Chapitre 46 : Un tumulte grandissant

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ORANNE


Toi et moi, les personnes les plus recherchées de toute la capitale, si pas de la région. À n’importe quel moment, un milicien peut débarquer et nous embrocher tel du bétail, encore que tu ressentirais peu la douleur.

Ce calvaire doit prendre fin. En attendant, mes lamentations dans le vent ardent s’engouffrant dans les étroites allées des quartiers oubliés.

Parfois frappait la chance au cœur des tribulations. Arebha, dans les zones sud-ouest d’Amberadie, abritait une forte classe travailleuse entre abondance et pauvreté. Charpentiers, marchands, artisans, taverniers et architectes se partageaient rues et avenues qu’occupaient leurs bâtiments respectifs. Ils constituaient la partie la plus dense et tapageuse de la ville par surcroît, ce pourquoi Oranne l’avait choisie juste après l’assaut de la bête.

Cela peut toujours être mieux, mais le pire nous côtoyait. C’est comme à Vur-Gado, finalement ! À la subtile différence que, là-bas, j’étais en territoire allié…

Un soleil envahissant avait perturbé le sommeil pourtant réparateur de la jeune femme. Non qu’elle gémît : une fine couverture l’enveloppait sur un matelas moelleux. D’un geste délicat elle s’en débarrassa, avant de scruter les vitres ovales incrustées sur le mur d’argile, par-delà les carreaux de faïence. À peine la matinée avait débuté que les jacasseries lui bourdonnaient les oreilles. Fourmillait une population active et agitée de laquelle Oranne obtenait un franc aperçu.

Elle exhala un soupir.

Telle est ma destinée ? Vagabonder jusqu’à la lassitude, ou jusqu’au moment où la fatalité m’enverra auprès des précédents disparus ? Ha, Phedeas, tu ne m’es d’aucune d’aide, mais je ne devrais plus en être déçue à ce stade.

Voilà qui m’apprendra la vraie vie. De bourgeoise éloignée du véritable peuple myrrhéen à égarée, réduite à quémander leur hospitalité. Et ennemie du pouvoir par surcroît ! La vengeance possède un goût amer.

J’espère que vous avez bien pleuré la perte de votre abject mari, Bennenike. Je n’en ai pas fini, soyez-en assurée.

Sa condition actuelle favorisait peu l’émergence de ses fantasmes. Réduite à conjecturer, Oranne tapotait le crâne à sa ceinture tout en se plongeant au-delà de ses songes. Vers la fenêtre sous laquelle régnait un calme relatif en comparaison des tempêtes à venir.

Elle s’y était tant focalisée qu’elle entendit à peine son hôte pénétrer dans la chambre.

Ronah Gornis se fondrait parfaitement dans les rues d’Amberadie. Glabre, de complexion noire, des mèches de ses cheveux crépus se rabattaient sur ses tempes tandis qu’un nez busqué pointait de son visage lisse. Rien ne transparaissait non plus de sa tunique et pantalon en lin mordoré, même s’ils soulignaient sa corpulence râblée. Ses sandales en cuir tressé résonnèrent sur les carreaux quand il se dirigea vers la vitre, bloquant la vue à la jeune femme. Un bougre sympathique à n’en point douter.

— Bien dormi ? s’enquit-il.

Oranne acquiesça et se pinça les lèvres, ce que Ronah aperçut seulement en se retournant.

— T’as quand même l’air préoccupée ! s’écria-t-il. Qu’est-ce qu’il se passe ? Un lit pas assez confortable ?

— Oh si, il convenait très bien ! rassura Oranne. Je suis juste surprise car sans vouloir vous vexer, je pensais que les ouvriers vivaient dans des demeures plus… modestes.

Elle faillit clore les paupières pour se dérober de sa réaction. Toutefois se surprit-elle d’aviser le sourire saillant sur son faciès.

— J’ai été chanceux, expliqua-t-il. D’autres ouvriers sont moins bien lotis que moi. Avec trois filles à nourrir, il faut bien de la place et de l’argent ! Bon, ma femme est architecte, ça doit aider aussi…

— Vous prenez un risque énorme pour une inconnue ! fit Oranne. À cette heure-ci, je dois être traquée par les gardes et les miliciens de la ville. Je ne voudrais pas mettre en danger une famille si épanouie… Je partirai aussi tôt que possible.

— Partagez au moins un dernier repas avec moi ! Seule ma dernière fille est là, les deux autres suivent leurs cours et ma femme travaille, mais c’est mieux que rien !

— Vous êtes trop généreux, Ronah. J’ignore si j’en mérite tant. Est-ce que ma vie a encore de la valeur maintenant ? Est-ce que je ne vais pas juste être attrapée, mon errance rendue inutile ?

— Écoutez, Oranne. J’ai aussi eu une autre raison de vous accueillir. Vous n’êtes pas la première…

Des bonds de son cœur immobilisèrent Oranne en position assise. Il y a eu quelqu’un avant moi ? Qui donc ? Désireux de suspendre ses interrogations, Ronah s’installa auprès d’elle, aussi elle lui céda une place.

— Elle s’appelait Taramès Hika, dévoila-t-il. C’était du temps où j’avais une seule fille, et qu’on vivait dans les savanes de Souniera ! Première mage que j’avais rencontré, aussi, quelques mois après la purge. Du coup, j’ignorais pourquoi ils avaient été massacrés, mais ce qui est sûr, c’est qu’après lui avoir parlée, j’étais sûr qu’ils ne le méritaient pas.

— Quel était son histoire ?

— Taramès venait du nord d’Erthenori, d’un village dont j’avais oublié le nom. Elle était partie faire ses récoltes et quand elle est revenue, tout ce qu’elle connaissait était partie en flammes. Le pire, c’est qu’elle était juste guérisseuse, mais il était trop tard pour sauver les habitants. Elle a bien été courageuse de fuir à travers tout l’empire.

— Jusqu’à aller où ?

— Elle a d’abord regretté d’avoir voyagé à l’est, mais a dit aussi devoir assumer. Pour elle, c’était impossible de se battre, donc elle a fui vers les îles Torran. Je l’ai accompagnée jusqu’à un port où elle a pris un bateau. Depuis, j’attendais une lettre, juste pour me dire qu’elle était bien arrivée, mais je n’en ai jamais reçu…

— Vous avez un cœur d’or, Ronah. Vous pouvez être fier de vous.

Et l’histoire de Taramès, avec son foyer massacré, me rappelle celle de Horis… Un passé commun entre de nombreux mages myrrhéens, hélas. Nonobstant le compliment, Ronah n’atteignait pas l’allégresse. Il posa ses mains sur les couvertures sans parvenir à fixer son interlocutrice.

— Tout ça me dépasse, avoua-t-il, morose. Ces massacres, ces guerres, ces divisions… Quand j’étais petit, mes parents me racontaient qu’une grande société s’ouvrait à moi. Et là, je vis juste ma vie, sans m’engager, pendant que des armées entières se battent.

— Vous avez sauvé des vies, rassura Oranne. Une poignée, peut-être, mais c’est mieux que rien. Grâce à cette succession de gestes individuels, la tyrannie tombera.

— Difficile à croire. Et même si ça arrive, qu’est-ce qui dégringolera avec elle ? Amberadie était une belle occasion pour ma famille, mais avec la brèche causée par cette horrible bête… Et les miliciens partout… Et ces gens priant l’impératrice… Nous sommes foutus.

— Je ferai tout ce qui est mon pouvoir pour empêcher d’autres innocents de périr !

— Mais c’est quoi, l’étendue de votre pouvoir ?

Un rire nerveux s’empara d’Oranne. Merci le malaise. Tu en avais davantage que moi, Phedeas, et regarde ce que tu es devenu. S’installa un mutisme incitant à clore la conversation, même sur une mauvaise note. D’un signe Ronah proposa à son invitée d’emprunter les escaliers pour un repas.

Il avait préparé le repas en avance et ils n’eurent donc qu’à s’asseoir afin de s’en délecter. Un agneau farci aux courgettes et aux aubergines reposait sur un lit de riz aux longs grains blancs. Armée de sa cuillère en bois, luttant contre les gargouillements de son estomac, Oranne engloutit la première moitié de son plat à une vitesse détonante. Elle s’aperçut lors d’un répit le front plissé son hôte, ce pourquoi elle profita du reste à une allure plus modérée, repue avant même d’avoir achevé. Voilà qui change des habituels banquets ! Pas que ce soit un mal, finalement.

Ce fut sur une rasade de thé à l’orange et sur les pleurs du bébé qu’Oranne fit ses adieux à Ronah. Il lui donna d’abord quelques provisions pour survivre dans les rues. Puis son ultime offrande fut un foulard grâce auquel elle cacha le crâne de Phedeas, ainsi qu’une tunique similaire à la sienne, dans l’espoir de mieux passer inaperçue.

Et ses remerciements assaillirent l’ouvrier avant de le quitter.

Livrée à moi-même, désormais. Je ne devais pas mettre cette famille plus en danger. Ils méritent mieux.

Un soleil de plomb frappait la cité, mais les bâtiments avaient été disposées de sorte à ne pas trop retenir la chaleur. À l’avenant s’engouffrait une brise prodiguant une once de fraîcheur là où des vagues ardentes auraient pu se répercuter.

Oranne s’égara durant plusieurs heures. Pas seulement cherchait-elle un nouveau refuge temporaire dans lequel, mais aussi comment acquérir son utilité au sein de ce dédale. Peu de citadins prêtaient attention à elle dans les zones de haute densité, surtout au cœur de places où les marchandises étaient achalandées. Sans les moyens de payer quelque produit de ces étals, elle s’y attardait juste en tant qu’observatrice. Elle baissait parfois la tête lorsque gardes et miliciens rôdaient à proximité.

Évitons que nos efforts soient réduits à néant ! Ces gens-là sont définitivement partout.

Où pourrais-je aller ? Il paraît évident qu’un marché m’expose trop ! Il en est de même pour une taverne, une auberge, une boutique ou un temple. D’un autre côté, tout le monde n’est pas aussi avenant que Ronah. D’aucuns prétendent l’être et pourraient ensuite me vendre pour empocher la potentielle généreuse prime sur ma pauvre tête.

Naguère, marchande en théorie comme en pratique, Oranne aurait dépensé sans compter pour se procurer quelques denrées. L’argent lui manquait désormais, peut-être même le statut. Elle était alors contrainte de flâner, de la joaillerie aux vêtements sans omettre les fruits et légumes.

Bien vite s’aperçut-elle qu’il s’agissait du moindre de ses problèmes. Au résonnement des bottes sur le pavé ocre planaient le pernicieux et l’indicible. Par réflexe, Oranne s’abritait entre deux étals depuis lequel elle gardait une vue correcte du centre, ce malgré la compacité des femmes et hommes rassemblés autour.

Des dizaines de miliciens s’imposaient, lourdement armés, perturbant la routine des environs. La diplomate déchue se remémorait qu’autrefois, l’on se taisait sans tâtonner. Là le tintamarre persistait. Là le désordre s’amplifiait.

À la frayeur de tout un chacun, le meneur des miliciens dut dégainer sa hallebarde. Une mine inamicale assombrissait son faciès. Je me souviens comment cela s’était terminé pour Scafi…

— Notre vénérée impératrice Bennenike Teos a un message à transmettre, déclara-t-il. Elle est rentrée de sa campagne militaire et n’est pas contente du tout. Je vais être franc avec vous : Amberadie a longtemps résisté, mais elle s’apprête à traverser des heures sombres. Des centaines de citoyens dévoués travaillent corps et âme aux réparations de la brèche, mais c’est loin d’être suffisant. Nous sommes vulnérables. Exposés aux machinations d’ennemis délétères. Au vu de l’urgence de la situation, Bennenike a dû prendre des décisions difficiles, qui se doivent d’être partagés dans ce quartier.

Le milicien toussota un peu, assuré de l’attention des citadins, tout comme de la protection de ses consœurs et confrères. Une homologue lui confia un papier préalablement déroulé qu’il tint d’une main, juste après s’être raclé la gorge.

— Premièrement ! Toute entrée et sortie d’Amberadie seront strictement prohibés, à quelques exceptions près. Les rares routes ouvertes seront les accès à nos fermes, champs et élevages. Soyez donc rassurés, nous ne mourrons pas de faim, et jamais nos adversaires ne couperont notre accès aux vivres ! Comme notre impératrice l’a affirmé, nous sommes tous ensemble face…

Sa voix s’étouffa dans l’effervescence collective. Des bousculades avaient lieu de part et d’autre, des cris d’enfants déchiraient les cieux, et des invectives pleuvaient en même temps que des pierres. Quelle est cette décision ? C’est autoritaire, même pour Bennenike ! Oranne continua de se faire discrète, toute petite par rapport au nombre de personnes agitées.

— Deuxièmement ! Si nous ne voulons pas être submergés, vous allez devoir servir votre parie plus que de coutume ! Toute famille avec deux enfants ou plus devra envoyer au minimum un d’entre eux, même si de plus de préférence, pour une formation militaire rapide ! Moult parents perdront des enfants, d’accord, mais ce sera un sacrifice nécessaire pour préserver l’empire ! Des efforts de repeuplement seront consacrés après…

S’intensifiait l’opposition, sifflait de tonitruantes injures. De premiers citadins en virent aux poings, bien que la plupart fussent repoussés par les miliciens. Bennenike a décidément perdu la tête ! Malgré les coups échangés, et l’acier cliquetant au milieu des protestations, le meneur s’opiniâtra à discourir :

— Troisièmement ! De mauvais échos ont atteint nos oreilles. Que les choses soient claires : Horis Saiden n’est pas votre sauveur, il est l’incarnation du mal absolu. Voilà pourquoi nous lui réservons un sort particulier. S’il existe encore des mages libres, ils devront incarcérés, à l’instar de leurs soutiens ! Alors…

Il fut encore interrompu et par la suite ne harangua plus.

Une pierre heurta son visage. Puisqu’un filet de sang coulait le long de sa tempe, son rugissement bestial précéda sa riposte. Oh non… La ville était déjà en ébullition. Des citoyens rebelles conglomérèrent contre les miliciens, mais ils rencontrèrent non seulement une contre-offensive de leur part, mais aussi d’autres citoyens.

Et alors que l’on rudoyait et estoquait, des voix s’élevèrent parmi le chaos :

— Les mages ne sont pas nos ennemis ! Vous nous avez mentis !

— Ils ne veulent pas notre destruction ! Sinon Horis ne se serait pas sacrifié !

— Vous avez exécuté mon père. Vous avez enfermé ma sœur. Je ne resterai pas les bras croisés !

— Sus à l’impératrice.

Elles se turent sitôt que le meneur des miliciens décapita sa plus proche assaillante.

Aux pupilles dilatées d’Oranne, à sa bouche bée, elle réaliserait que cet épisode restait gravé dans les annales de l’histoire d’Amberadie, si pas de l’empire entier.

Des mares de fluide vital jaillirent. Des murmures d’agonie hantèrent la place. Bientôt les citadins dissidents se retrouvèrent encerclés. Plus d’une vingtaine fut exécuté sans la moindre sommation. Transpercés, démembrés ou fendus par-devers le choc de leurs proches. Les miliciens s’érigèrent en vainqueurs, exhortèrent les autres à détaler le plus loin possible.

Oranne s’y appliqua aussi. Elle était consciente que nulle échappatoire ne se présenterait à elle, mais elle n’en avait cure.

Elle réalisa surtout qu’elle n’était guère la seule en danger.

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