Chapitre 43 : Sombres entretiens

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FLIBERTH


Même dans les triomphes, il y a toujours de l’amertume. Saulen, toi qui souhaitais tant protéger les autres, pourquoi tu n’as pas su appliquer ce principe à toi-même ?

Tu étais orphelin et maintenant tu n’es plus.

Plusieurs de ses camarades avaient rencontré leur trépas au cours de la dernière bataille. Fliberth consacra du temps aux hommages pendant qu’ils étaient installés dans leur ultime demeure. C’était pourtant Saulen qui mobilisait la majorité de son attention. Volonté avait été formulée de l’enterrer aux côtés de son paternel, hélas difficile à réaliser dans ces circonstances. Il avait été placé comme les autres. Là où son âme s’était dissipée en même temps que sa magie. Jadis inextinguible, la flamme avait cessé de vibrer, et ses grésillements s’apparentaient à une agonie.

Il était assuré que ses sépultures n’étaient pas anonymes et qu’honneur leur serait rendu. Rien qui pût empêcher l’écoulement des larmes au milieu de l’averse.

— Je me sens intrus, murmura Muzinda. Toutes ces personnes tuées et je n’en connaissais aucun… J’aimerais tant les pleurer, mais je n’en ai même pas la force.

— Personne ne t’en veut pour ça, consola Oudamet en posant une main douce sur son épaule. Tu es un érudit, pas un guerrier.

— Je suis prêt à tout pour arrêter ce conflit. Pour que plus jamais nous n’ayons à assister à ce genre de cérémonies. Mais est-ce que la plume sera plus efficace que la hache ?

— Il paraît que la vérité sur la destruction de l’Oughonia commence à se propager dans l’empire, voire même au-delà de ses frontières. À nous de nous assurer qu’elles se diffusent d’autant plus vite et efficacement.

— C’est le moins que l’on puisse accomplir, en effet.

Succédait le temps de la tendresse, au travers d’un simple regard, puis les deux partenaires s’enlacèrent dans un concert d’affection et de murmures. À côté d’eux, Fliberth les lorgnait, telle une réconfortante distraction après la douleur à contempler le cercueil de ses camarades. La voie de l’encre et des colportages leur appartient. J’y ai contribué, mais c’est toujours une épée qui bat mon flanc, et je dois de nouveau m’en servir.

Les funérailles se terminèrent sans le moindre affaiblissement de la pluie. Des routes se séparèrent, et motivé d’un bref signe d’adieu, Fliberth sut immédiatement où se diriger. Il attendit l’accord tacite de ses consœurs avant de cheminer dans les profondeurs de la forteresse. Quelques visages familiers, dont Sandena et Audelio au regard sombre et voilé, croisèrent leur passage, mais ils n’échangèrent aucun mot.

On vous a enfermés à l’abri des regards. Puisque personne ne souhaite vous voir, il faut bien que quelqu’un s’y mette, n’est-ce pas ?

Dans les souterrains s’érigeait une structure carrée et scindée en deux paires de couloirs. Des torches vacillantes étaient accrochées sur des murs fracturés comme une pierre humide et vétuste soutenaient les foulées des gardes. À mesure qu’ils pénétrèrent dans la pénombre, au milieu de quelques grognements et lamentations, ils découvrirent l’état des prisonniers de guerre. S’ils avaient été attifés de tuniques malpropres, souillées par leurs plaies séchées, ils n’avaient guère à se plaindre de leur appétit ou de leur soif. Ces hommes et femmes les détaillèrent malgré tout et Vendri répliqua en leur foudroyant des yeux.

Tant pis pour eux. Il n’y a qu’une seule personne qui m’intéresse.

— Vous venez tuer l’ennui ? fit Aïnore. J’ai beau avoir plus de compagnons de cellule, désormais, la conversation est quand même un peu morne.

Des rictus hargneux fendirent particulièrement l’ancienne tortionnaire quand Vendri la fixa, aussi cette dernière s’en recroquevilla. L’attaque resta éphémère, car la garde préféra s’orienter au prisonnier situé au bout du couloir, en-deçà de l’épaisseur du mur de grès craquelé.

Installé sur son lit, mains plaquées sur ses genoux, Soverak sourcilla à l’approche de Fliberth, Vendri et Dirnilla. Est-ce qu’il s’attendait à notre visite ? Plus l’homme le dévisagea et plus ses dents comme ses poings se resserrèrent. Pas de quoi intimider l’inquisiteur, mais l’assaut redoublait d’intensité à chaque seconde.

— Mes salutations au meurtrier que vous êtes, lâcha-t-il.

Soverak faillit broncher, car Vendri lui consacra toute sa haine, au cours d’un mutisme plus glaçant que n’importe quelle réplique. Il soutint toutefois le regard de ses contempteurs.

— Nous le sommes tous, rétorqua-t-il. C’est la définition même d’une guerre.

— Peut-être, répliqua Fliberth, mais j’évoque vos victimes innocentes spécifiquement. On m’a raconté comment Saulen a péri. Qu’il était sur le point d’achever Godéra, mais que Meribald et vous êtes intervenus.

— À la guerre, tous les moyens sont bons. Je n’ai aucun regret pour mes gestes, si c’est ce qui vous tracasse. Je suis paré à recevoir mon jugement. Ma tête sur un billot serait un sort préférable. Direct, rapide, et je n’aurais plus à me plaindre après.

— Tu penses t’en sortir aussi facilement ? L’Enthelian n’est pas prompt à l’exécution, dommage pour toi.

Soverak soupira.

— Dans ce cas, reprit-il, j’imagine que je croupirai ici indéfiniment. Mais, quoique que vous pensiez, je n’ai rien à vous apporter. Perdez votre temps ailleurs. Mourez honorablement lors de la prochaine bataille, si c’est votre but ultime dans la vie.

Un cliquetis retentit tellement que tant de témoins tremblèrent. Du sang avait monté au visage de Fliberth, ses mains s’étaient enroulées autour des barreaux. Cette fois, Soverak en sursauté, mais ne se déroba toujours pas de son regard acéré. S’y accentuait celui de Vendri tandis que Dirnilla se risquait en vain de les rasséréner.

Aux invectives cédèrent pourtant les sanglots. Peu à peu, Fliberth relâcha la pression, et son corps se courba au saisissement d’autrui. C’était quand sa figure était inondée de larmes que ses pensées se concrétisèrent finalement.

— Je suis là, bien vivant, et je te parle ! fit-il. J’essaie de comprendre. J’ai longuement discuté avec Aïnore ici présente. Trouver des explications, voire des excuses, à votre allégeance. Le cas de Docini, et de beaucoup d’autres, prouve que l’on peut s’apercevoir de ses erreurs à temps. Mais vous, quelle est votre excuse ? Vous n’en avez aucune. Et j’assiste à vos atrocités, perdant mes proches un à un. J’ai peu fréquenté Saulen, mais c’était un bon gars ! Quant à Jawine… Malgré tout mon voyage, je ne m’en suis toujours pas remis. Ce sera impossible tant que votre pouvoir sévira.

Fliberth n’eut pas fini son discours qu’il fondit en sanglots. De ses yeux ternis jaillissaient des larmes que nulle consolation ne parvenait à modérer. Son corps menaçait de se pelotonner au plissement de sa peau. Les émotions l’irradiaient tel un incoercible flux, l’exhortant à s’effondrer, l’encourageant à céder.

Heureusement, Vendri le rattrapa à temps. Mais même elle le rejoignait dans ses gémissements. Tel un torrent les larmes persisteraient à couler, et par-delà les mains agitées se propageaient d’inexorables frissons. Ils eurent juste à cligner, puis Jawine se matérialisait, attifée d’un sourire prompt à estomper leurs lamentations. Juste un rêve, un mirage, une vision. Peut-être qu’un jour, nous te retrouverons. En attendant, nous avons encore à faire parmi les vivants.

Sitôt l’apparition se dissipa que Vendri ravala ses larmes. À son tour, elle s’accrocha aux barreaux de la cellule, tout en dédaignant l’homme insensible à l’intérieur. Grondait une colère que Dirnilla ne se risqua pas à endiguer.

— Des pertes sont à déplorer dans chaque camp, affirma Soverak. Combien de confrères et consœurs ai-je dû enterrer, de mon côté ? Un nombre incalculable, j’en ai bien peur.

— Ce n’est pas comparable, objecta Vendri.

— Si, ça l’est. Envisagez la situation hors de votre point de vue. Tous ces inquisiteurs et soldats que vous avez transpercés… Une famille les attendait. Époux et épouses, mère et père, leurs enfants. Sans parler de leurs amis. Ces personnes que vous avez transpercés sans vergogne, vous croyez qu’ils vivaient dans le simple objectif de répandre la souffrance ?

— Quel est le plus terrifiant, finalement ? Qu’il y ait une part de monstruosité en l’être humain ? Ou une part d’humanité chez les monstres ?

— Justement, quand je passais du temps avec ces gens, je ne voyais pas des monstres. Je voyais des braves vivants qui racontaient leurs histoires dans les tavernes, tout en séduisant quelques serveurs et serveuses. Je voyais des personnes aimantes qui venaient rendre visite à leurs parents malades. Est-ce que vous y pensiez quand nous tuions ?

— Très sympathique d’essayer de nous prendre par les sentiments. Malheureusement pour toi, tu dois t’adresser à quelqu’un d’autre pour la pitié à votre égard. Car je te rappelle que tu appartiens à un groupe ayant déshumanisé les mages et leurs alliés.

Des questions intéressantes sont soulevées… Est-ce qu’il cherche à nous déstabiliser ? Soverak resta encore peu sensible aux assauts de Vendri, mais il exsuda en avisant la main de son adversaire voler à son fourreau.

— Parle ! tonna-t-elle. Notre patience a des limites ! Où s’est réfugiée ta cheffe, maintenant que nous avons pris sa base d’assaut ?

— Pourquoi le saurais-je ? répliqua l’inquisiteur.

— Tu étais son bras droit, et donc dans ses confidences !

— Elle m’a abandonné, je te rappelle. Nous nous apprêtions à aller au sud, probablement au-delà de la frontière. Si les forces impériales se sont regroupées au sud, pour moi, une seule hypothèse est probable.

— Laquelle ?

— Ils vont se retrancher en Amberadie pour se battre au côté de l’impératrice. Et malgré vos belles alliances, malgré votre acharnement, votre avantage est factice. L’Empire Myrrhéen possède la plus grande armée connue et est aidée par les troupes belurdoises.

— Quelle que soit la finalité, tu ne seras pas là pour y assister. Poireaute bien dans ta cellule.

D’un soupir las, Soverak se claquemura dans son ennui, se dérobant des regards acariâtres de ses détracteurs. Lesquels s’éloignèrent dès que Vendri l’eut décidé, même si elle coula un coup d’œil similaire à Aïnore.

— Quant à toi, siffla-t-elle, j’espère que tu regretteras le jour où tes parents ont commencé à partager le même lit.

L’ancienne tortionnaire baissa les yeux comme ses mots moururent dans sa gorge. C’est de bonne guerre, je suppose. Forte de ses victoires, fussent-elles symboliques, Vendri cornaqua ses deux amis hors de ses cellules, vers une once de lumière que la compagnie céans ne prodiguait guère.

C’était en ces lieux que d’autres chemins se séparèrent. Vendri et Dirnilla se digérèrent vers une grande salle à proximité de l’entrée de la forteresse pendant que Fliberth se hissait vers les parties supérieures de la bâtisse. Le temps passe vite, d’autres rencontres attendent. La prochaine bien meilleures, espérons. Il réagit à peine aux sollicitations des compagnons qu’il croisa sur son passage, tout comme aux chants des oiseaux perchés à même le marécage. Car à l’égarement de ses pensées persistait l’appel du devoir.

Fliberth avait atteint le sommet de la forteresse. Derrière une porte à deux vantaux l’attendait Docini. Voilà un moment que je souhaitais dialoguer avec elle m’entretenir avec elle. L’opportunité ne risque pas de se représenter avant un moment… Dans des conditions paisibles, en tout cas. À peine eut-il frappé qu’il reçut une nette autorisation. Pourtant il déglutit, et seulement après il osa pénétrer au sein du bureau.

Par-delà une large baie vitrée, sur laquelle striaient des châssis marrons, s’offrait une perspective inédite du marécage sur lequel la structure s’immergeait. Ce qui capta l’attention du garde, en revanche, était la silhouette installée derrière la table boisée et aux multiples tiroirs, dont les extrémités s’achevaient en courbes.

Elle la dépassait en taille et musculature sans pour autant dominer son environnement.

Des fioritures embellissaient sa tenue d’inquisitrice sans intimider son interlocuteur.

Meneuse malgré elle, assumant son rôle avec quelques hésitations ? Fliberth jaugea Docini d’un œil circonspect, d’une proximité jamais égalée. Cette dernière l’imita, ses coudes glissant sur la surface du bureau, puis l’invita à s’asseoir juste en face d’elle. Un sourire enjoliva alors leurs traits.

— Enfin nous nous rencontrons, déclara-t-elle. Pour de bon, je veux dire.

Fliberth opina du chef à défaut de poser aussi ses mains sur la table.

— Je dois vous faire une confidence, dévoila-t-il sur un ton hésitant. Avant de vous rencontrer, j’avais quelques préjugés à votre égard.

— Ah oui ? fit Docini en arquant un sourcil.

— J’ai associé votre nom de famille à celui de votre aînée. Quand je suis parti vers les Terres Désolées, je n’avais aucune idée que vous aviez changé de camp. Et puis Vendri m’a raconté votre parcours, combien vous n’étiez pas à votre place au sein de l’inquisition radicale, combien vous regrettiez. Je vous présente donc mes excuses.

De légers tremblements se diffusèrent sur les doigts de l’inquisitrice. Tentant de les modérer, elle recula sur sa chaise, et présenta un sourire amusé au garde. Des réactions contradictoires, non ?

— Je méritais parfaitement les critiques, rectifia Docini. J’aimerais bien avouer que la peur m’a bloquée pendant longtemps, mais c’est une piètre excuse. Tout ce que j’ai fait depuis, c’est essayer de me rattraper.

— Et vous y êtes plus que parvenue. Vous avez brillé lors de la dernière bataille alors que je suis arrivé bien après…

— Vraiment ? Saulen est mort devant moi et j’ai été incapable de le secourir. Il était ton ami, si j’ai bien compris. Fliberth, je suis désolée. On m’a racontée ce que tu as vécu avant que je reprenne les rênes de l’inquisition modérée… Ton épouse, notamment. Ma sœur a sa part de responsabilité dans sa mort, voilà pourquoi je souhaitais m’excuser.

Au rembrunissement de Fliberth suivit celui de Docini. Pesait un silence significatif, où s’échangèrent quelques coups d’œil, où virevoltèrent des idées communes. Nous nous blâmons nous-mêmes pour nos erreurs respectives. Au fond, peut-être que nous étions incapables de changer le pire. Des larmes avaient déferlé, aussi le garde les interrompit cette fois-ci, et fixa l’inquisitrice ce faisant.

— Le principal responsable est mort et l’autre court toujours, affirma-t-il. Maintenant, sans douter de votre loyauté, Godéra est notre ennemie commune.

— Depuis un moment, concéda Docini. Elle semble invincible. Je n’ai jamais réussi à la vaincre…

— Et moi donc… Emiteffe est dans votre tête, désormais. J’ai assisté impuissant à sa première défaite contre Godéra, et même si elle n’est pas à reprocher pour la seconde, elle y était aussi. Une autre ressemblance entre nous, je suppose ?

— Emiteffe s’en veut encore, même après lui avoir dit que ce n’était pas faute. Mais oui, je crois que le mieux est d’unir nos forces. Il reste à savoir quel sera le prochain mouvement de nos ennemis…

Docini se pinça les lèvres. Son hochement de tête, inclinée vers la gauche, intrigua Fliberth qui se référé à ces mouvements. Lui-même tâtonnait quant à la posture à adopter face à une inquisitrice dont le raidissement et le sérieux marquaient. Elle a tant de responsabilité tandis que j’ai tant manqué. Plus question de demeurer dans l’ombre. Fliberth gambergea avant de relancer la conversation :

— Je ne suis qu’un garde et pas un soldat. Cela dit, je suis prêt à tout pour remporter et j’irai où vous me le sommerez.

— Fliberth, je suis cheffe de l’inquisition, pas des gardes !

— Mais les gardes et les mages vous considèrent comme leur meneuse aussi.

— J’en suis flattée, mais je ne souhaite pas que ce rôle incombe à seulement moi.

— Ha, je vois où vous voulez en venir. Comme j’étais chef des gardes, vous aimeriez que je reprenne mon rôle malgré mon absence. Tout en passant de la protection d’une frontière à une guerre de plus grande ampleur ?

— Pas seulement moi. J’entends des échos. Et je discute avec mes compagnons. Beaucoup expriment cette idée. Après, évidemment, c’est ton choix avant tout.

Il y eut un flottement. La vacillation apte à faire chanceler la silhouette pourtant robuste du garde. Cillant quelques instants, s’épongeant le front, Fliberth cessa d’atermoyer au moment où Docini et lui échangèrent le plus déterminé de regards. Il se redressa de plus belle, poings plaqués contre sa taille, et opina derechef.

— Je n’y avais plus pensé, admit-il. Quand je pense au temps perdu, à toutes les batailles ayant eu lieu en mon absence, vous connaissez ma réponse.

— Tu assumeras ce rôle ?

— Et plutôt deux fois qu’une. Docini, la guerre prend des proportions de plus en plus dévastatrices. Les probabilités d’y mourir sont grandes, et même survivre ne nous laissera pas indemne. Mais j’étais conscient des risques dès que je m’étais engagé. Alors, je le dis sans hésiter : je vous suivrai et je mènerai.

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