Chapitre 36 : Fracassante rencontre (1/3)

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DOCINI


Voici bien longtemps que je n’étais plus retournée en ces lieux.

À l’époque, j’étais dépassée par les événements. Persuadée de me situer dans le camp de la justice. À cette même période, le glacial regard de Godéra me pétrifiait déjà.

Tant de chemin accompli depuis, juste pour en retourner au point de départ. Un bercail dont je n’aurais jamais souhaité retrouver les contours.

Docini déglutit à la fin du voyage, ce malgré la récente étreinte d’Édelle, son bras amputé désormais lesté d’une fine et brillante lame d’acier. Zech et Taarek se calèrent aussi dès qu’ils aperçurent la crevasse tant cela ravivait de douloureuses réminiscences. D’ici ils décelaient les rugosités du tunnel, le long duquel les dalles opalescentes miroitaient à la lueur des torches. Une telle vue était prompte à dilater les yeux d’Audelio et Sandena tandis que le sang de Saulen bouillonnait au craquement de ses poings. Tout le contraire de Jizo et Nwelli qui demeuraient dans la retenue nonobstant leurs chuchotements. Si Janya sollicita sa cheffe, il n’en fut rien de Wenzina et Tréham, trop occupés à détailler les forces en présence.

À tout moment je risque de les perdre. Bien sûr que nous nous sommes rendus ici en toute conscience des risques, il n’empêche que leur décès serait tragique. Tout ce que nous voulons, c’est secourir Taori. Si nous pouvons au passage nous débarrasser de ces mercenaires et inquisiteurs radicaux, nous en serions définitivement vainqueurs.

Autant de voyage avait atermoyé l’inévitable moment. Par-delà les tertres frontaliers, où l’excès d’humidité les avait écrasés, ils s’étaient enfoncés entre des denses forêts et marécages. Dans l’épaisseur des tourbes s’intercalaient villes et villages de la Belurdie, nichée entre les feuillages des conifères. Beaucoup de ses habitants considéraient leurs troupes comme des envahisseurs parés à détruire tout ce qu’ils chérissaient. Les autres se taisaient.

Et ils avaient abouti à la base des inquisiteurs radicaux. Au contrebas de coteaux moutonnants, là où de fraîches rafales s’engouffraient en continu, des troupes hétéroclites s’étaient coalisées. Docini n’était plus pétrifiée à l’idée de se mesurer à des soldats myrrhéens et belurdois, même si l’idée qu’ils avaient pu se rassembler par milliers avant même leur arrivée la déconcertait. À leur tête se trouvaient des commandants inconnus puisqu’elle identifiait juste Godéra et ses deux bras droits. De part et d’autre de son aînée, Soverak et Meribald évaluaient leur propre attroupement, et les jugeaient d’une mine revêche.

Entre ces deux armées s’imposait un cercle plus réduit, pourtant le centre des préoccupations. Les mercenaires Shozam s’étaient déjà armés, et il leur suffirait d’entendre les instructions de Honderu ou Zolani, et ils fondraient sur leurs adversaires. Peu leur importait l’infériorité numérique. Peu leur importait d’être enseveli sous un impitoyable amas d’acier. Ils encerclaient Taori, dont l’aspect vulnérable noua la gorge de beaucoup.

Au moindre signal déferlera la violence. C’est inévitable… Juste une question de temps. À nous de savoir comment réagir. À nous de libérer Taori des griffes de ses parents. Une faible lueur brille dans ses yeux… Pourrons-nous la vivifier ? Faire en sorte que les chaînes se brisent et le joug ne soit plus. Une seule manière de s’en assurer, et pas la plus plaisante.

Honderu se dressa au milieu de ses alliés, alterna entre les deux armées opposées, quoiqu’il n’oubliait jamais de se consacrer à sa propre fille. Même les tressaillements de Taori, doublés de son acariâtre expression, ne le découragèrent guère.

— La situation est presque insolite, vous ne trouvez pas ? s’écria-t-il. Nous, ordinaires mercenaires, et pas vraiment représentants de notre pays, coincés entre deux légions en quête de sang. J’avais envie de dire que de tous les futurs cadavres présents en ces lieux, un seul m’intéressait.

Un sourire narquois pendait à son visage. Ajustant son chignon, Honderu gardait ses aises nonobstant la moiteur de l’air. Par-delà le rideau végétal et les entrelacs de roches et de buissons s’affirmait la volonté de mercenaires trop prompts à assujettir la mage captive. Le chef avait défouraillé son sabre courbé qu’il pointa vers Godéra, laquelle n’en broncha aucunement. Docini, en revanche, en eut froid dans le dos. Évidemment que ma sœur doit être défaite… Mais pas par lui.

— Godéra Mohild ! interpella Honderu. Pour tout le mal que vous avez infligé à notre fille, votre châtiment sera la mort !

— Les juges ne portent pas d’arme, répliqua Godéra. Et puis, qu’est-ce vous me reprochez, au juste ? C’est gentil de m’avoir ramené Taori, elle me manquait. Moi qui pensais qu’elle périrait écrasée sous les sabots de nos chevaux au cours de l’assaut…

— Vu comment vous vous vantez de votre cruauté, vous le savez très bien. Vous vous êtes servie de Taori pour vos besoins personnels. Vous l’avez prise en otage et exploitée sa magie !

— En quoi est-ce différent de ce que vous faites ? À vos côtés, Taori ne semble ni libre, ni heureuse.

Godéra raconte la vérité… Qui l’aurait cru ? Ce fut au tour de Zolani de dégainer ses sabres. Une mine plus subtile pavait son faciès, au contraire de son mari dont les fulminations atteignirent leur paroxysme. Le tendre regard qu’elle glissa à sa fille était apte à filer pléthores de cauchemars.

— Vous méprisez jusqu’à son existence même ! dénonça-t-elle. Nous, au moins, l’aimons de tout notre cœur ! Nous sommes prêts à sacrifier notre vie pour son bien-être !

— Aveugles que vous êtes ! s’exclama Godéra. Parce que vous êtes ses parents, vous pensez savoir ce qui est le mieux pour elle ? Ma mère est si faible, heureusement que je ne l’ai pas prise comme modèle.

D’autres armes tintèrent en fendant l’air. À la stupéfaction de beaucoup, Docini défourailla, que bientôt imitaune vingtaine de ses plus proches subordonnés. Nerfs et muscles durcis, paupières plissées, la silhouette de son aînée occupa le centre de sa vision, quoique réduite étant donné sa distance. Comment ose-t-elle comparer notre mère aux géniteurs de Taori ? Rien qui fût capable de faire chavirer l’imposante stature de l’inquisitrice.

— Docini, comment ai-je pu omettre ta présence ? se moqua Godéra. Toi qui n’as pas pleuré à l’injuste décès de notre père, tu t’offenses parce que je remets notre mère à sa place ? Au-delà de nos propres histoires de famille, qui n’intéresse que nous, je suis curieuse vis-à-vis de ta présence.

— C’est simple, répliqua Docini. Je suis venue libérer Taori, et je ne repartirai pas sans elle !

— Une bien belle ambition. En quoi son sort te concerne ? Sans doute car elle est une mage, et tu considères sa vie supérieure aux nôtres, pauvres humains insignifiants !

Répliquer paraissait ardu, s’imposer semblait futile. Un fatras de réflexions s’entrelaça dans l’esprit de Docini, l’empêcha de riposter correctement. Mais alors qu’elle se murait, immobile, Jizo se hissa de pleine détermination. Ses alliés l’examinèrent avec fierté par contraste avec ses adversaires. En particulier, Honderu et Zolani lui dardèrent des yeux enfiellés, ce qui l’aurait amusé en d’autres circonstances. Il a beaucoup encaissé et pourtant ne recule devant rien.

— Toi, maugréa Honderu. Et tes parents, et tes amis. Qui vous a libérés ?

— Peu importe, répliqua Jizo.

Les mercenaires resserrèrent leur emprise autour de Taori, de quoi faire trémuler ses amis jusqu’à l’os. Même s’ils sont bien loin, Jizo refuse dévoiler l’identité de nos amis pirates. Est-ce donc cela, la définition de la loyauté ? L’ancien esclave lui-même avait défouraillé et se serait élancé sans les recommandations de Docini.

— Taori est plus épanouie avec nous ! hurla Zolani.

— Vos mensonges ne persuadent personne, encore moins vous-mêmes ! accusa Jizo. Avez-vous perdu la tête ? Avez-vous un esprit suicidaire ? Vous n’avez aucune chance de vous en sortir, cernés comme vous êtes ! N’emportez pas Taori dans votre folie.

— Nous avons été séparés de notre enfant adorée depuis bien trop longtemps. Plus question que nous la perdions à nouveau ! Tu ne sais rien d’elle, Jizo !

— Sans votre influence, ni celle de Godéra, elle s’est enfin découverte. Nous la récupèrerons avant qu’il ne soit trop tard.

— Jamais, tu m’entends ?

Taori cillait tant que ses gestes se matérialisaient en appels à l’aide. Si restreintes dans ses mouvements, ses pouvoirs s’annihilaient, comme si son sang s’était bloqué dans ses artères.

Une lame glacée frôla soudain sa gorge, déclenchant le courroux de ses amis. Le paternel l’emprisonnait avec son arme en sus de ses membres. Penché auprès de Taori, Honderu désignait l’ennemie commune.

— Tu détestes Godéra, affirma-t-il. Tu as envie de te venger. Aucune raison de trembler, aucune raison d’hésiter ! Décharge une salve de magie et tous périront ! Tu n’auras plus à te soucier de ta sécurité.

— C’est donc votre plan ? critiqua Tréham. Livrer votre fille à la personne qui souhaite le plus sa mort ?

— Vous n’aviez pas à vous mêler de ces histoires de famille. Dès que nous aurons libéré Taori de son kurta, elle pourra déployer sa pleine puissance ! À condition qu’elle ne l’oriente pas vers nous, bien sûr.

De tels propos cinglèrent Docini au plus profond de son être. Se répercutèrent en échos tandis que sa colère grondait.

Ils agissent exactement comme Godéra l’avait fait. Utiliser sa magie pour remplir les objectifs les plus vils.

Assez d’immobilisme. Plus de débat possible. Si nous ne récupérons pas Taori maintenant, il sera trop tard.

Pendant que d’intenses regards se croisaient, et l’étau se resserrait sur les fortes voix de la mêlée, les armées se mirent en marche au signal de leur meneuse respective. Docini et Godéra avaient ordonné en même temps, et l’épée brandie soulevait tout le poids de leur détermination.

Que les victimes soient aussi peu nombreuses que possibles. Que l’herbe ne se teinte pas d’un affreux vermeil.

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