Chapitre 37 : Arrachement (2/2)

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Il ne perçut bientôt plus aucun bruit, sinon les chuchotements de Vouma.

— Où es-tu ? Où vas-tu ? Partout où tu vas, la violence se déchaîne. Jusqu’à quand, Jizo ? Même si tu délivres Taori, ce que je souhaite sans rancune, est-ce que ce sera la fin ?

— Je l’espère de tout mon cœur.

La lourdeur de l’air arrachait des toussotements qui raclèrent la gorge de Jizo. Courage ! Hisse-toi jusqu’à tes dernières limites, sinon nos efforts auraient été inutiles. Plus il pénétrait dans les enchevêtrements du tertre et plus sa progression se compliquait. Ni la volonté, ni l’endurance ne lui manquaient, toutefois peu d’indices quant à l’emplacement de Taori jalonnaient son chemin. Il s’opiniâtra malgré tout, dressant le bras, désireux de passer outre la blanchâtre brume autour de lui.

— Parviendras-tu seulement à trouver quelque chose ? Tu t’égares, et pas seulement ici. Jizo, ton parcours peut se terminer de plusieurs manières… Et beaucoup risquent de te déplaire.

— Tout dépend de ce qui me désenchante, en fait.

— Arrête ! Si tu trépasses, moi aussi !

— Pas de quoi me dissuader d’embrasser cette destinée.

— Ne me dis pas que c’est ce que tu souhaites !

— Non. Tant que je serai vivant, il y aura une possibilité d’atteindre le bonheur. Un espoir, même faible, d’apparence inatteignable. Mais d’abord, je dois m’assurer que Taori est saine et sauve, et la secourir au besoin. Elle aussi m’a sauvé la vie, même si elle ne s’en est pas encore aperçue.

— Seul, penses-tu faire la différence ?

— Nous verrons bien. Ma propre voie est teintée d’erreurs que je ne dois pas reproduire.

Vouma grogna. Fort de cette conversation, Jizo accéléra sa démarche, se référa à des traces de pas dissimulées entre les anfractuosités du sol. Démêlées, presque chaotiques. Comme s’il y avait eu un conflit. Cela ne peut vouloir dire qu’une chose. Il sentit son cœur tambouriner contre sa poitrine, ce qui l’exhorta à se presser davantage. Il fendait un panorama vide de tout, où les dépouilles se raréfiaient, où le mutisme se propageait.

Au contrebas d’une déclive se matérialisèrent ses craintes. Craquant ses poings à hauteur de ses hanches, Jizo se retint de toute invective, car au bouillonnement de son sang contrastaient les plis de sa figure. Enfin il aperçut Taori. Recroquevillée, adossée contre un tronc.

Et face à son père.

Il se tenait de profil, permettant à Jizo de détailler les sillons de sa figure, dont la peinture s’était détériorée. Des mèches démêlées pendaient de part et d’autre, des taches de sang souillaient tant son visage que son équipement. Un tel état l’empêchait de se déplacer correctement. Pourtant il se dressait de toute sa grandeur, une mine farouche gravé en lui, et ses mains se refermaient autour de la poignée de son sabre courbé.

Taori trémulait. Taori s’accrochait sur les racines, quitte à salir ses mains. Taori pâlissait devant les grondements de son paternel. Si paralysée qu’elle s’était résignée à son sort. Si pétrifiée que tout cocon familial s’avérait une chimère. Si tétanisée que sa perspective se rétrécissait à la pire des visions.

Elle a utilisé trop de magie et ne peut même pas riposter contre son propre père ? Et il en est conscient. Elle l’a blessée, suffisamment pour le ralentir, pas assez pour le tuer. À moi d’achever le travail.

Jizo entama la descente de la pente sous les applaudissements de Vouma. Même s’il approchait avec lenteur, il savait que Honderu l’avait déjà repéré, lequel le foudroya âprement du regard. Tout ce qui importait cependant au jeune homme était le sourire illuminant le faciès de Taori, aussi faible et éphémère fût-il.

Puis le sabre de Honderu fendit l’air.

— Toi ! rugit-il. Tu aurais dû succomber sous cette impitoyable salve !

— Taori n’aurait jamais tué ses amis, dit Jizo, même sous la contrainte. Votre quête était perdue d’avance.

— Qu’en sais-tu ? Rah, votre existence m’insupporte ! Cette vague aurait dû vous emporter. Les inquisiteurs, les soldats, et tous les autres paumés ayant cru bon de nous suivre. Enseveli sous du flux, pour qu’enfin nous puissions vivre en paix, comme une famille unie !

— Plus jamais votre famille ne le sera. Zolani est morte.

L’annonce n’eut pas l’effet de choc escompté. Certes un allègement emplit Taori, toutefois Honderu sourcilla à peine, comme s’il souhaitait intérioriser des émotions. Jizo remarqua toutefois ses doigts se resserrer sur son sabre et du sang monter à son visage. Je dois me méfier. Colère et ténacité vont de pair.

— Qui l’a tué ? demanda-t-il d’une voix vibrante et terrifiante.

— Mes parents, dévoila Jizo.

— Très bien. Si je leur ramène ton cadavre avant de les décapiter à leur tour, qu’en penseront-ils ?

Une vocifération précéda un assaut. D’un long pas en avant Honderu réduisit la distance avec Jizo, contre qui il engagea le duel. Les sabres se collisionnèrent sous le cri de Taori. Une gerbe d’étincelles les éblouit. Ils ployèrent, se fixèrent en serrant les dents. Impossible de temporiser. Maman et papa ont dit qu’ils me rejoindraient, ils l’ont promis !

— Inconcevable, provoqua Jizo. Vous tenez à peine debout.

— Je me battrai pour ma fille tant qu’il me restera un souffle de vie !

Une succession d’entrechoquements rythma leur duel. Sans se lâcher des yeux, Jizo et Honderu tournèrent l’un autour de l’autre, cherchèrent les faiblesses dans leurs défenses. Ils alternèrent entre gardes pendantes et médianes, portèrent des attaques tant horizontales que diagonales. Parfois ils ralentissaient pour souffler, mais c’était pour mieux riposter, pour mieux gagner en vélocité.

Jizo cilla, emporté dans son élan. Nulle trêve ne s’offrit à lui, ce pourquoi il accordait des coups d’œil de biais à Taori même au milieu des impacts. De quoi l’impulser face aux attaques de son ennemi qui redoublait de violence. Plus il fulminait et plus Jizo était déstabilisé. Il suffisait de cligner une seconde de trop et il perdait le fil du combat.

Colère et ténacité vont de pair.

Honderu va tout donner pour m’emporter avec lui.

Jizo et Honderu s’arrêtèrent, pantelèrent, se regardèrent. Bien qu’ils fussent focalisés sur l’un l’autre, ils ne manquèrent pas de prêter attention à Taori, dont l’immobilisme inquiétait ou rassurait selon le point de vue.

— Tu as corrompu l’esprit de Taori ! accusa le mercenaire. Elle mérite mieux que toi.

— Vous lui demanderiez bien son avis si vous ne la museliez pas en permanence, riposta l’ancien esclave. Épargnez-moi vos injures, votre femme s’y est assez consacrée.

— Tu aurais compris si tu étais père, toi aussi. J’ai conçu Taori. Je l’ai élevée en lui souhaitant le meilleur. J’ai tout fait pour qu’elle mène la meilleure existence possible. Mais ce monde est injuste et m’a privé d’elle au moment où j’en avais le plus besoin. Maintenant qu’elle est adulte, libre de faire ses propres choix, tu l’as privée de sa liberté de penser.

— Écoutez-vous parler. C’est lamentable.

— Ah bon ? Toi plus que quiconque, tu devrais avoir conscience de la cruauté de nos sociétés. De comment nous sommes prêts à nous écraser. Pas seulement les puissants, non, la plupart des individus de ce monde ! C’est juste que les premiers ont plus de moyens et d’opportunités…

— Et vous y contribuez aussi. Quelle image donnez-vous, à la tête d’un groupe de mercenaires, rampant dans les profondeurs des pays voisins ?

— La meilleure voie possible pour se dissimuler sans se laisser dominer. Nous avions trouvé un moyen, mais il a fallu que beaucoup de gêneurs s’en mêlent. Tu en fais partie, désormais.

— Vous souhaitez vivre en paix en propageant la violence…

— Répondre au centuple ! Jizo, ouvre les yeux ! Jamais Taori ne pourra être considérée comme quelqu’un de normal. Sans aucun doute, elle est la mage la plus puissante de cette génération ! Les autres ont beau encenser Horis Saiden, moi, je sais du profond de mon cœur ce que vaut ma fille.

— Et cela importe par-dessus tout ? Prouver l’étendue des pouvoirs de Taori quitte à la priver de son bonheur ?

— Trop d’égoïsme… Taori mérite de vivre dans un monde où elle est encensée, et non traquée !

— Qu’en est-il de sa volonté propre ?

— Je sais ce qui est bon pour elle. Si ton premier désir est de me priver d’elle, tu devras me passer sur le corps !

Inutile de me le dire deux fois.

De nouvelles acclamations l’encouragèrent. Ni une, ni deux, Jizo s’élança dans une myriade d’estocades par lesquelles s’amplifiait sa vigueur. Chaque entrechoc était plus brutal que le précédent. Tel un sombre écho se répercutait son impétuosité. Il en hurla, il en frappa sans ralentir. Le métal brillait sous la véloce salve où se relayaient parades et esquives.

Et Honderu en redemandait. Comme s’il se fondait en un parfait miroir de son adversaire. À viser les points faibles au-delà des protections, à se fondre dans une chorégraphie dépourvue de grâce et de fluidité. Fusaient des regards de haine, tonnaient d’énergiques collisions. Quand l’un glissait, l’autre assénait une attaque perçante, seulement pour être déviée au dernier moment. Les taillades se cumulaient à mesure que leur visage se décomposait.

Honderu haletait d’excès, exténué par d’intenses minutes de combat. Ses jambes peinèrent à le porter comme son arme ripait de ses mains. Ce fut le moment que Jizo saisit. Celui où il lacéra sa cheville avant de porter un coup à son flanc. Celui où le mercenaire chuta devant lui à sa plus grande satisfaction. Celui où Honderu s’immobilisait sous son sabre et son dédain.

S’il était en pleine forme, il m’aurait sûrement vaincu… Jizo sourit à l’intention de Taori, mais pour elle, l’heure n’était guère encore aux réjouissances. Anhélant, toussant, Honderu soutint alors le regard de son opposant.

— Vous croyez être tirés d’affaire ? dit-il. D’autres traqueront Taori… et la tortureront. Voire pire encore.

— Je les affronterai s’il le faut ! affirma Jizo.

Et tu périras.

Honderu toisait tant Jizo qu’il faillit s’en dérober. Il a une volonté de fer mais flanchera d’ici peu. Malgré les pointes de douleur, ce dernier leva son sabre, paré à asséner l’ultime attaque.

Mais un cri le perturba. Jizo se mit sur ses gardes avant d’aviser qu’il s’agissait de Nwelli. Contrairement à lui, des ondes d’affolement la traversaient, et elle dévisagea son ami avec les yeux grand ouverts.

— Est-ce la seule solution ? demanda-t-elle.

— De l’achever ? devina Jizo. J’en ai bien peur. Pour notre propre bien.

— Nous ne sommes pas forcés d’en arriver là. Si nous nous abaissons à leurs méthodes, alors ils auront gagné.

Les mots pesèrent tant que Jizo s’immobilisa. Nwelli échangeait un regard compréhensif avec lui, si bien que son sabre continua de luire dans les airs. Même les ricanements de Vouma ne le poussèrent pas à agir. Son ancienne maîtrise se fit insistante malgré tout : s’installant contre un arbre, elle croisa le bras, et sa figure se peignit d’une expression sibylline.

— Nous revivons une scène familière, dit-elle. À toi de choisir, Jizo. Je ne te suggérerai rien, puisque la dernière fois, tu m’as accusé à tort d’être responsable de tous les maux. Prends ta décision en toute liberté d’âme et de conscience.

De lourdes inspirations ponctuèrent les réflexions. À l’étirement du moment se manifestait la lassitude de Honderu bien que ses plis accentuassent encore l’intensité de son expression.

Entre elles deux je me retrouve coincé. Il serait si simple d’abattre mon sabre, comme je le fais à chaque fois. Mais ce n’est pas un geste à considérer à la légère.

— Quelle est l’alternative ? réfléchit Jizo.

— L’emprisonner ! suggéra Nwelli. Il ne sera plus capable de faire du mal à qui que ce soit, et nous ne serons pas des meurtriers.

Jizo se fendit d’un soupir. Un sourire flottait sur sa figure, orienté vers son amie, mais des sillons finirent par la strier. Des vibrations secouèrent alors ses poings.

— Je ne peux pas, décréta-t-il. Une vie de moins car nous y sommes forcés. J’ai déjà beaucoup trop tué parce que les circonstances m’y ont obligés. Nwelli, tu es mon amie, mais je ne suis pas comme toi. Je suis loin d’être quelqu’un de bien. La réalité m’a forgé ainsi. Et si on me contraint à tuer, je m’y plie. Les lois de ses sociétés cruelles, n’est-ce pas ? Obtenir la paix seulement après avoir riposté contre l’adversité. Mon regret n’est pas de tuer mais d’avoir laissé Larno mourir.

— Au moins les mercenaires ne philosophent pas, marmonna Honderu. Qu’est-ce que tu attends pour…

Honderu n’acheva pas sa phrase que le sabre l’empala tout entier.

Une ligne écarlate luit sur la lame de Jizo sitôt qu’il l’extirpât. Guère de sourire triomphant ne l’emplit lorsque le mercenaire fût occis, mais la fulguration se trouva ailleurs. Au-delà des ovations de Vouma et des hésitations de Nwelli. Au-delà des accomplissements et des rudes batailles.

Taori aurait exulté si son corps et son flux le lui permettaient. Au lieu de quoi accueillit-elle l’étreinte de Jizo dont les larmes roulèrent jusqu’à ses épaules. Ils ne s’échangèrent aucun mot, ils profitèrent juste de la chaleur de l’instant. De ce moment où les remerciements étaient évidents.

À la tant désirée obtention de la paix.

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