne volonté ! Nous sommes certes des alliés, mais nos domaines d’expertise diffèrent grandement. Pendant des années, j’ai officié comme chef de la milice en remplaçant mon oncle, puisse-t-il ne pas reposer en paix. J’ai la guerre dans le sang. Toi, en revanche… Tu es une assassin très douée, jamais je ne remettrai tes compétences en cause. Sauf que ta place est ailleurs qu’au milieu d’une bataille de grande ampleur.

Même lorsqu’il essaie la gentillesse, il se vautre. Oh, Koulad… Je n’ai pas envie de te détester, mais tu m’y forcerais presque. Ils se fixèrent des secondes durant, des étincelles jaillissant de leurs yeux. L’impatience frôlait tant que Nafda chercha sa voie au-dehors, toutefois les miliciens la bloquèrent sur son passage, les sourcils arqués.

— Notre conversation n’est pas terminée, précisa Djerna.

— Soyons juste certains d’être en accord, dit Koulad d’une voix anormalement douce. Bennenike planifie des stratégies avec Noki de l’autre côté du campement et souhaitait s’assurer que son assassin favorite ne faillirait pas. Surtout au vu de ce qui peut faire irruption.

— Je suis parfaitement avisée de cela, affirma Nafda. J’aimerais tirer les choses au clair en m’entretenant directement avec elle. Car de ce que je me souviens, le plan était très bien rôdé. Ruya ne m’a aperçue qu’au dernier moment. Il aurait suffi que…

— Cet effet de surprise que tu mentionnes ne fonctionnera plus. Nous avons réalisé que Ruya zi Mudak doit être terrassée autrement que par l’assassinat. Par duel, j’entends.

— Et qui sera son vaillant adversaire ? Votre épaule se souvient de votre précédente tentative.

Koulad pesta sous la moquerie de Nafda. Il rejeta son aigreur en direction d’Amenis, qui pourtant se tenait bien à l’écart. C’est comme s’il avait perdu le courage de m’affronter face à face. Seriez-vous un lâche, Koulad Tioumen ? Il appuya sa main contre son épaule blessée, grinçant des dents ce faisant, avant de souffler.

— N’oublions pas les symboles, lança-t-il. N’oublions pas les rôles. Bennenike s’est proposée pour l’occire. Je dois la protéger faute de mieux : notre dirigeante est une cible de choix lorsqu’elle se retrouve à portée de ses ennemis.

— Vous auriez dû me le dire de suite au lieu de faire durer notre discussion, reprocha Nafda. Ce que vous proposez, c’est qu’à la prochaine bataille, nous restons à proximité de notre impératrice, et que nous l’aidons à se frayer un chemin jusqu’à Ruya. Elles s’affronteront en duel, que nous espérons épique, et puis…

— Je t’interromps là. Tu as tout compris. Maintenant, contente-toi de te servir de tes dagues, tu es piètre narratrice.

— Il manque encore un aspect. Badeni officie comme garde du corps, d’ordinaire. Pourquoi cette tâche m’incombe ?

— À t’entendre, cela te dérangerait presque de soutenir ton impératrice de près.

— Gardez vos insinuations pour vous.

Djerna et Xeniak maugréèrent vers Nafda bien qu’elle feignît ne rien avoir aperçu. Plus son regard s’accrochait à celui des miliciens et plus l’assassin sentait ses nerfs comme ses muscles se durcir. Dans un instant de battement, son organe vital pulsant d’abondance, elle croyait percevoir de curieux murmures derrière elle.

— Tu veux la vérité ? fit Djerna. Ta priorité devrait être de chasser ces éléments chaotiques. Quand Horis, Leid et Niel sont intervenus, nous étions désemparés.

— Et visiblement, ajouta Xeniak, il faudra les vaincre autrement qu’en se ruant sur eux. Tu seras indispensable pour cette quête.

— Si je savais où ils étaient, assura Nafda, je les aurai déjà traqués. Ils me tourmentent bien assez, je dois me focaliser sur d’autres priorités. Pour l’heure, il s’agit de cette révolte à anéantir. Et après…

— Après tu partiras à leur recherche. Figure-toi qu’une fois cette guerre contre Ruya terminée, nous devrons rejoindre un autre. Pas contre nos propres compatriotes cette fois, enfin plus seulement, mais surtout contre l’armée enthelianaise elle-même ! Ce conflit-là ne te concerne pas. Bennenike ne dort déjà plus sur ses deux oreilles, même lorsque je suis présent pour apaiser ses inquiétudes.

— Une autre guerre ? Nous le craignions. Mais donc, vous préfèreriez que je m’occupe de ses forces plus mystiques pendant que vous vous confrontez à des militaires plus ordinaires ?

— Tu as tout compris. Et puisqu’on parle de confiance, devine qui l’on retrouve parmi nos adversaires dans ce front nord ? C’est…

Un grésillement s’immisça au cœur du campement.

Amenis se réfugia sous sa table dans un hurlement.

Face à Nafda chatoyait un feu se propageant sur la tente d’en face, visible depuis l’étroite embrasure de celle-ci.

Voilà ce qu’il se produit lorsque nous abaissons notre vigilance. Pas de cela ici ! Cette fois-ci, les miliciens n’empêchèrent pas l’assassin de passer, laquelle trotta vers l’extérieur en défouraillant. Ils la talonnèrent à la hâte tandis qu’Amenis restait abritée sous la table, implorant un quelconque prophète que les flammes ne dévoreraient pas sa propre tente. Dès que le contenu de leur potion coula en eux, leurs réflexes s’accrurent, leurs sens s’amplifièrent, et ils furent parés à s’immiscer au cœur de la frénésie ambiante.

Des salves d’eau jetés sur l’incendie constituèrent l’unique soulagement. Pour cause, une myriade d’autres dégâts se propageaient aux alentours. Vite, il me faut sonder, identifier mes adversaires et remettre de l’ordre dans ce chaos. Une odeur suie s’étendait tant que l’assassin devait se fier à son ouïe et à sa vue. D’une part apercevait-elle des rebelles déferler par centaines sur les différentes allées que traçait le campement. D’autre part discernait-elle la collision du métal enchevêtrée avec le chuintement des sorts. Les seules silhouettes qu’elle reconnaissait étaient celles de Noki, Ségowé et Reino, dont l’allure modérée et leur direction surprenante la faisaient ciller. Où est Bennenike ? C’est vers elle que nous devons…

Koulad attrapa soudain l’avant-bras de Nafda et gesticula ce faisant.

— Pas le temps de musarder ! tança-t-il. Retrouvons Bennenike, et fissa !

Sur ces mots Nafda se mut au cœur du renfoncement de la plaine, non sans retenir un grognement à l’intention des miliciens. Là où leur stratégie aurait dû mûrir, là où leur quiétude venait d’être ébranlée. Bien sûr que c’était mon objectif. Inutile de me rappeler comment je suis censée agir.

Persistait le capharnaüm à l’entrechoquement des armes, s’allongeait l’imbroglio à la dissipation ou au détournement des sorts. Les rebelles étaient tant arrivés à l’improviste que les meneurs des troupes impériales peinaient à dicter des instructions de défense. Alors les minutes s’égrenaient et la bataille se matérialisait sous la forme de chocs démultipliés, où les belligérants s’affrontaient partout où ils se croisaient. Des groupes se dispersaient de-ci de-là dans un tonnerre de beuglements. Les uns butaient sur les piquets des tentes, les autres embrochaient leurs opposants dans un mordant amalgame de borborygmes et de cliquetis. Quelques-uns levaient les yeux et distinguaient des rayons lumineux ou incandescents pleuvoir de part et d’autre des troupes.

Pour des gens se vantant de leurs capacités, les mages projettent souvent des sorts identiques. Conséquences d’enseignements standardisés ? Nafda sauta par-dessus un creux du sol sitôt que des secousses le lézardèrent. D’étroits fissures sillonnèrent et déstabilisèrent des dizaines de combattants déjà submergés. Ils s’ingéniaient à trouver de nouveaux moyens de contre-attaque. D’aigres rafales emplissaient les environs comme la pression s’accentuait. Peut-être que j’ai parlé trop vite. Retranchés, à proximité de la fatalité, ils regorgent d’idées inédites.

Nafda n’écoutait guère ce que Koulad lui racontait. Pour sûr qu’elle bifurquait aux mêmes endroits que lui, pour sûr qu’elle demeurait à proximité immédiate, même si ses déplacements étaient chaotiques. Mais elle traçait aussi sa voie entre les différentes charges adverses. Genoux fléchis à l’approche d’une lame ou d’un sort, plongeant sur ses ennemis avec ses lames tournoyantes, elle ne se soumettait qu’à son instinct. J’exécute ma mission et je réponds à mes besoins. Sous ses impulsions s’entrecroisaient plusieurs courts duels. Le temps de véloces parades, et ses dagues traversaient les défenses, aussi solides fussent-elles, achevant des existences sous un torrent de sang. L’inévitable sillage s’esquissait. Aucune sourire ne germait, juste des plis envahissant un visage fermé sur l’objectif.

— Là-bas, regardez ! interpella Djerna.

Une cape écarlate brasilla à la satisfaction des troupes impériales. Si les ordres peinaient à se faire entendre, certains n’avaient nul besoin de sommer quoi que ce fût pour que ses subordonnés répondissent à ses désirs.

Il n’y avait pas lieu de s’inquiéter pour elle. Au contraire, c’est elle qui veille sur nous en permanence. Nafda se détendit toute entière, s’octroya même un court répit à la vue de son impératrice. Dressée de toute sa hauteur, ses cimeterres miroitant la lueur affadissante issue du ciel, Bennenike bataillait au-devant de ses subordonnés.

Elle gardait une cible en particulier même si de nombreux rebelles la visaient désespérément et futilement.

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