Chapitre 48 : Tout à reconquérir

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JIZO


Des mirages à n’en plus finir. Une immensité dont l’extension paraissait incommensurable. Un important gradient de température entre le sommet de dune et leur contrebas. Des rafales ardentes faisant tourbillonner des mottes de sable et perturbant la régularité des ondulations du sol. Tout se combinait en une sensation connue. Désagréable, surtout.

— Jizo, je te connaissais plus fort ! s’exclama Vouma. Même si tu es un enfant des plaines et des rivières, tu as su t’accommoder du désert myrrhéen, tant tu as passé du temps avec moi. Certes, Nilaï est plus accueillant, sinon une aussi grande cité n’aurait pas été bâtie là, mais tout de même…

Chacune des réminiscences se confirmait, quoique des aspects distincts se matérialisaient. Jizo s’était imaginé qu’en ses limites nord, Erthenori s’avèrerait plus hospitalier. À l’intensité de sa transpiration, à la sécheresse nouant sa gorge, il regrettait ses idées. Au moins, aux abords de Doroniak, la proximité avec la mer charriait un vent modérant la chaleur extrême.

Les gens qui vivent dans cette région, même accoutumé depuis leur naissance, sont bien courageux. Enfin, celles et ceux qui restent, désormais…

— C’est ce que l’adage dit ! Reste auprès des sentiers, sinon le désert sera ton tombeau. Beaucoup d’endroits offrent de l’ombre, de l’eau et des terres cultivables, encore faut-il les trouver. Et voici que ce conflit punit ces braves citoyens !

L’idée assaillait, la pensée se vérifiait. Avant de quitter la base puis de traverser la frontière, Jizo et Nwelli étaient conscients des récents événements de la zone où ils s’aventuraient. Ici la guerre s’était étendue. Là les armes et la magie s’étaient entremêlées, et une pléthore de victimes était ensevelie sous des amas de sable.

Si chasser la conception était possible, la réalité les y ramènerait abruptement. Ils suivaient le sentier serpentant dans la direction australe depuis plusieurs jours et se décomposaient à mesure qu’ils découvraient les villages. De si charmants patelins autrefois rayonnaient de plâtre et d’ambre, tels des miracles du désert nichés entre les oasis et les champs qu’obombraient les palmiers.

Aucun des deux ne trouva les mots pour décrire ces scènes. Quand la nausée les ankylosa, quand les larmes émergèrent de leur cornée, ils surent qu’ils devaient s’armer de cran pour traverser ces zones. Des pans entiers de murs et de toits avaient été arrachés tandis que des cendres s’éparpillaient de-ci de-là sur les dalles opalescentes. Au-delà des destructions matérielles, leur cœur se serrait à force de discerner les dépouilles de malheureux habitants. Ni les enfants, ni les vieillards n’avaient été épargnés.

Il était trop tard pour agir. Jamais ils ne perçurent le moindre borborygme d’agonie. Jamais ils ne distinguèrent un survivant implorer du secours, se maudissant d’être le seul à encore respirer.

Même lorsque les cadavres n’emplissaient pas les patelins, une atmosphère mortifère les emplissait. Même lorsqu’ils étaient intacts, leurs demeures étaient abandonnées, et leur population contrainte à l’exil. Ils sont devenus des réfugiés, comme nous l’étions avant eux. Tant que la guerre existera, ce type des situations frappera des innocents.

— Des ravages indescriptibles. J’en perds foi envers l’humanité… Et tu t’y enfonces à corps perdu ? Ma question risque de te sembler stupide, voire offensante, mais est-ce que Taori en vaut la peine ?

Jizo opina résolument du chef. Bien sûr. Sans hésitation. Vouma le laissa alors en paix.

Se succédaient les journées sans apercevoir une silhouette vivante. Il existait une densité considérable de villages, fussent-ils dévastés, au sein desquels ils se reposaient avant de reprendre le lendemain. Aux réveils succédaient des heures de trajet où les indices restaient maigres. Les provisions eurent beau se raréfier, la chaleur eut beau les accabler, Jizo et Nwelli s’opiniâtrèrent dans le cœur du désert. Ils se fixèrent quand déclinait l’espoir, s’exhortèrent mutuellement pour la suite.

Juste nous deux, en plus d’une présence impérissable. C’était comme à nos débuts suite à notre libération. Errer à Erthenori dans l’espoir de trouver notre salut. Depuis j’ai perdu la notion de temps. Combien de mois se sont écoulés ? Combien de personnes nous avons perdu en chemin ? Il est temps que ça s’arrête. Mais l’issue risque d’être… Non, je ne veux pas y penser.

Nwelli parvenait à sourire en dépit des circonstances. Des moments rares et espacées, qui pourtant ravivaient des espoirs. Hélas, la plupart du temps, sillons et rictus creusaient sa figure, et des sanglots entonnaient parfois dans la sorgue. Jizo la rejoignait parfois dans ses lamentations, bien qu’il se retînt de trop s’épancher.

Alors que la faim commençait à les guetter, une nitescence éclaira leur chemin lors d’une prochaine aurore.

Entre deux dunes sinuait un sentier incrusté d’aspérités et plus profondément creusé dans le sable. Investiguant de près, ils avisèrent le morcellement des pavés. Puis des craquelures clairsemées qui confluèrent à mesure qu’ils se rapprochèrent.

D’un regard stupéfié ils découvrirent l’étendue de la scène. Au milieu d’une quinzaine de corps de miliciens, sous d’épaisses volutes de fumées noirâtres, Taori était agenouillé. À peine remuaient ses bras parallèles au corps. Sa présence allégeait, ses halètements inquiétaient.

— Partout où elle se rend, lança Vouma, la destruction la suit. Je me répète, Jizo, mais je n’en ai cure : ressens-tu la menace qui plane ? Tu as de la chance dans ton malheur, jusque quand ?

Jizo l’ignora une fois de plus. Son cœur battait à un rythme si démesuré, ses traits s’étaient tant allégés qu’il devait concrétiser ces sentiments. Dès que Nwelli glissa sa main sur l’épaule de Taori, celle-ci les haussa, inclina la tête avec lenteur. Progressivement, non sans afficher un sourire prudent, Jizo réduisit la distance avec son amie.

Face à elle, il réalisa pleinement l’étendue de son parcours. Taori a suivi le même sentier que nous, a assisté aux mêmes horreurs que nous, et nous nous retrouverons à la même destination. Chacune des étapes était inscrit sur les plis de son faciès strié de cendres. Paralysée, bouche grande ouverte, elle resta muette par dépit.

Avant de chuter dans les bras de Jizo.

— Tout ira bien, susurra-t-il. Nous sommes à tes côtés, et nous ne t’abandonnerons jamais.

Jizo ne ressentait aucune affinité avec la magie. Aussi, à contiguïté immédiate avec Taori, cette énergie lui échappait. Un lien l’enveloppait pourtant en ce moment. Des bribes azurées, smaragdine et incarnadine jaillissaient de Taori afin d’apaiser ses compagnons. Temporaire mais bénin, le flux se déversait à l’intérieur des anciens esclaves, lesquels se sentirent comblés. Dans l’étreinte dégorgèrent les pleurs. Dans l’enlacement scintillait une clarté par laquelle ils se renforcèrent.

Mais au grand dam des deux autres, une mine sombre voilait encore le visage de Taori, surtout après que Jizo se fût détaché d’elle. Ça ne suffit pas. Il faut davantage pour l’aider.

— Vous m’avez suivie…, murmura-t-elle. Dans la fournaise d’Erthenori. Au beau milieu de la guerre.

— Évidemment ! s’écria Nwelli. Tu es notre amie. Nous fendrons ciel et terre pour toi !

— À quoi bon ? Regardez comme je suis stupide. C’est comme si j’avais invité les miliciens à m’attaquer. De tous les endroits où j’aurais pu m’exiler, j’ai choisi cet endroit. Malgré moi.

— Quelque chose t’a entraîné ici ?

— Un désir d’annihiler mes adversaires, sans doute. Et ainsi je leur prouve que je suis bien ce qu’ils craignent. Une arme de destruction.

— Les parents de Jizo sont de chouettes personnes, mais ils ont tort. Tu es un être humain à part entière, avec ta liberté personnelle. N’oublie jamais ça.

— C’est ce que tu penses ? Malgré tous ces morts autour de moi ? Et encore, ce n’est qu’un maigre aperçu, par rapport à la dernière bataille…

— Car on t’y a forcée ! Si tu as croisé la route de ces miliciens, tu devais te défendre pour ta survie.

— Un instinct de survie, oui… Est-ce que ça m’aide vraiment ? Est-ce que je le mérite ? Vous me dites que je ne détruirai pas dans d’autres circonstances. Je veux y croire. J’ai besoin d’y croire. Sinon ça veut dire que nos ennemis ont raison. Que je ferais mieux d’être morte. En paix. Libre de tout, contrainte de rien.

De futiles velléités se succédaient. Lèvres retroussées, Nwelli s’apprêtait à renoncer, ce malgré les exhortations de Jizo. Taori s’était agenouillée, se tenait l’avant-bras, et menaçait de s’effondrer si ses amis ne surgissaient pas à sa rescousse. L’envie la guettait, cette sinistre paix qu’elle avait mentionnée. Au nom de tout nous devons l’en empêcher !

Bientôt ils aperçurent de fines particules s’élever du pavé morcelé et du sable. Par dizaines, puis par centaines elles virevoltèrent autour d’eux. Gagnèrent en taille et en énergie. Elles vibrèrent sous leurs yeux ébaubis avant de façonner un mur magique derrière lequel le désert se parait de nuances plus luisantes.

Taori ne tremblait plus à défaut de s’être relevée. Elle fixa l’horizon sous l’inquiétude de ses compagnons, comme si un objectif s’y matérialisait. Cillant à l’excès, canalisant son flux, elle s’immergea en même temps qu’eux dans un milieu en mouvement perpétuel. Là où s’engouffrait un intense rayonnement. Là où des échos tentateurs appelaient trois âmes égarées.

— Qu’as-tu invoqué ? s’étonna Jizo.

— Je ne sais même pas, déplora Taori. C’est lors de ces moments que je perds le contrôle de mes pouvoirs. Si j’avais appris à les maîtriser dans des meilleures circonstances…

— Il n’est pas encore trop tard. Tu es capable de grandes choses, Taori, et même si je m’y connais peu en magie, je serai là pour t’aider.

— Moi aussi ! affirma Nwelli.

Un sourire illumina le visage de Taori, quoique éphémère. Dès l’instant où elle se redressa, de nouvelles particules dansèrent par-delà le mur. Elles s’agglomérèrent en des silhouettes, certes changeantes, mais assez imposantes que pour marquer leur environnement. Tranchèrent les armes sous les lamentations et agonies d’innocents inconnus. Se dissipèrent des sorts inefficaces contre l’adversité. Dans ce bassin de lumière aux multiples teintes, ténèbres jaillirent de part et d’autre, s’emparèrent petit à petit d’un milieu duquel l’éclat déclinant ne pouvait même pas trouver refuge.

Elle est littéralement capable de représenter les métaphores de son esprit… Happé, Jizo scrutait chaque détail de ce tableau ondoyant. Perturbé, il sentait des oscillations l’ébranler jusqu’à l’os. Et tandis que Nwelli plaquait sa main contre sa bouche, Jizo vit les derniers corps imagés s’évaporer, leur créatrice peinant à conserver sa stabilité.

— Je…, balbutia-t-elle. Je n’en peux plus. Impossible de me défiler, n’est-ce pas ?

— J’ai bien peur que non, confirma Jizo. Partout où nous irons, ils nous poursuivront. Nous tentions de fuir jusqu’il y a peu, désormais il nous faut prendre position.

— J’ai peur du passé. J’ai peur de l’avenir. De tout ce que ces armées balaieront sur leur passage. Ce qu’il restera après ne sera pas beau à voir… Déjà, quand l’Empire Myrrhéen et la Belurdie ont chassé les mages, mes parents me disaient que je n’avais rien à craindre. Des menteurs et des incompétents. Quelques années plus tard, je me suis retrouvée prisonnière, et vous connaissez la suite…

— Tant que survivront ces lois et ces injustices, les mages ne seront en sécurité nulle part. Il ne suffit pas d’abolir l’esclavage pour mener une bonne politique. Il ne suffit pas de bien s’y connaître pour constater les atrocités de ce régime… Peut-être que nous sommes des grains de sable au milieu du tourbillon. Mais je suis persuadé que nous aurons encore notre rôle à jouer. Pour les derniers instants. Pour l’ultime bataille de laquelle, si nous ne sommes pas victorieux, alors la mort serait un sort préférable.

— Tu me rejoins donc sur cet aspect…

— Il le faut. Taori, la question se pose. Nous accompagneras-tu pour ces moments critiques et décisifs ? Tes craintes sont fondées et il ne faut pas te forcer.

— Je comprends. J’ai dû agir sous le coup de l’instinct. M’isoler pour réfléchir sur ma condition, quitte à me mettre en danger.

Oui, c’est ce que je soupçonnais… Sur cette réplique se dispersèrent les particules. Une moitié de magie rentre en harmonie avec l’environnement, l’autre moitié revenait dans son corps où il déferla telle une impérissable vague. À l’apaisement de ses traits se dressait Nwelli, qui posa doucement ses mains sur ses épaules, animée par une flamme de détermination.

— Maintenant je comprends mieux, déclara-t-elle. Tu ne souhaites pas incarner un symbole de destruction ? Même si c’est la part de magie que l’on t’a obligée à montrer, tes pouvoirs se présentent de bien de façon ! La guérison s’oppose à la destruction. L’aide contraste avec la violence. Tu en es capable aussi, ne l’oublie jamais ! Le moment venu, tu nous sauveras. J’en suis sûr et certaine.

Taori avait laissé ses bras suspendus à hauteur de sa taille. D’un œil hésitant, presque effacé, elle contempla sa main droite autour de laquelle voletait encore des bribes de flux. Elle l’ouvrit peu à peu afin d’y générer un orbe verdâtre. À l’esquisse de son sourire se glissèrent quelques larmes. Nwelli a mieux trouvé les mots que moi, finalement. Les deux femmes se fixèrent, rassénérées, et s’enlacèrent, rassurées.

— Cette voie m’est offert, dit Taori. Mais je devrai vous soutenir par toutes les manières possibles. Si les flammes de l’adversité nous cernent, nous brûlerons ensemble. Si nous remportons la victoire contre toute attente, plus jamais je n’utiliserai la magie. Alors peut-être que je serai libre et épanouie.

Sous la brillance de l’étoile du jour se perdaient trois âmes. Au cœur d’Erthenori, là où tant d’autres avaient trépassé, Taori, Jizo et Nwelli retrouvèrent leur chemin. Ils se soutinrent mutuellement lors de leur demi-tour pour rejoindre leurs alliés vers le nord. Derrière eux, ils abandonnèrent le maigre aperçu de ce que leurs ennemis le réservaient. Devant eux, ils se cheminèrent vers les dernières étapes avant la redoutée conclusion du conflit.

La voix dont Jizo se croyait débarrassé ressurgit de plus belle.

— Courez donc à votre suicide ! Qu’avez-vous à perdre, sinon votre vie ? Décidément, Jizo, tu ne comprendras jamais. Tu n’as pas ta place ici. Tu n’es pas un soldat et cette guerre ne te concerne pas. Et pourtant, tu ne reculeras pas, n’est-ce pas ? Tu seras debout quand tout s’effondrera. Les déflagrations se reflèteront une dernière fois dans tes yeux avant de te détruire. D’ici là, j’aurais espéré être partie, mais je suis prisonnière de ton corps.

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