Chapitre 65 : Les raisons du combat

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JIZO


Jizo et Nwelli étaient libres. Subsistait cette réflexion pendant qu’ils marchaient vers une destination encore inconnue. La voie se révélait pourtant jonchée d’obstacles attendus.

Vouma ne me hante plus. Trop effrayée par ce qu’il se déroule autour d’elle, peut-être ? Si je frôle la mort, là, c’est sûr qu’elle se manifestera.

Les réminiscences de sa période de captivité tenaillaient encore l’ancien esclave. Guère de rire, sinon de lointains échos, hélas l’emprise s’avérait plus subtile. Il n’y avait pas de quoi ralentir les courbes que réalisait son sabre. Mais cette sensation, si imperceptible fût-elle, le pourchassait jusque dans les profondeurs de la cité assiégée.

Je ne regretterai jamais. Même si je péris ici, ce sera pour une bonne cause. J’aurais pu ignorer le conflit, retourner dans ma terre natale, profiter d’une vie ordinaire de pêche et de cueillette. Le destin m’a conduit ailleurs. Aujourd’hui, cette longue quête touche à sa fin.

Il respirait par saccades. Des rayures striaient jusqu’à son casque. Jizo aurait dû s’inquiéter pour son propre sort, au lieu de quoi pinçaient-ils les lèvres chaque fois que son regard s’arrêtait sur Taori et Nwelli. Tandis que l’ancienne esclave grinçait des dents à chacune de ses foulées, ce malgré sa cadence soutenue et les sorts de soin réguliers, la mage souffrait plutôt de dégâts internes. Il lui était inconcevable de clore les paupières, tout comme de s’esbigner du champ de bataille. Une souillure plus grande que le sable et les cendres la minait.

Une hallebarde frôla Jizo. Parant à temps, ses chaussures ripèrent sur l’humide pavé, ce pourquoi sa garde était menacée. Wenzina s’interposa et fendit le front de son assaillant, lequel garda son acerbe expression au moment de calancher.

C’était moins une… Le jeune homme était si essoufflé qu’il avisa à peine les éclairs fusant des iris de sa mère. Éphémères toutefois, puisque ses traits s’ouvrirent à force d’examiner son fils.

— Nous n’avons pas parcouru la moitié de l’empire pour te voir mourir maintenant ! fit-elle, retenant ses larmes. Nous ne nous en remettrions jamais…

— Je sais, maman ! répondit Jizo, un brin gêné. Mais nous ne remporterons jamais ce combat si nous ne prenons pas de risques.

— Ils ne doivent pas être inutile ! Enfin, ne nous prenons pas la tête maintenant. Nous avons où aller.

Wenzina s’élança ce disant plus en amont. À ses yeux, l’important était de rejoindre son mari, qui s’imposait au-devant même si ses projectiles impliquaient la distance. Il ne se dérangeait pas à ramasser quelques flèches des soldats myrrhéens et belurdois morts, pour ensuite abattre leurs confrères et consœurs avec. Cependant devait-il s’octroyer lui-même une trêve. Là où la voie s’était libérée fléchissait un objectif à atteindre.

— Noki mène ses troupes jusqu’au Palais Impérial, rappela-t-il. Qu’attendons-nous pour les rejoindre ? Elle aura besoin de chaque lame, et de chaque mage pour mener sa mission à bien !

— Vers l’impératrice Bennenike en personne…, murmura Nwelli, comme estomaquée par ses propres mots. Sommes-nous prêts à la rencontrer ? Celle qui est à l’origine de tout ? Peu de ses adversaires sont encore vivants pour témoigner. En plus, si ça se trouve, Nafda l’a rejointe. Nous n’aurons pas d’autres choix que de l’affronter de nouveau.

Jizo se sentit assailli par les implications. Non qu’il se calât, mais ses foulées se firent plus espacées malgré lui. Il examina son amie jusqu’au fond de sa prunelle. Quand elle opina du chef, sa cadence tout autant ralentie, Nwelli faillit rétracter ses propos. Sommes-nous prêts à affronter Nafda de nouveau ? Il n’y aura sûrement aucune échappatoire, cette fois-là…

Peu après, seul leur arrêt était envisageable.

À genoux, claquant des dents, Taori fixait la direction australe. Son âme semblait s’extirper de son corps tandis que son énergie sillonnait encore en son réceptacle. Un mauve inédit dominait une figure naguère blême, appelant ses camarades à la rejoindre au plus vite. Il n’avait cure de s’exposer, ni de laisser Wenzina et Tréham s’éloigner, tant l’état de la mage urgeait. Des dizaines de secondes s’enchaînaient sans qu’elle recouvrît son teint habituel.

Ce qui la fait souffrir me cause aussi de la douleur. Saisissant l’épaule de Taori avec douceur, Jizo et Nwelli reçurent un fragment de son essence. L’expérience fut si intense que leur échine se courba.

Taori était proche de s’abîmer au creux du gouffre local. Une aura si puissante émanait d’elle que la fracture du dallage semblait imminente. Nwelli et Jizo résistèrent néanmoins, s’accrochèrent à leur amie quelles que fussent les conditions.

— Tiens bon ! exhorta Nwelli. Nous sommes avec toi ! Rappelle-toi… C’était comme avant la bataille.

— C’est encore pire maintenant…, murmura Taori, envahie de frissons glacé. Je ne peux pas. Vous comprenez, j’espère ? Il y a des forces qui me dépasseront toujours.

— Qu’est-ce qui te bloque ? s’enquit Jizo. Bien sûr que nous comprenons, mais…

— Je ne souhaite pas me retrouver face à Bennenike. Dans aucun contexte.

Simplement prononcer ce nom courbait davantage Taori. S’il lui était impossible de pâlir davantage, ses iris se dilatèrent, clignotant tel un appel de détresse vers ses compagnons. Tenir son avant-bras constituait une aide, tout comme soutenir son regard vacillant, toutefois Jizo et Nwelli ignorèrent comment guérir le mal plus profond. Parfaitement compréhensible, en effet…

Autour de ses alliés se conglomérèrent les forces impériales réunies à la vue de la cible immobile. Mages et soldats enthelianais s’alignèrent contre ces troupes, remplirent leur mission sous une cohorte de cris d’encouragement. Pendant que retentissaient d’éparses et sempiternelles collisions, Wenzina et Tréham interpellèrent le trio.

— Ne reste pas là ! réclama l’archer. N’oublie pas qu’ils désirent ta tête plus que quiconque, Taori !

— Je sais ! répondit la concernée. Où que j’aille, je serai en danger…

— Tu as bien constaté les dégâts dont tu étais capable, contrasta la fantassine. De quoi as-tu peur ?

— De tout ! Toutes ces personnes qui sont tombés… Nous pourrions être les suivants à n’importe quel moment, peu importent nos capacités ! Nous avons risqué nos vies à tant de reprises. Là où nous nous dirigeons, la mort nous accueillera en souriant.

Jizo et Nwelli désespéraient à force d’assimiler de tels propos, tandis que Wenzina et Tréham paraissaient désemparés. Nul parmi eux n’était en mesure d’extirper Taori des sombres abysses auxquelles elle était assujettie. Ce n’était pas faute de s’y ingénier, mais leur amie s’apparentait à une grêle silhouette, qu’une seule sollicitation suffirait à broyer.

Soudain commença-t-elle à léviter.

Vraiment ? Elle se surpasse encore ! L’ancien esclave aurait pu rester bouche bée à l’instar d’autrui, au lieu de quoi l’aura luminescente diffusait en lui le plus profond des frémissements. Des filaments céruléens s’enroulaient et se concrétionnaient autour de la mage qui s’éleva jusqu’à un mètre de hauteur. En se développant, ils formèrent un voile contre lesquels chaque projectile ricocha, même s’ils frappèrent par dizaines. Taori était immergée dans son propre monde duquel elle exerçait un contrôle absolu. Elle flamboyait au milieu d’une mer d’obscurité. Une parmi tous, pourtant débordant d’une énergie incommensurable.

— Je suis celle que vous cherchez, déclara-t-elle d’une voix profonde. Un décor apocalyptique m’entoure déjà, donc si je le renforce, qu’est-que ça changera ? Autant qu’il soit rempli de vos cadavres ensanglantés ! Vous aurez de bonne raison d’être terrorisés. Les prédateurs deviennent les proies, car même sans me sous-estimer, vous n’avez toujours pas réalisé l’étendue de mes pouvoirs. C’est ce que vous convoitiez, n’est-ce pas ?

Je ne la reconnais plus… Qui est-elle ? Peut-être qu’elle est plus désespérée que nous ne le serons jamais. Dans une position pareille, je ne devrais pas être étonné. Intimidé ou fasciné, Jizo ne savait sur quel pied danser. Toujours était-il que seuls Nwelli et lui osaient rester à proximité de Taori. La mage flottait encore au centre de l’allée, des spirales de flux ondoyant autour d’elle, et un farouche jugement étincelait de ses iris pourtant éblouissants.

— Craignez mon courroux ! cria-t-elle. Craignez-moi, et succombez !

Quiconque avait le malheur de se retrouver dans son champ de vision le regrettait amèrement.

Quelques instants durant, perçant depuis la voûte enténébrée, des centaines d’éclairs jaillirent. Frappèrent de plein fouet des miliciens rassemblés envers et contre tout contre Taori. Peu d’entre eux parvinrent à amortir l’impact. La plupart périrent sous un tonnerre de beuglements, après quoi une fumée grisâtre s’exhalait de leur dépouille. Les flammes, fussent-elles éphémères, étaient immenses.

Les pieds de survivants se dérobèrent sous les fissures subséquentes. Taori avait généré un tremblement apte à fendre toute la rue en deux parties. Si aucun bâtiment ne se disloqua, l’environnement entier parut s’incliner pendant une fraction de secondes. Tant de failles abimèrent un paysage déjà désagrégé, emportèrent des dizaines de soldats venus en renfort.

Quand les gouffres se refermèrent, telle une réparation expéditive, plusieurs piliers les supplantèrent immédiatement. Des colonnes de lumière et d’ombre se croisèrent et se renforcèrent mutuellement. Il suffisait de se situer à proximité et l’on finissait entraîner sans espoir de retour. D’innombrables belligérants adverses connurent cette fatalité, disparurent sans un bruit. Pas même leur cadavre n’en émergea une fois la magie commença à s’amenuiser. Effacés pour l’éternité, conquis sous un sillage souverain, détruits jusqu’à la plus restreint échelle.

Elle a déployé le maximum de ses capacités. Je suis sûr qu’aucun mage n’avait jamais réussi à tuer autant de personnes en même temps…

Une sérénité inattendue emplit les alentours. Il leur fallait du temps assimiler ce à quoi ils venaient d’assister, mais les combattants alliés s’étaient immobilisés par-devers l’inexorable déploiement de sorts. Nul parmi eux n’avait constitué un dommage collatéral de cette salve. S’ensuivirent des murmures inspirés, succédèrent des soupirs d’apaisement. Tréham et Wenzina figuraient parmi le lot, au contraire de Jizo et Nwelli, focalisés sur leur amie.

La mage retomba brutalement sur le disjoint pavé, entre les escarbilles et les impacts, source de vie au milieu de la mort. Pantelante, bras et jambes tendus, elle avait finalement recouvert son teint, mais peinait à river son regard autre part que vers le ciel.

— Je…, souffla-t-elle, peinant à articuler. Je ne sais plus bouger…

Taori était harassée. Bien qu’elle réussît à abaisser son regard, rencontrant celui de ses compagnons, ce fut l’unique effort dont elle fut capable. Vite, nous devons l’aider ! Jizo consulta Nwelli avant de jeter un bref coup d’œil, puis brûla l’envie de porter leur amie jusqu’à une clairière de quiétude. Là où ce type de décision n’aurait plus recours, là où une paix durable s’installerait.

Hélas, l’on dégaina prestement autour d’eux. De la clameur paralysa quelques instants guerriers et mages alliés. C’est impossible… Elle a tout balayé tout sur son passage. À moins qu’ils surgissent de plus loin ? Tout autour débarqua des renforts impériaux, forts de leur nombre, quoiqu’affaiblis leur déperdition et les pertes des leurs.

Leur cible demeurait encore et toujours la même. Mais puisqu’elle persistait malgré elle dans sa paralysie, ils redoublèrent de diligence et de véhémence afin de la saisir. Ils se manifestèrent de chaque direction même s’ils privilégiaient un cheminement d’est en ouest. Une véritable composition d’acier, de la lance à la hallebarde en passant par la hache, n’attendait que de se repaître de l’exécutrice de masse. À la tension grandissante, accentuée par la plus dense des opacités, les alliés se disposèrent en un épais cercle.

— Non…, supplia Taori. Arrêtez… Vous m’avez déjà secourue. Vous n’avez pas à me protéger.

— Bien sûr que nous allons le faire, assura Nwelli, décochant un sourire vers Taori. Aussi longtemps qu’il le faudra !

— Tu t’es illustrée à merveille, complimenta Jizo. Bien au-delà de nos espérances. À notre tour, maintenant. Nous te rendrons fière. Nous nous battrons jusqu’au bout !

Riposte et défense s’entamèrent en même temps. Même si Jizo et Nwelli tressaillaient d’abondance, que le triomphait paraissait tenir sur un étroit filament, ils furent les premiers à s’élancer contre l’adversité.

Tout défilait à important vélocité. Pour sûr que Jizo avait du mal à suivre, mais il se limitait à l’essentiel. Deux murs de belligérants sur un choc assourdissant. Une vision restreinte à la horde de miliciens et militaires rugissant et fonçant vers eux. Un sabre les tailladant chaque fois qu’ils menaçaient la sûreté de Taori. Des entrechocs prompts à faire vibrer ses os, entrecoupé d’inspirations saccadées.

Il y avait peu de ruptures dans la tonitruante mélodie du métal. Sous une pluie de projectiles s’agitaient des centaines d’âmes frôlant le trépas à chaque instant. Les fantassins s’assenaient aux limites de leurs capacités, les mages s’efforçaient vainement d’effleurer une fraction de la puissance de Taori. Il s’agissait de préserver le cercle jusqu’à cessation de l’arrivée de renforts. Aucune plaie, aucune estafilade, aucune souffrance ne justifiaient un quelconque retrait tant que des vagues humaines se heurtaient au gré des vociférations.

Wenzina et Tréham s’y appliquaient avec minutie. Ce furent pourtant Jizo et Nwelli qui s’imposèrent. Ils tranchèrent une kyrielle d’adversaires. Souffrirent de davantage de plaies après chacun des assauts. Répliquèrent après de brefs répits. Ensemble, coordonnant leurs mouvements, ils libérèrent leur amie du poids de l’acier de vengeur. Ils s’assurèrent de sa préservation avant d’y retourner de plus belle. Rarement avaient-ils lutté autant au cours d’une bataille. Jamais ne s’étaient-ils érigés au-devant de leurs compagnons. Pour Taori, leur sabre réaliserait de grâcieuses courbes. Pour Taori, ils étaient prêts à occire autant que cela était requis. Pour Taori, ils étaient prêts à accomplir l’impossible.

Une lance embrocha Nwelli.

Elle lâcha son sabre, et Jizo aussi. Personne ne l’entourait directement, aussi l’identification de l’assaillant relevait de l’inenvisageable. L’ancien esclave se précipita à brûle-pourpoint vers son amie. Déjà des larmes humidifièrent sa cornée tandis qu’elle s’affaissait petit à petit, à perte de souffle.

Pas encore… Pas encore… Pas pendant que nous sommes en train de l’emporter ! Jizo puisait dans ses ultimes ressources afin de ne pas sombre. Arracher du torse de Nwelli ne suffit qu’à réaliser l’étendue des dégâts. Ses bras chutèrent parallèlement à son corps, sa respiration gagnait en lenteur.

— Un mage de guérison, je vous en supplie ! s’époumona Jizo entre deux sanglots.

Nul ne répondit à son appel. Il réalisa à ce moment que repousser les troupes impériales était obtenu à un âpre prix. Il n’avait jamais autant vu de corps au même endroit, y compris de mages de guérison dont la position ne les avait pas épargnés. Ses parents étaient préservés, en dépit de leurs meurtrissures, mais ils se décomposaient face à l’ampleur du parfum méphitique.

Pas encore…. Pas encore… Alors que tout s’effondre, que tout sera à reconstruire…

Des tremblements assénèrent Nwelli en sus de sa drastique perte d’équilibre. Elle fixa Jizo avec sa sempiternelle moue, comme si cela lui prodiguerait du réconfort.

— Tu dois…, articula-t-elle. Jizo, tu…

— Quelqu’un peut te sauver ! s’écria son ami. Oui, c’est encore possible !

Il courut aussi vite que son état le lui permettait. Soulevant Nwelli avant son effondrement, il fit volte-face, soulagé d’être encore proche de Taori.

Pas encore… Pas encore… L’avenir nous tend les bras.

— Tant de chemin accompli…, fit Nwelli. Tu peux pleurer, Jizo. Moi, je n’en ai plus la force…

— Taori peut te sauver ! s’exclama-t-elle. C’est ce que vous aviez promis ! La guérison avant tout, la magie pour aider les personnes aussi pures que toi, Nwelli !

Après cela, tout ce qu’il perçut de son amie de toujours se résuma à des murmures désarticulés. Ni l’étendue de sa blessure, ni les hurlements de Jizo ne la brisèrent. Elle resta sereine et se laissa emporter par la marée contre laquelle elle s’était dressée.

Pas encore… Pas encore…

Jizo atteignit Taori, paré à la supplier.

La mage était encore immobilisée, mais le problème se situait ailleurs.

Jizo comprit. Rien ne fut alors en mesure de réfréner le torrent des larmes. Le monde s’était arrêter de tourner à proximité immédiate. Restèrent deux âmes égarées dans ce puit ténébreux, dépassés, défaits.

— Ma magie n’aura servi qu’à apporter la destruction, dit Taori.

Libres, ils étaient libres.

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