Chapitre 67 : Vestiges et foulées

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DOCINI


Jusque quand tiendrons-nous ? interrogea Emiteffe, sa profonde voix se perdant dans les méandres de l’esprit. Docini, je… Je n’ai plus de force.

Clore brièvement les paupières aida peu l’inquisitrice. Quitte à s’extraire d’un environnement chaotique, elle eût favorisé une plus longue expérience. L’entièreté de la magie du monde ne lui permettait cependant guère de s’offrir ce luxe.

— Moi non plus, soupira Docini. Mais si nous abandonnons, qu’adviendra-t-il des autres ?

Nulle réponse ne vint la réconforter. Quand s’installa un mutisme de malaise, la cheffe pouvait encore se réfugier auprès de sa partenaire, laquelle cheminait à sa hauteur à l’instar de leurs alliés. Elle lui coulait des coups d’œil empathiques de temps à autre, se pinçait les lèvres chaque fois que sa respiration se hachait. Docini avait beau sentir ses poumons se consumer lors de ses inspirations, rien ne l’exhortait à modérer sa cadence. Il lui suffisait de s’éponger le front lustré de sueur, constellé de cendres, souillé du sang de sa propre sœur. Ainsi naîtrait l’espoir de s’extirper de l’océan de noirceur ambiant, duquel le flux et reflux ne cessait de submerger les âmes égarées.

Qu’il était naïf de ma part de croire qu’une fois Godéra vaincue, nous serions tranquilles… Ses troupes sillonnaient davantage qu’elles l’assaillaient. Hagarde, Docini redécouvrait une cité désormais méconnaissable. Une myriade de toits avait été arraché et une kyrielle de gravats s’amoncelait par-dessus d’opaques ténèbres. De la fumée s’échappait depuis les embrasures créées par les failles, entre les arbres déracinés, les piliers arrachés et les murs effondrés.

Les années se sont écoulées, la guerre a frappé, et je suis toujours une étrangère en ces lieux. Au fond, qui nous sommes a désormais peu d’importance. Personne n’a été préservé… De toute allégeance, de toute catégorie sociale, de tout âge. Partout où ils se dirigeaient, ils se heurtaient à la débâcle d’une bataille fort avancée. Le pire n’était pas de marcher auprès d’autant de dépouilles, ni même de reconnaître trop de figures familières parmi elles. Ce qui assenait le plus étaient les murmures d’agonie. Surtout lorsqu’ils étaient issus d’enfants ou de vieillards. Surtout quand il était trop tard pour secourir ces personnes d’une mort certaine. Tout ce temps à batailler hors des murailles, j’aurais dû me douter que l’intérieur de la ville subirait le même sort.

— Vers le centre ! songea Édelle. J’aurais pensé que la bataille s’était étendue dans l’entièreté de la ville, mais elle est surtout concentrée là !

Docini suivit l’indication de sa fiancée. Sur ses sollicitations accoururent des troupes harassées, pourtant promptes à répondre aux instructions. Ils trimèrent sur un sentier saturé d’obstacles, dans lequel la concentration des forces impériales augmentait drastiquement. Tout ce temps à vagabonder au sein de la désolation avait à peine contribué à recouvrir leur énergie, aussi s’engagèrent-ils démotivés contre des adversaires qui l’étaient tout autant.

Laisse-moi t’aider, proposa Emiteffe. Dans les limites de mes capacités…

— Tu m’as déjà aidée ! rappela Docini. Sans toi, jamais nous n’aurions triomphé de Godéra. Repose-toi, maintenant ! Tu en as bien besoin…

Esquissant un arc de cercle disgracieux, l’inquisitrice terrassa une épéiste juste devant elle. L’attaque fut nette, sa voix basse, ce pourquoi nul ne réagit. L’esprit s’évertuait tout de même à lui insuffler de l’énergie transmise de ses avant-bras à son épée. Un goût amer accompagna le hérissement de ses poils.

C’était insuffisant ! contesta la mage. Ici où nous sommes, l’inaction n’a pas sa place. Je n’ai même plus de corps, donc à quoi bon ?

— Les vibrations et le timbre de ta voix ne trompent pas ! insista l’inquisitrice. Si tu insistes, quelles seront les conséquences ?

Docini, je t’ai prévenue dès le départ. J’étais prête dès ce moment. J’aurais espéré que tu le sois aussi.

Elle échoua à se soustraire. Tandis que les larmes cerclaient sa cornée, un arbalétrier chercha à l’abattre d’un véloce carreau. Docini l’esquiva de justesse, après quoi Édelle décapita l’assaillant. Elle opina ensuite en direction de sa compagne. Un dodelinement, suivi d’un bredouillement, l’aide à se dérober momentanément des intentions de la mage.

Même sans corps, les pleurs triomphaient.

Une capitale au bord du néant, se lamenta-t-elle. J’aurais tellement préféré retrouver Amberadie dans de meilleures conditions.

— Tu t’es déjà rendue ici ? s’étonna Docini.

Bien sûr. Je suis myrrhéenne, souviens-toi ! J’ai passé de nombreux séjours dans la capitale durant mon adolescence. Une ville riche et vibrante, où des gens de tout horizon se côtoient, où les arts et la culture coexistent avec les festivités. Je me souviens de mes danses maladroites lors des bals. De mes soirées dans des tavernes bien trop chères pour moi. Et de mes errances dans les immenses marchés. Des souvenirs lointains, presque abstraits. Chemen était loin d’être un empereur parfait, notamment pour son manque de fermeté vis-à-vis de l’esclavage, mais les mages étaient libres et en sécurité. Sa pire erreur aura été de ne pas arrêter sa fille. Il est responsable, en quelque sorte, mais qui peut le blâmer ?

Docini acquiesça avec amertume. Presque par automatisme, elle continuait de répandre la mort au sein de la cité, son épée se gorgeant du sang d’assaillants forcenés. Je n’y avais jamais pensé… La magie est universelle, mais avant l’avènement de Bennenike, elle semblait très implantée dans la culture myrrhéenne. Des gouttes ruisselaient malgré elle de ses joues et se transmettaient à ses alliés les plus proches même si les paroles d’Emiteffe restaient confinés en elle. Le silence d’Édelle en disait long tandis que celui d’Emiteffe la tarabustait.

La mage s’exprimait encore. Hélas, sa voix s’apparentait davantage à un écho après chaque seconde, ses inflexions tintinnabulaient tels des appels de détresse.

Autrefois, oui… L’on utilisait la magie comme feu d’artifice. Et devant ses splendeurs, nous nous installions sur un carré d’herbe humide, et nous chantions de joie face à ce spectacle bariolé. Regrettée période d’insouciance… Nous étions loin de nous douter de ce qui se tramait dans les entrailles du Palais Impérial. J’ai encore leur visage en tête, Docini. Tous mes amis mages. Décédés, pour la plupart, que ce soit lors de la purge ou des années qui ont suivi.

Lorsqu’un pincement noua son organe vital, l’inquisitrice sut que de sinistres instants s’égrenaient. C’était grâce à ses alliés que sa percée fonctionnait, quoiqu’elle fauchait efficacement des opposants déjà harassés par des marées de flux. Chaque souffle, chaque murmure ralentissait son rythme, pesait en elle. Courage, Emiteffe, nous y sommes presque…

À la convergence de leurs forces se propagea une série de cris discordants. La voie se présentait, aussi étroite fût-elle. Il leur suffisait de la saisir et alors ils se retrouvaient piégés entre de colossales puissances.

La perspective fusa en Docini, s’introduisit en elle comme si son esprit était un puits sans fond. Tel un réceptacle s’ouvrit Emiteffe, dont la présence oscillait à mesure de leur progression.

Il y a un temps pour se lamenter et j’ignore si c’est le bon. Ce que je sais, en revanche, c’est que nous touchons au but. Je cherche encore mon rôle pour la fin. Quelqu’un en particulier sera primordial.

— Horis Saiden. Ce nom est sur toutes les lèvres. La dernière fois que je l’ai croisé, je l’ai combattu pour protéger Bennenike et ses proches. Je ne mérite pas de me battre à ses côtés…

Et même maintenant, quand tout s’apprête à s’achever, tu ressasses encore un passé complètement derrière toi ? Voilà à quoi mes pouvoirs vont servir : je vais te mener à lui, et ensuite, nous aviserons.

Sur ces dires se répandit une énergie salvatrice, du moins pour Docini. Car la supposée amplification se manifesta vite sous la forme d’un transfert. Fût-ce le temps de la bataille, l’inquisitrice sentait une magie souveraine et prépondérante se diffuser dans ses vaines. À chaque pas, arpentant les vestiges d’une civilisation déliquescente, elle devenait la porteuse d’une lumière providentielle et annihilatrice. Des nuances opalines saillirent d’une lame rôdée à ce rôle. L’arme comme sa détentrice fulgurèrent à leur paroxysme.

Telle une héroïne de conte, donc ? La brave guerrière venue secourir son prince, comme ces deux femmes racontaient à la taverne. Je ne me souviens même plus de leur nom…

Non, ces événements me rappellent plutôt la vision de Hatris. Elle n’est plus là pour en témoigner. Qui le sera encore ? Je ne veux pas que…

L’assurance ne pouvait guère régner. Docini avait beau balayer des salves de soldats et miliciens, ses victoires charriaient une âcre saveur. Pour cause s’affaiblissait encore la voix intérieure, qui pourtant émettaient sporadiquement ses appels.

Nous nous rapprochons du centre de conflit, murmura Emiteffe. Vite, les minutes s’écoulent, et je crains de ne plus pouvoir tenir…

— Docini ! sollicita Édelle. Tu as l’air d’aller bien, mais qu’en est-il d’Emiteffe ? La façon dont tu lui parles… Que se passe-t-il, au juste ? Elle est un modèle de puissance et a survécu à plusieurs hôtes. Rien ne peut l’arrêter, pas vrai ?

Ni sa fiancée, ni la mage ne lui répondirent. De prime abord, Docini se culpabilisa de la laisser insatisfaite, après quoi le combat redevint la priorité. Toutes deux cornaquèrent une charge puissante vers le centre d’Amberadie, même si les effectifs se réduisaient aussi de leur côté.

Des minutes durant, les entrechocs fendirent un sol déjà hautement délabré.

Des minutes durant, les projections de flux se complétaient avec les armes, emportant quelques opiniâtres coincés dans un puits de noirceur.

Des minutes durant, agonie et borborygmes sifflèrent au crépuscule des peines, et la complainte résultante hanta les survivants aux souhaits parfois macabres.

Par-delà la tangible se matérialisait un autre commencement. Ainsi se formulait la promesse qu’Emiteffe susurrait à Docini. Prise dans un échange d’essence qui la consumait, la mage s’éloignait davantage du concret, inondant de larmes la figure de son hôte.

Ouvre les yeux et souhaite le meilleur. La dernière épreuve nous attend.

L’annonce laissa Docini dubitative. Dodelinant, sa tête plus légère qu’escomptée, elle se référa à l’indication d’Édelle. Leur groupe atteignit le coin d’une rue où ils rejoignirent un quatuor, dont l’identité n’accordait aucune place à l’hésitation.

Eux ! Comme promis. Après tous nos efforts. La cheffe enlaça Oranne à brûle-pourpoint. De tels bras musclés, même autant exploités, écrasèrent la grêle silhouette. Pourtant naquit un sourire sur son faciès poussiéreux tandis que Docini identifiait ses compagnons. Des spirales de flux gravitaient autour de Médis et Sembi, si blessées que préserver l’équilibre relevait du prodige. Bien qu’elles examinassent longuement l’inquisitrice, ce fut plutôt Horis qui la dévisagea.

Rien d’autre n’exista durant une fraction, sinon l’aura enveloppant Docini et Horis. Assaillirent des réminiscences, s’éveilla la douleur. Au creux des conflits d’antan pépiait une douce mélodie d’où côtoya l’apaisement. Il n’y eut pas une parole échangée. Ils pantelèrent, se fixèrent, opinèrent.

Horis a déjà mené un lourd combat, reconnut Emiteffe. Tout comme ses compagnons. Leur bravoure et la ténacité rencontrent peu d’égaux. Je suis fière… d’avoir eu le temps de les revoir.

Le cœur de Docini battit la chamade à cette déclaration. Tandis que sa main volait à sa poitrine, histoire de mieux sentir ses palpitations, Médis s’interposa entre elle et Horis. Quelques gouttes de sueur perlaient à hauteur de la poussière et du sang séché.

— N’aie crainte, Horis ! s’écria-t-elle. Je connais ton passif avec Docini. Elle a changé, je te le garantis !

D’autres sources d’inquiétude préoccupaient l’inquisitrice. De surcroît, avisant l’expression neutre de Horis, les intentions relevèrent bientôt de l’évidence. Édelle garda tout de même un œil sur lui, mais en s’approchant, le mage se contenta de jauger Docini.

— Je le sais, affirma-t-il. Tant de temps s’est écoulé depuis.

— Si mon allégeance avait été différent, contesta Docini, tu n’aurais pas fini dans les geôles du Palais Impérial.

— Je m’en suis sorti. Jusqu’à maintenant… Nous ne pouvons changer le passé. Contentons-nous d’œuvrer pour l’avenir.

Il a l’esprit. Il a le pouvoir. J’aurais dû le rencontrer plus tôt… Heureusement, même après mon départ, je serais assurée qu’il se battra encore.

Emiteffe, non, tu ne dois pas… Édelle et Médis soupirèrent de soulagement par-devers le hochement que s’échangèrent Docini et Horis. Autour de cette zone d’accalmie tonitruait encore une tempête dévastatrice dont ils étaient juste préservés temporairement. Depuis leur position, Sembi et Oranne désignèrent le Mur de la Lignée.

Au début, Docini discernait nettement ce qu’il s’y déroulait. Une poignée de combattants restants se livrait un combat acharné sur les marches. En particulier bataillaient Noki et Dathom contre la despote qu’une pléthore avait cherché à éviter. Apercevoir sa silhouette suffisait à tordre l’échine de l’inquisitrice.

Des peurs doivent être vaincues, mais comment ? Des centaines de miliciens déferlèrent sur un signal lointain. Ils n’avaient cure de piétiner des cadavres, ennemis ou alliés, puisqu’au centre de leur vision se dressaient d’importantes cibles à abattre. Aussitôt, mages et fantassins de leur groupe préparèrent leur riposte et accumulèrent de la magie.

Elle était comme pétrifiée en premier lieu. Tant de kurta, naguère cobelligérant, menaçait d’arrêter net un parcours erratique. Puis, malgré elle, Docini s’avança au-delà de ses compagnons. Son épée brillait d’un blanc si pur que l’on ne distinguait même plus la lame. Son aura surpassait celle de chacun des mages présents. Et l’esprit finit de murmurer en elle, sillonnant à l’instar du flux.

Je tiendrai ma parole, affirma Emiteffe. Pardonne-moi de ne pas avoir su t’accompagner jusqu’au bout. Ceci sera mon adieu, Docini.

Je dois m’y résigner. Mais je ne suis pas prête, et je ne le serai peut-être jamais. Ce ne fut pas l’inquisitrice qui contrôla la flexion de ses bras. Quand la pointe de son épée atteignit le pavé, une profonde fissure se propagea à une vélocité inimaginable. De la déchirure jaillirent des rayons qui transpercèrent de nombreux miliciens et en éjectèrent d’autres contre les murs latéraux. Dès le sort lancé s’éleva une grondante déflagration contre lequel tout le kurta congloméré fut inefficace.

Fauchés, la plupart des miliciens hurlèrent à leur trépas.

Une minorité avait survécu, mais dans la zone, seule Docini tenait debout, encore qu’elle y consacrât un effort considérable.

Chacun de ses alliés eut le souffle coupé. Cependant, à mesure qu’ils admirèrent l’inquisitrice, ils remarquèrent que des sanglots s’échappaient d’elle.

La voix d’Emiteffe s’était tue. Alors son esprit s’était alourdi, comme pesait le fardeau du sacrifice et du déclin.

Une sensation de vide l’emplissait désormais. Malgré la brièveté de leur partage, malgré la dureté de leur séjour ensemble, Docini imaginait mal se séparer d’Emiteffe. Le néant se révélait authentique, peuplait un être dépossédé, déchiré, détruit.

— Elle est morte, souffla Docini. Emiteffe est morte.

Docini ne perçut pas le chagrin de ses compagnons. La voie s’était libérée et lui gratifiait de l’opportunité de fixer Bennenike. Pour l’impératrice, durant une période très brève, les retrouvailles s’opéraient dans un lugubre mutisme. Ses yeux transpercèrent davantage que n’importe quelle arme, condamnèrent l’inquisitrice dans cette vision.

— Je n’ai plus de forces… Vous allez devoir continuer sans moi. Sans nous.

Toutes ses forces l’abandonnèrent. Docini s’évanouit, blême éclat dans un torrent d’obscurité.

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