Chapitre 73 : Vivre

8 minutes de lecture

FLIBERTH

— Sers-toi une autre bière ! Elle sera sur mon ardoise. Vu comment elle est déjà grande, ça ne change pas beaucoup pour moi !

— Cesse de te morfondre autant, par pitié. Tu ne peux pas rester ainsi pour toujours !

— Comment tu oses lui parler de la sorte ? C’est Fliberth Ristag lui-même, pas un garde de pacotille ! Change de ton quand tu t’adresses à lui. Il mérite notre reconnaissance et notre pitié.

— Aussi formidable qu’il soit, aussi douloureux soit son chagrin, il n’est pas le seul à avoir perdu des proches lors de la guerre. Nous avons tous dû enterrer une sœur, un frère, un parent ou un ami. Voire plusieurs…

— Et alors ? Chacun vit cette épreuve à sa manière. Nous ne sommes pas à la place de Fliberth, donc nous n’avons pas à juger.

— Parlons plutôt du positif. Thouktra n’a jamais été aussi prospère ! Bien sûr, notre chère cité a eu plus de temps pour réparer ses dégâts que le reste des zones touchées par le conflit, mais quand même…

Au sein de la taverne régnait un tintamarre continu, ce pourquoi les gardes élevaient davantage la voix que le reste de la clientèle. Dans ce lieu peuplé, où des quidams aux bras lestés de pintes mousseuses slalomaient entre des tabourets, les afflictions de naguère étaient supposées se dissiper. Une cicatrice persistait sur la figure de Fliberth, déparait des traits creusés par des années de conflit. À peine réagissait-il aux sollicitations de ses collègues, et le plus souvent en acquiesçant.

Une fois encore, nulle de leurs paroles n’allégeait le poids qui enserrait son cœur.

Une fois encore, le garde abandonna sa chope à moitié vide, tout comme ses camarades de travail et de boisson. Il les examina sitôt qu’il fut levé avec un air contrit avant de se hisser loin du centre des réjouissances.

— Tu t’en vas déjà ? Reste, juste une petite heure de plus… ou deux !

— Je peux finir ta bière ? Tu n’es pas malade, donc j’ai juste besoin de ton accord pour…

— C’est de l’irrespect total ! Vous allez arrêter de considérer sa souffrance à la légère ? — Je suis d’accord, mais sa souffrance doit bien prendre fin à un moment, non ? Je ne veux pas que Fliberth soit malheureux pour le reste de sa vie…

— Ce n’est pas à nous de décider. Peut-être même pas lui.

— Laissons le temps guérir les blessures, s’il en est capable. Cette guerre s’est terminée il y a un an. Hier, en somme… Ou bien il y a une éternité, selon la personne à qui vous demandez.

Rien de ce qu’ils exprimaient ne fut en mesure de ralentir Fliberth. Bientôt il claqua la porte de l’établissement bondé et s’orienta vers un air plus pur et plus frais. Apercevoir autant de fondations ainsi érigées, quoique certaines portaient encore les stigmates du conflit, lui prodigua une once de baume du cœur. Des souvenirs de la bataille l’assaillaient encore, mais elles le hantaient moins que de plus récentes réminiscences.

Fliberth chemina en silence. Sa main effleurait la poignée de son épée comme s’il ne s’était pas octroyé une pause dans son devoir. Après tant de tentatives, il ignorait qui lui redonnerait le sourire, qui lui présenterait un avenir chaleureux. Sharic et Carrice s’y étaient ingéniés au mépris de leur sommeil. Que leur comportement fût approprié ou non, consœurs et confrères s’y étaient efforcés également. Outre ses collègues, Muzinda et Oudamet avaient effectué le déplacement pour prendre de ses nouvelles, le soutenant au passage. Même Docini avait abandonné quelques temps sa retraite dûment méritée dans un but identique.

C’était pourtant les larmes aux yeux que le garde se rendait au cimetière de Thouktra.

Sitôt arrivé que le parfum des hortensias, églantiers, lavandes et bruyères lui caressa les narines. Les souvenirs impactèrent alors de plus belle tandis qu’il se glissait sur le sentier pierre, obombré par les aubépines. Quelques mois plus tôt, Vendri avait rejoint Jawine dans son repos éternel, et toutes deux sommeillaient sous une tombe en marbre. Sur le soubassement était gravé leurs noms pour des siècles à venir, bien au-delà du moment où Fliberth les accompagnerait dans leur ultime voyage.

— Je me rappelle, murmura-t-il. Vendri, tu disais que nous surmonterions cette épreuve ensemble. Égoïstement, je me suis éloigné de toi pour mieux me retrouver. J’aurais pu être avec toi pendant les derniers mois de ton existence si j’avais fait un autre choix, ce jour-là. Ou j’aurais pu faire en sorte que la bataille d’Amberadie ne t’emporte pas…

Des larmes à verser, des remords à exprimer. Fliberth n’avait personne à qui s’épancher, sinon les disparus, et combla tout de même le mutisme du cimetière. À l’instar de ses précédentes visites, il posa un genou à terre et ferma ses paupières. En lui oscillèrent alors les portes du passé, de vibrants moments ancrés en lui, lui offrant d’indirectes visites pour l’avenir. Les voix familières lui redonnaient le sourire avant de l’affaisser. S’emmêlaient les rires et les pleurs, les dialogues et les cérémonies, l’épée et le flux brandis contre le paroxysme de l’adversité. Un baiser hors d’atteinte, un complice clin d’œil, et tout s’embellissait, et tout se regrettait.

Fliberth contempla les stèles des minutes durant. Il lui arrivait parfois de s’attarder une heure au-devant des sépultures, voire davantage. Aujourd’hui, il ignorait encore combien de temps il s’immobiliserait. Sans doute assez pour revivre ces amènes mémoires et guère trop que pour s’écrouler au milieu du sentier.

Une progressive interruption s’entama. Car les foulées couinaient sur la pierre, dépourvues de subtilité, perturbant le garde dans sa morose sérénité. Dirnilla avançait vers lui. Au retroussement de ses lèvres le croisement de ses mains. Quelques gouttes perlaient aussi le long de ses tempes, surtout lorsqu’elle observa les deux tombes, mais elle les sécha rapidement.

— Tu sais quoi ? fit Fliberth. Je t’apprécie beaucoup, Dirnilla. Je tenais à te le dire… avant que les regrets ne m’assaillent.

L’interpellée s’empourpra un peu, quoiqu’elle choisît de s’arrêter au vu du contexte.

— Je t’assure. Peut-être que tu n’auras pas trouvé ta vocation en tant que garde, mais tu n’as pas à t’en vouloir. Tu es bonne personne, sois-en certaine. Tu auras juste contribué autrement.

Un coup de vent refroidit chacun d’eux. Avisant le compliment, les traits de Dirnilla se plissèrent tandis qu’elle désignait les sépultures. Il lui était ardu de conserver ses larmes elle, encore moins de feindre l’insensibilité.

— Ça te paraît inattendu ? Même si je faisais attention à toi, même si je considérais chaque garde de mon unité comme des proches mon cercle restreint était encore différent. Jawine était mon épouse et Vendri ma meilleure amie. Jamais je ne m’étais imaginé vivre sans elles. Et encore moins qu’elles mourraient à une année d’intervalle… Le destin est cruel, n’est-ce pas ?

Dirnilla se rembrunit tout en opinant.

— J’ai été impuissant à deux reprises. Ligoté, j’ai tout fait pour recevoir les coups de mon ennemi, mais il se sera dirigé vers Jawine. Blessé, j’étais prêt à me battre jusqu’à m’effondrer, mais Vendri l’aura fait avant moi. J’aurais bien dit que, sans elles, mes raisons de combattre se sont éteintes. Sauf que la guerre est terminée. Il n’y a donc plus qu’une seule question, peut-être la plus fondamentale : comment apprendre à vivre en l’absence de Jawine et Vendri ?

Hélas, son interlocutrice fut inapte à lui fournir la moindre réponse. Il eut beau insister du regard, Fliberth en était réduit à s’accrocher aux noms inscrits sur la stèle, à entretenir continûment les souvenirs.

— Ce n’est pas faute d’avoir essayé, j’espère. Je donne l’impression de les fuir, mais mes collègues sont des hommes et des femmes très intéressants. Ils font de leur mieux pour que Thouktra reste paisible. Sans que ce soit un reproche, la cité l’est peut-être trop… Un tel métier est censé me garder occupé, évacuer les pensées les plus tristes, juste pour quelques heures. Mais les patrouilles sont calmes à l’exception de quelques bagarres et vols à l’étalage. C’est tant mieux, bien sûr, mais je suis alors livré à moi-même. Je m’égare sans connaître ma destination… Parce que je ne m’étais pas préparé à ce futur. Et je dois m’y adapter, je n’ai pas le choix.

Quand l’équilibre se perdait, et que les sanglots s’apprêtaient à dominer, Fliberth prenait conscience qu’il était temps de sortir du cimetière. Dirnilla remarqua la gravité de son état, se précipita vers lui et l’enlaça de tout son être. Rarement le garde avait reçu un tel contact de son ancienne collègue, mais il le chérit jusqu’au dernier instant. Seule cette étreinte réussit à le soulager quelque peu.

— Merci… Tu ne réalises pas à quel point c’est important. Voilà l’essentiel, je pense. Vendri affirmait que Jawine n’aurait pas voulu que je cesse de vivre sans elle. J’espère qu’elle ne se voyait pas mourir bientôt, mais elle devait penser la même chose pour elle-même. Je dois leur rendre hommage, et je continuerai à m’y appliquer aussi longtemps qu’il le f audra.Mais je ne dois pas non plus gaspiller le reste de mon existence à me morfondre. M’aventurer dans les Terres Désolées m’a permis de réaliser que beaucoup de personnes ont vécu des souffrances bien pires que la mienne. Inutile de m’exposer à autant de dangers pour la prolongation du deuil.

À la stupéfaction de Dirnilla, qui recula en écarquillant les yeux, la pointe luit au sein de la lueur diurne. Fliberth avait dégainé son épée. Il la hissa d’abord vers le haut, l’admira selon chacun de ses angles avant de l’abaisser, la lame frôlant alors le sol. Dans le tranchant résidait une histoire maintes fois contée et dont certains détails méritaient d’être plus connus.

— Pendant un temps, je souhaitais enterrer cette épée. Juste à côté des tombes de Jawine et Vendri, en fait, pour qu’elles gardent un souvenir de moi. Je pensais au départ que je n’en aurai plus jamais besoin, et qu’au pire, je pourrais en acheter une autre. Peu importe où je réside, ce souvenir doit rester en moi. Je suis garde et je le resterai aussi longtemps qu’il le sera nécessaire. Voilà le sens que je souhaite donner à ma vie. Voilà ce que Jawine et Vendri auraient voulu. Notre temps est limité, peut-être beaucoup trop long : à nous de le saisir.

Dirnilla hocha du chef comme s’il s’agissait d’un réflexe. Elle s’était peu manifestée, toutefois était-elle parvenue à alléger les traits de Fliberth. D’ordinaire le garde quittait le cimetière avec son unique compagnie, sans doute esseulé, mais aujourd’hui elle emboîtait ses pas.

Un soleil radieux éclairait les allées de Thouktra. À y scruter de plus près, des boutiques aux forains, Fliberth réalisait combien la cité s’avérait vibrante. Le long de sa balade, fût-ce juste pour ces quelques heures, il se perdit dans la félicité de l’instant, dans une existence qui lui promettait tout après tant d’échecs.

Il y a peut-être moyen de trouver un semblant de bonheur.

Rien ne risque de combler mon chagrin, malheureusement.

Mais au moins, j’essaierai de vivre.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0