17. Aravel

8 minutes de lecture

Aravel poussa une lourde porte en bois. Il entra dans une taverne de la cité qu’il connaissait bien : l’Antre des Oubliés. C’était un lieu discret, caché entres des bâtiments abandonnés, dans une partie pauvre de la cité où s’empilaient ordures et clochards. Les laissés-pour-compte y déambulaient entre les maisons closes, mendiant à qui voulaient bien les écouter quelques pièces pour acheter de la nourriture et plus important, de la feuille de Polly, une drogue assommante qui venait du Brahaum. Personne ne prêtait donc attention à cette enseigne dont l’insigne sale n’était plus lisible depuis la disparition de la lune rouge. A l’intérieur, la taverne était assombrie par les quelques fenêtres recouvertes de poussières, lorsqu’elles n’étaient pas bloquées par des montagnes de livres.

Malgré le décor peu attrayant, la taverne accueillait quelques personnes. Aravel ne reconnut pas beaucoup de visages et pourtant, la plupart hochèrent la tête à son passage. Il pouvait voir clairement l’aura de Lunsor dessinant leurs silhouettes. Leur apparence fort humaine était trompeuse car cette taverne était un des principaux repères pour les Kaaïns de la région.

Depuis la prophétie, un véritable réseau d’être de Lunsor s’était construit partout autour du royaume, créant un contact plus étroit entre les différentes communautés de Kaaïns. Des cités comme Adryana, Yersinia et tant d’autres regorgeaient de refuges secrets.

Aravel s’arrêta au comptoir. Derrière, un jeune garçon se pressait pour préparer les commandes malgré le peu de client.

« Rothfuss, trois gobelets d’élixir, ‘te plait » demanda un Kaaïn non loin.

Le jeune homme prit plusieurs autres commandes avant d’enfin s’approcher d’Aravel.

« À manger, à boire ? » demanda Rothfuss.

« Je cherche Sajil. »

« Qui le demande ? Le commandant est fort occupé. »

Aravel sourit. ‘‘Commandant’’, voilà qui était nouveau.

« Dite à monsieur le commandant qu’Aravel s’impatiente de le revoir »

Le jeune homme écarquilla les yeux.

« Que suis-je bête, Aravel, bien sûr ! Grand-père sera ravi ! Attends, je vais le chercher ‘de suite. »

Il se retourna et se précipita à l’arrière de la taverne. Aravel le suivit du regard. Il ignorait que Sajil avait un petit fils. Il l’avait perdu de vue depuis si longtemps. Ils avaient beaucoup échangé par lettre, mais tous deux étaient fort pris de leur côté à accueillir des réfugiés et réunir les différentes communautés de Kaaïns.

Rothfuss réapparut quelques instants plus tard, accompagné d’un vieil homme à l’aire sévère, petit de taille et mince, la peau claire et les cheveux court grisonnant. Des rides creusaient son front et les contours de ses lèvres pâles. Celui-ci sourit dès qu’il aperçut Aravel.

« Par l’étoile d’Eya, quelle merveilleuse surprise ! »

Sajil s’approcha d’Aravel et l’enlaça, tapotant son dos. Son étreinte coupa sa respiration. Son ami avait certes vieilli, mais sa force n’en était guère amoindrie. Aravel se mit à rire. L’enthousiasme de Sajil le prenait toujours de cours.

« Content de te voir aussi, mon ami »

« Alors, tu as rencontré mon idiot de petit fils, Rothfuss. »

« C’est un honneur d’enfin te rencontrer, Aravel. Grand-père ne cesse de parler de ton travail acharné. »

« Ah, il ne faut pas trop écouter ton grand-père, une vieille peau comme lui, ça a tendance à exagérer les choses. »

Sajil éclata de rire.

« Allons-nous asseoir, mes genoux de vieillard te remercieront ! »

Une table se libera au fond de la salle et on leur apporta tout de suite à boire. Aravel s’installa mais Sajil resta debout, levant son gobelet, et s’exclama :

« Pour cette belle occasion, j’offre une tournée à tout le monde ! Levons nos gobelets à notre cher Aravel ! »

Une nuée d’acclamation se fit entendre dans la taverne. Tout le monde leva son gobelet avec enthousiasme en criant « à Aravel ». Il sourit, gêné par cette attention soudaine. Il leva son gobelet à son tour, marmonnant un « santé ».

« Alors, que me vaut le plaisir de cette visite ? » demanda Sajil avant de prendre une grosse gorgée de son élixir.

« J’étais de passage dans la cité, je voulais consulter quelques manuscrits et je me suis dit que ce serait l’occasion parfaite pour prendre des nouvelles d’un vieil ami. »

« Mais dite-donc, je n’ai pas le souvenir que tu avais d’aussi excellentes idées avant ! »

Il rit. Aravel s’aperçût alors qu’il ne se souvenait pas de la dernière fois qu’il avait pris le temps de savourer un bon élixir dans une ambiance chaleureuse.

« Comment va Frej ? »

« Aux dernières nouvelles, tout va bien. J’ai entendu que sa sœur s’est installée ici avec Nahia. Elles travaillent pour toi maintenant, non ? »

Sajil hocha la tête.

« Rita est une perle. Excellente espionne, brillante stratège. Sa copine… hmm… un peu moins. »

Aravel s’esclaffa. Il se souvenait de cette femme à l’air peu commode, qui avait fui Olorùn, un lointain territoire au sud de Menaskalig. Nahia ne parlait pas un mot de lyssien à l’époque. Il l’avait aidé à prendre une nouvelle identité et à trouver refuge à Adryana pendant un temps.

« Alors, quelle nouvelle de ta quête ? » demanda Sajil.

Il soupira. « Pour l’instant, rien que du vent. »

« Quels signes recherches-tu exactement ? »

Aravel se le demandait aussi. Il avait analysé en long et en large la prophétie à la recherche d’indices supplémentaires, en vain.

« Je cherche tout ce qui pourrait indiquer que de la Lunsor puissante a été utilisée à un endroit ou un autre. Tout ce que je sais, c’est qu’une créature si puissante devrait être un Kaaïn de Haut rang. »

« Ou plus. Suprême. »

Aravel lui lança un regard surpris.

« Suprême ? » demanda Rothfuss en passant à côté.

« Et bien on sait tous qu’il y a des créatures de bas rang, de moyen et de haut rang. Aravel et moi sommes probablement des hauts rangs… »

« On ne s’est jamais fait tester à Olorùn pour en être certain ! » intervint le vieux mage.

« Ah mais il n’y a pas besoin ! Nous sommes tous les deux trop vieux pour être modeste, mon ami. » rigola Sajil en tapotant sur son épaule. « Soit, si l’on croit la prophétie, l’être que tu cherches serait non seulement immortel, mais sa Lunsor serait … c’était quoi le terme déjà ? Aide-moi, gamin. »

Rothfuss servit la table à côté.

« Hmm… Ancestrale ? »

« Oui ! Qu’ils sont intelligents les jeunes de nos jours. C’est ça, Ancestrale. Ça me parait bien plus rare et plus puissant que ce que nous avons à faire habituellement. »

Aravel pouffa de rire et but une autre gorgée.

« Oui mais tu sais bien que tout le monde ne s’accorde pas toujours sur la catégorisation de certaines créatures. Et si je me souviens bien, il n’existe que deux Kaaïns suprêmes : les anges et les démons. »

Sajil haussa les épaules.

« De ce que l’on connaît oui. Ce que tu cherches semble être une perle encore plus rare. »

« Aha ! Plus rare que des créatures qui ne vivent même pas dans ce monde ? Ça voudrait dire impossible à trouver ! » Aravel soupira. « Ne me dis pas, toi aussi, que je perds mon temps. »

« Je ne sais pas si tu perds ton temps ou non mais ce qui est certain, c’est que cette prophétie a décuplé le nombre de contact et d’allié que nous avons. Que tu retrouves l’être mentionné par la prophétie ou pas m’est égale. L’espoir est ce qui est à mon sens, primordial à notre cause. »

Aravel était tout à fait d’accord avec lui. C’était bien pour cette raison qu’il avait toujours voulu garder secret l’entièreté de la prophétie.

« As-tu vu combien nous ont rejoint ici ? Te rappelles-tu comment était la taverne la dernière fois que tu es venu ? Vide. Personne n’osait même y mettre les pieds de peur de représailles. Regarde maintenant. »

Aravel tourna la tête, contemplant les tables majoritairement remplies. Il était vrai que les choses avaient beaucoup changé ces dernières années. L’espoir rendait plus courageux.

« Imagine seulement ce qu’il se passerait si je retrouve cet être immortel. Une créature suffisamment puissante pour faire pencher la balance en notre faveur ! Nous n’aurions plus à nous cacher. La guerre serait déclarée. »

Sajil rit et leva son gobelet à ces mots.

« Et gagnée ! »

Ils finirent tous les deux leur élixir et furent servi de nouveau.

« Et de ton côté, des nouvelles ? » demanda Aravel.

« Comme d’habitude, de sinistres histoires de décès et d’arrestations aléatoires… L’autre lune, un jeune Kaaïn a été capturé et emprisonné car on le soupçonnait d’avoir volé du pain. Ils n’avaient strictement aucune preuve. Le pauvre fut brulé vif devant la joie de tous les habitants de Yersinia. Tu n’imagines pas le nombre de mes Kaaïns, même les plus raisonnable, que j’ai dû recarder pour éviter un bain de sang. Tiens, on en parlait à peine, Nahia a failli attaquer et tuer tous les patrouilleurs qui étaient là si Rita et d’autres ne l’avaient pas arrêté à temps. Les gens n’en peuvent plus de ces atrocités. La rébellion est proche, mon ami, ça j’en suis sûr. »

Aravel hocha la tête. Il était plus que temps de faire quelque chose afin que tout cela cesse.

« Autre chose : avec l’Ordre des Sentinelles, nous avons tenté d’infiltrer l’endroit où les épreuves de transition allaient se dérouler pour le prince Samaël, mais en vain. Dans leur prudence absolue, la date des épreuves était méconnue même de ses proches et des conseillers. »

« Je ne m’étais pas rendu compte que le prince avait déjà atteint l’âge. Le temps passe si vite quand on est happé dans des recherches interminables... Je suppose qu’il a réussi les épreuves sans problème ? »

« Oui, malheureusement. » répondit Sajil. « Mis à part cela, nous accueillons toujours de nombreux réfugiés du Cricks, parfois d’Olorùn également. »

Le vieux mage soupira. Les choses ne s’amélioraient pas pour les Kaaïns nulle part, même au-delà des terres de Menaskalig.

« Quels sont tes plans maintenant ? »

Aravel jeta un coup d’œil autour de lui avant de lui répondre en Brahm, leur langue maternelle :

« Je ne vais pas te mentir Sajil, je n’en ai pas vraiment. J’ai tant négocié avec nos alliées pour faire avancer les choses mais peu veulent des actions concrètes. J’ai le sentiment d’être dans une impasse. Neemah est constamment sur mon dos, elle ne veut surtout pas que l’on se fasse remarquer. Tu la connais, elle dirige sa communauté et ses alliés d’une main de fer. Désormais, la prophétie est mon ultime espoir. »

« La vieille harpie ne se fatiguera donc jamais de donner des ordres à tout le monde à tout va ? »

C’était vrai que Neemah était quelqu’un de féroce, crainte de tous. Lorsqu’elle voulait quelque chose, il était difficile de ne pas céder.

« Ne baisse pas les bras mon ami. » déclara Sajil. « Tu sais que je suis de ton côté, les métamorphes de Dzinka également. Tu as plus d’alliés que tu ne le penses. Je suis certain que les choses vont bientôt changer. »

Après une longue soirée à discuter de tout et de rien, Aravel salua son vieil ami et quitta la taverne avec une pointe de tristesse à l’idée de quitter Yersinia.

Le mage visita encore de nombreux villages, quelques cités, mais toujours sans succès. Perdait-il son temps avec ces recherches sans fins ? Avait-il mal compris les paroles de l’Oracle ? Existait-il réellement un être Immortel, surpuissant, pour leur faire gagner la guerre ? C’est vrai, comment une seule personne pouvait bouleverser le statuquo, celui-ci qui existait depuis presque mille longues années ! Plus il y pensait, moins cela lui semblait réaliste.

Alors qu’il commençait réellement à perdre espoir, il ressentit soudain une puissante aura de Lunsor là où il s’y attendait le moins. Une aura d’une énergie étonnante.

En plein milieu d’immensités verdoyantes, Aravel s’arrêta net, scrutant l’agglomération géante qui s’étendait à l’horizon. La poussière s’élevait au-dessus, signe des incessants mouvements dans la cité. La tour de la Citadelle légendaire qui se dressait vers le ciel ne laissait aucun doute : il se tenait là devant Lyisstad. C’était la dernière cité auquel il aurait pensé et pourtant, une intense trace de Lunsor y émergeait. Alors qu’il n’y croyait plus, il avait enfin trouvé la première trace de cet être tant attendu.

Annotations

Vous aimez lire Kenala ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0