11. Ayah

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Les tempêtes n’en finissaient pas au Lyis à l'arrivée de cette Saisons des pluies. Les rues d’Askapor étaient plus trempées et boueuses que même les terres englouties autour du lac de Nagbor. Les quelques cavaliers qui passaient par là n’amélioraient pas l’état de saleté du village en répandant d’autant plus la boue là où ils allaient. La seule partie d’Askapor qu’on nettoyait régulièrement restait la plage où l’on tenait à ne pas contaminer les poissons qui seraient ensuite vendus à Yersinia et Lyisstad.

« Mais contaminer les fruits, légumes et les villageois, ça ce n’est pas important. Ça ne rapporte pas de sous. »

Depuis sa petite fenêtre, Ayah contemplait, l’air ennuyé, la ruelle silencieuse. Les quelques passants couraient pour échapper à la violente pluie. Elle rit en voyant un de ses voisins glisser et tomber, salissant ses vêtements déjà vétustes. Celui-ci leva la tête en l'entendant.

« C'est ça, rigole, gamine. N'as-tu pas de meilleurs choses à faire ? »

« Si c'était le cas, je ne serais pas dans ce village pourri. »

« Bah alors qu'est ce qui te retient, va-t’en. Personne ne veut de toi ici de toute façon. »

Ayah lui lança un regard de dégout et ferma la fenêtre.

"Bande de vermines." jura-t-elle tout bas. Après avoir vécu seize ans ici, elle avait l'habitude de ce genre de remarque insultante.

Ses yeux se posèrent sur sa fleur noire, toujours aussi belle que le jour où elle l'avait trouvée. Ayah la prit et huma son parfum encore intacte.

« Qu'est ce que je fais encore ici ? Peut-être que je devrais aller chercher ma mère. Mais par où commencer ? Je n'ai aucune trace d'elle, si ce n'est cette fleur. »

Et même pour celle-ci, elle n'avait aucune preuve qu'elle venait réellement de sa mère. Le grincement de la porte d’entrée signalait que Mina était certainement de retour de sa réunion hebdomadaire du village. Ayah entendit un lourd bruit de métal et descendit.

« Agh, satanée porte ! Je ne sais pas ce que Fyn attend pour faire ces réparations. Tout est en ruine dans cette maudite maison ! »

La jeune fille regardait, amusé, Mina se pencher pour récupérer la poignée qui était tombée. Sa mère se plaignait de l’état de la maison une dizaine de fois toutes les lunes. Et de un, se dit-elle.

« Comme s’est passée la réunion ? »

« Cette Lena nous mettra dans le pétrin une lune. Ses opinions sont toujours si radicales. Tiens, par exemple le problème des bateaux de Laarne et Nekta venant pécher sur nos côtes… Je suis certaine que si elle était à la place du Chef, elle aurait essayé de les faire couler. »

« Oh s’il vous plait, faite ! Qu’il se passe quelque chose d’intéressant dans les environs. »

Les disputes occasionnelles, la saison de pêche, les solstices d’été ; c’étaient les seuls événements particuliers dans les alentours. Mina lui lança un regard sévère.

« La paix, voilà ce qu’il y a d’intéressant. »

Ayah l’aida avec ses sacs lourds, remplie de légumes et de fruits.

« Qu’allez-vous faire finalement pour régler ce problème ? » demanda-t-elle en croquant avidement sur un rizo alors qu’elle rangeait le reste dans les placards.

« On pense que le problème vient de Yersinia encore. Il paraît qu’ils ont construit des navires géants capable de pécher d’énorme quantité de poisson, tellement, que les villages avoisinants sont forcés d’aller sur nos côtes pour trouver du poisson. »

« Encore Yersinia… N’y avait-il pas eu la même histoire récemment avec les terres agricoles de la région ? »

« Tout à fait. La solution n’était finalement arrivée que par l’intervention des conseillers du roi. »

« Il me semblait qu'ils avaient pris des cycles et des cycles lunaires avant de réagir, non ? »

« Si, si, raison pour laquelle nous devons agir avant qu’il ne soit trop tard. »

« Vous allez donc demander l’intervention des conseillers. Quelqu’un ira à Lyisstad, ou allez-vous simplement envoyer une lettre ? »

Ayah espérait fort que ce soit la première option, qu’elle puisse avoir une excuse pour repartir à la cité royale.

« Non, non. Nous allons écrire une lettre, signée par les chefs de tous les villages impactés par ce problème. Plus nombreux nous sommes mieux ce sera. »

Raly et Fyn rentrèrent ce soir-là après de longues semaines de navigation. Mina raconta à son époux la réunion autour d’un bon repas chaud ; une soupe de betterave et des boulettes de riz comme Ayah en raffolait.

« Vous rêvez si vous pensez qu’ils répondront. Les conseillers de Lyisstad ont d’autres choses à faire. » répliqua Fyn.

« Ah, tu vois ! C’est ce que je disais. » intervint Ayah.

« C’est vrai Mère, attendez-vous à être déçu. » affirma Raly en haussant les épaules.

Mina leur lança un regard en colère.

« Pourquoi tout le monde est si négatif ici ! Nous verrons bien ce qu’il se passera ! »

« A mon avis, le Chef du village devrait aller à l’Arenbur du prochain cycle lunaire pour s’en plaindre directement au roi. » suggéra Raly.

« L’Arenbur ? La cérémonie où les chefs présentent leurs problèmes au roi et aux conseillers ? » lui demanda Ayah.

« Non, pas aux conseillers, seulement au roi, accompagné parfois de la reine. »

« Oh, non, non… Je préfère éviter. » répondit Mina, le visage soudain pâle. « Le roi a assez de choses à faire comme ça. »

« Assez de choses à faire ? » l’interpella Raly. « Comme quoi ? A part rester le cul assis sur son trône douillé sans jamais sortir de Lyisstad… »

Fyn tapa des poings sur la table, faisant sursauter Ayah. Même si cela arrivait à chaque fois qu’il se trouvait être en désaccord avec quelqu’un, elle ne cessait jamais d’être surprise par ses réactions disproportionnées.

« ASSEZ ! Je ne tolèrerai pas un tel manque de respect pour notre roi ! »

Son frère leva les yeux au ciel, récoltant un regard furieux de son père.

« Le roi est la seule raison pour laquelle notre royaume est prospère et sécurisé. N’entends-tu pas toutes les lunes, les atroces histoires qu’on entend du Cricks et du Brahaum ? »

« Quelles histoires ? » demanda Ayah, essayant pour une fois de prendre la défense de son frère. « Je n’ai jamais rien entendu à part que le Cricks est si riche que les diamants y sont fréquemment utilisés dans des lustres de maisons. »

Fyn tourna la tête vers Mina et rit en la pointant du doigt.

« Ha, tu as entendu ? Il ne faut pas croire tout ce qu’on te raconte, Ayah. La réalité c’est que chaque lune, des dizaines de personnes se font attaquer au Brahaum par cette saleté de Kaaïns. Au Cricks, il parait qu’une de ses vermines aurait mis le feu à un Temple céleste. »

Ayah regretta immédiatement d’avoir posé la question. Elle eut une soudaine envie de disparaître sous sa chaise.

« Mais c’est pas vrai… » soupira Raly.

« Oh mon cher, ne crois pas que ces monstres se trouvent seulement chez les autres. »

« Ah bah ça, tout le monde sait que Yersinia en est infestée. Ça ne m’étonnerait pas que ce soit également le cas de Mirad et de Kavero. Les grandes cités marchandes comme ça, c’est souvent trop mélangé… les gens malhonnêtes peuvent si facilement se cacher dans la masse. »

« Je ne comprends pas… pourquoi haïssez-vous tant les Kaaïns ? »

Tout le monde se figea autour de la table. Raly ferma les yeux, se frottant le front nerveusement.

« Ah oui c’est vrai… Je ne t’ai jamais raconté l’histoire. » Fyn inspira profondément. « Je m’en souviens encore comme si c’était hier. Lorsque j’étais gosse, je vivais avec mes parents à Randad, non loin de la forêt de Dzinka. On racontait toujours toute sorte d’histoire sur ces bois denses et sombres, mais je n’y avais jamais vraiment cru. Jusqu’à cette lune où un ours a fait irruption dans notre maison. Je m’étais caché dans un placard comme mon père m’avait toujours demandé de faire. J’ai tout vu. L’ours s’est attaqué à mon père en premier, qui n’a rien pu faire avec son pauvre couteau de cuisine. La bête lui a arraché la gorge jusqu’à l’os, avant de s’en prendre à ma mère. » Fyn s’interrompit, une larme coulant sur son visage. Mina prit sa main et serra. « Il ne restait que des miettes d’elle à la fin, tu sais. Des lambeaux, ici et là. »

« Mais… c’était un ours. »

« C’est ce que je croyais aussi. Puis je l’ai vu se transformer en un autre animal, un chien. Un chien qui m’était curieusement familier… » Il ravala sa salive. « C’était le même qu’on avait quand j’étais petit et qui m’avait mordu une fois. Mes parents s’en étaient débarrassés immédiatement et le voilà, revenu pour se venger. »

Ayah sentit son sang se glacer. Elle savait que Fyn avait perdu ses parents jeune, mais elle n’avait jamais su les circonstances de leur mort.

« Les Kaaïns sont des monstres. Ils l’ont toujours été et le resteront . »



« Les Kaaïns sont-ils vraiment tous des monstres ? »

Raly leva les yeux vers sa sœur. L’histoire de Fyn lui avait donné la chair de poule. Elle était désormais assise au salon devant la cheminée allumée, le regard perdu dans les flammes.

« N’écoute pas père. Il a vécu un évènement, qui la marquait à vie, voilà tout. Il n’a jamais rencontré d’autres Kaaïns depuis. Il ne sait rien sur toutes les autres créatures qui existent dans notre monde. »

« Hmm… »

« Quoiqu’il arrive, tu fais partie de la famille. N’oublie pas ça, d’accord ? »

« Je ne suis pas certaine que ton père dirait la même chose s’il découvrait la vérité. » murmura-t-elle, un sourire triste sur ses lèvres.

« Ça n’arrivera pas. Comme je t’ai toujours dit, reste discrète et tout ira bien. »

Ayah resta pensive un moment. Son envie de partir ne faisait qu’augmenter de lune en lune.

« Comment s’est passé le voyage ? » finit-elle par demander.

« Oh, comme d’habitude, tu sais. »

Raly se leva et sortit une petite bouteille d’élixir de son sac. Il lança un coup d’œil vers l’escalier, vérifiant que ses parents dormaient bien.

« Tu en veux un peu ? Il ne faudra pas le dire à Mère. » dit-il en riant.

Elle acquiesça.

« Un bateau a coulé en mer. Nous avons pu sauver deux pêcheurs. Les autres sont sans doute morts. »

« Qu’est-il arrivé ? »

« Prit dans une tempête probablement, ou comme ils disent ‘‘mangé parrr le Krrraken de la Merrr Blanche’’ » dit-il en prenant un air ivre.

Ayah rit. Elle but avec une grimace qu’elle ne pouvait empêcher. Elle trouvait toujours le goût désagréable mais appréciait l’effet qui l’accompagnait ; elle se sentait plus détendue après quelques gorgées.

« Tu n’as pas peur que cela vous arrive ? »

« D’être mangé par le Kraken de la Mer Blanche ? » plaisanta-t-il. « Non, Père est un excellent navigateur, certainement le meilleur que je connaisse. Tout ira bien. »

Il avait déjà fini son gobelet et se resservit.

« Un des hommes qu’on a repêchés adorait raconter des histoires. Il m’a fait penser au conteur, tu te rappelles celui qui venait à Askapor quand on était petit ? Yassir, qu’il s’appelait je pense. »

Ayah sourit. Le conteur avait été remplacé il y a quelques années par un autre plus jeune dont elle ne connaissait même pas le nom. Ayah n’allait plus à ces festivités depuis un certain temps.

« Qu’a-t-il raconté ? »

« Les histoires habituelles sur les Kaaïns et la Terreur Éternelle »

Ayah leva les yeux au ciel.

« Il a raconté laquelle des histoires : celle du dragon maléfique, du prince aux yeux de glace ou du monstre de lave et de feu ? »

« Il a raconté les histoires du prince aux yeux de glace. »

« Oh le prince ! Cette créature féroce, adulé par ses alliés, sans pitié pour ses ennemis, qui détruisait tous ceux qui osaient se mettre sur son chemin ! »

Raly s’esclaffa. « D’après notre ami pécheur, même ses propres soldats le craignaient. Il terrifiait tous ceux qui l’entourait, ses alliés comme ses ennemis. »

« Ça n’a aucun sens. S’il était si monstrueux que ça, pourquoi les siens le considéreraient-ils comme leur héro alors ? »

« Probablement parce qu’il était si puissant... Ils devaient l’admirer. » Continua Raly. « Si l’on y réfléchit un peu, la plupart des héros de guerre ne sont pas aussi parfaits qu’on voudrait le faire croire. Il suffit de changer de camp et on verra la différence de regard. Tiens, prenons Samaël le Conquérant, il est certain que pour les Kaaïns, c’était un monstre qui a tué tant de civils et d’innocents durant la guerre. Kaaïn ou humain, nous adulons ces héros alors même qu’ils ont mis fin à la vie de milliers de personnes… »

Ayah le dévisagea longuement. Elle n’y avait jamais pensé ainsi. Elle ne savait si elle devait trouver ces personnages horrifiants ou admirables.

« Tu sais, il y a quelque chose que je n’ai jamais compris. On raconte toujours à quel point ces Kaaïns étaient puissants, même qu’ils étaient immortels, mais alors comment ont-ils perdu la guerre ? Comment sont-ils mort ? »

Raly posa une main sur son cœur et dit, la voie basse, imitant les conteurs d’histoire :

« C’est la bravoure de nos ancêtres, de notre premier roi Samaël le Conquérant, qui nous a libéré de la tyrannie de ces monstres sanguinaires… ou tout du moins c’est ce que les Eryn veulent nous faire croire depuis des centaines d’années. »

La dynastie des Eryn étaient encore celle qui régnait actuellement. Le premier roi, Samaël le Conquérant était en fait Samaël d’Eryn, Ier de son nom. Le prince actuel de Lyis avait hérité de son nom, comme son grand père avant lui et son arrière-arrière-grand-père. Ayah était ravie de voir que Raly aussi ne croyait pas à ces histoires folles. À force de réentendre les mêmes contes, certains ne semblaient plus poser de question.

« Parfois je me demande si je perds mon temps en restant dans ce village pourri. » déclara brusquement Raly.

Ayah leva les yeux vers lui, surprise. C’était la première fois qu’il disait une telle chose. L’effet de l’élixir, probablement.

« Je pensais que tu aimais Askapor, aller en mer avec Fyn… »

Raly soupira. « Regarde-moi, j’ai vingt-huit ans et je suis toujours exactement au même stade de ma vie que quand j’en avais douze. Au moins à cet âge-là, je me disais que j’allais juste mettre quelques sous de côté puis partir à Yersinia ou encore mieux, Lyisstad. Au moins, à ce moment-là, j’avais des rêves… »

Elle n’avait aucune idée qu’il avait eu de tels projets.

« Ah, mais pourquoi ne m’as-tu jamais rien dit ? Moi aussi j’aimerais tant faire ça une lune. On pourrait y aller ensemble ! »

« Et avec quels sous tu ferais ça, dis-moi ? » répondit-il avec un rire. « Nous n’avons rien. Tout ce que je gagne avec père, nous devons le dépenser pour nourrir cette famille. »

Ayah se leva. « On peut trouver du travail ! Je peux travailler dans une taverne et toi avec un marchand ! »

« Mais… »

Raly s’interrompit et la dévisagea un moment, comme s’il considérait réellement la possibilité. Elle pouvait voir l’espoir dans son regard.

« On pourrait essayer… Mais je dois avoir au moins un peu de sous de côté. Au cas où. »

« Pourquoi pas, si ça te rassure ! Mais je suis certaine que dans une cité aussi grande, il doit y avoir du travail pour tout le monde ! »

Raly eut un petit sourire triste et hocha la tête.

« Une lune, on partira à Lyisstad. »

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