26. Ayah

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Les semaines passaient et Ayah s’était découvert une passion pour la lecture. Elle n’avait jamais vu de boutique de livres à Askapor. Les villageois ne savaient probablement pas lire ni écrire.

L’opportunité d’avoir enfin accès à tant de littérature lui avait permis d’en apprendre plus sur les Kaaïns et la Lunsor, comme elle avait voulu depuis si longtemps. C’était la seule chose qu’elle pouvait faire pour se rapprocher d’une façon ou d’une autre de ses origines, et saisir pourquoi le monde était ainsi, la raison de la haine entre les humains et les Kaaïns. Quelque part peut-être, pourrait-elle comprendre pourquoi elle avait subi ce qu’elle avait vécu.

Elle avait depuis, pensé à aller à la recherche de sa mère. Mais par où commencer ? Elle ne se souvenait ni de ce nom, ni son visage. La seule chose qu’elle savait, c’était sa dernière localisation connue : l’île solitaire au large de la Mer Blanche, il y a dix-sept ans. Rien d’autre depuis. Elle avait effectué des recherches sur cette île mais n’avait trouvé que peu d’information sur le sujet. Comme elle avait pu le découvrir d’elle-même, la navigation jusque-là était fort risqué et personne ne prenait le risque d’y aller.

La jeune orpheline en était arrivée à se demander si sa mère était encore vivante. Rien ne lui indiquait vraiment qu’elle avait laissé la fleur. Ayah avait aussi effectué des recherches sur celle-ci, mais sans grand succès. De telle plantes n’existait nulle part que les livres des hommes connaissait. Elle n’avait aucune piste à suivre et avait fini par abandonné les recherches sur sa mère.

« Le Brahaum est sans doute l’un des territoires les plus intéressants de Menaskalig. » déclara Gilda, sortant Ayah de sa concentration alors qu’elle lisait justement un livre sur ce royaume voisin.

« Vraiment ? »

Elle qui connaissait si peu de chose du Lyis, elle en savait encore moins sur les royaumes voisins. Ayah avait pris l’habitude, après le travail, de rester plus longtemps pour discuter avec la vieille dame. Celle-ci lui préparait toujours des Fekkas, ces petits biscuits aux amandes qu’elle adorait, pour la remercier de sa longue journée de travail.

« Il parait que la neige n'y fond jamais, pas même lorsque la canicule frappe les terres du Lyis et du Cricks ? On dit que le froid y est éternel. »

« As-tu déjà visité le Brahaum ? » demanda Ayah, enthousiaste d’en apprendre plus.

« Oh oui. Imagine qu’il y fait si froid que les habitants ont pour habitude de cuisiner d’énorme quantité de soupe qu’ils gardent dans de gros tonneaux à l’extérieur. Ils peuvent ainsi conserver leur nourriture pendant des cycles lunaires ! »

« Incroyable. Ça devait être quelque chose de vivre dans de telles températures. »

« Ah tu sais, même si le climat était insoutenable, je n’oublierai jamais la magnificence des vastes étendues de neiges, des montagnes de poudreuses éblouissantes. Et que dire de ces geysers d’une irréel beauté et surtout du cratère géant d’Arabasta, la gigantesque capitale du Brahaum ? »

Ayah absorbait ses paroles, émerveillée par tout ce que Gilda avait vu et vécu.

Malgré les premières semaines difficiles qu’elle avait passées, la jeune fille ne regrettait rien. Seuls les souvenirs impromptus d’Askapor, de la Tour Noire et de sa famille entachaient ses journées paisibles.

Son travail l’aidait à se distraire. Elle aimait également marcher dans les rues de Lyisstad, découvrir toutes sortes de plats traditionnels de la région, assister aux multiples représentations théâtrales sur la grande place de la cité, déguster les breuvages uniques du royaume. La cité était si grande, qu’il y avait encore de nombreux quartiers qu’elle n’avait pas visité.

Cette lune-là, Ayah s’arrêta, éblouie, devant la Citadelle légendaire. Son architecture était nettement différente du reste des bâtiments sobres et neutres de Lyisstad ; non seulement de par son immensité, mais aussi par la couleur plus sombre de sa pierre, les gravures et ornementations complexes recouvrant toutes les poutres et les rebords des fenêtres géantes aux vitraux colorées. C’était presque comme si ce bâtiment avait été construit dans une autre cité, ou une autre époque.

Elle aurait tant aimé pouvoir arpenter les couloirs de la Citadelle, découvrir ses livres ancestraux, mais son statut sacré le rendait inaccessible au grand public. Seuls les Feis Nona, les hommes et les femmes sans noms, y travaillaient et logeaient. Gilda lui en avait parlé : ces sortes de moine se consacraient à construire la mémoire du royaume. Ils étudiaient l’histoire passée de Menaskalig, et écrivaient celle actuelle. La plupart rejoignait la Citadelle jeune et jurait de garder ses secrets jusqu’à leur mort. Leur identité disparaissait : ils n’avaient plus de passé, plus de famille. Ils oubliaient leur nom et laissaient tout derrière eux. Ayah n’était pas certaine qu’elle voudrait d’une telle vie. Elle aimait sa liberté.

Ayah fit demi-tour et retrouva Raven à Harenplaas où se tenait une pièce théâtrale.

« Qu’est-ce qu’ils jouent aujourd’hui ? »

« Le soleil rouge se lève. »

« Ah, je n’aime pas les tragédies. Veux-tu du jus de rizo ? » proposa Ayah devant le regard ravi de sa petite protégée.

Elles passèrent par la rue de Junkar toujours fort animé avec les joueurs d’échecs. Les tables s’alignaient deux par deux sur toute l’allée et le bruit des tavernes proches se ponctuaient par les cris et acclamations des spectateurs à chaque fois qu’une partie se terminait. Ayah comprit en voyant les pièces de Riyal et d’or s’échanger, qu’ils pariaient sur les vainqueurs.

« Tu sais jouer à ça ? » demanda Raven en observant les mouvements visiblement aléatoires des pions.

« Je ne connaissais même pas son existence avant de venir à Lyisstad. »

« Il paraît que c’est un jeu de noble. »

Ayah jeta un coup d’œil sur les joueurs et cru deviner un clochard parmi les favoris du public.

« Mmm… ça m’étonnerait. »

Elles arrivèrent dans une rue plus calme avec des restaurants aux façades sobres et élégantes. A l’étage, des terrasses remplies de clients vêtu de leurs plus belles tenues s’attablaient autour de plats raffinés.

« Es-tu certaine qu’on puisse se payer à boire dans ce quartier ? On va dans quelle taverne ? » demanda Raven.

« Je voulais célébrer mon nouveau travail en allant à la Taverne du Chasseur. Puis qui sait, peut-être que nous rencontrerons quelqu’un d’important puisqu’ils fréquentent tous cet endroit. »

La petite s’arrêta et contempla leurs habits tour à tour.

« Mais, ils ne vont jamais nous laisser rentrer là-bas avec nos deux têtes de déterrés ! Regarde ta chemise, il y a encore la trace d’huile que j’ai renversé sur toi la semaine dernière. »

« Je suis sûr que ça ira. »

« Non, non, ça n’ira pas. Viens, on doit au moins acheter de nouveaux vêtements, ou les voler s’il faut. »

Ayah sortit quelques heures plus tard d’une vieille boutique de vêtements de seconde main avec une chemise qui fut noir une lune mais qui paraissait maintenant grise, et un pantalon de la même couleur délavée. Au moins, tout était propre. Sa petite protégée suivit derrière elle vêtue d’une adorable robe bleue quelque peu fripée sur les manches. Une petite déchirure apparaissait sur son dos, qu’elle cachait en lâchant ses longs cheveux auburn. Cela n’entacha en rien le sourire resplendissant de Raven, qui ne pouvait s’empêcher de contempler son reflet sur chaque vitre de magasin qu’ils passaient.

« Ne trouves-tu pas que c’est bien mieux ainsi ? »

Ayah esquissa un petit sourire, même si la dépense de ses quelques économies ne la rendait pas fort joyeuse. Elles arrivèrent enfin devant la taverne fleurie surplombant une petite colline au quartier Est de la capitale. Son architecture sortait totalement du lot, par sa façade couleur terracotta qu’on disait venu du Cricks et ses fleurs grimpantes entourant la haute porte d’entrée et continuant jusqu’au 3ème étage.

Un garde les scruta une à une, analysant leur accoutrement, leurs chaussures qu’elle réalisa être dans un piteux états. Ils n'allaient pas entrer ainsi si elle n'intervenait pas.

« Vous allez nous faire attendre longtemps ? » ralla Ayah, de son ton le plus hautain possible. « La fille du général Faris nous attends. »

Le garde continua de la scruter, essayant, vainement, de cacher la surprise et la peur qui apparut sur ses yeux par la simple évocation du nom. Elle ne le lacha pas du regard, refusant de perdre cette bataille muette.

« Veuillez m’excuser… »

« Ouvrez-nous la porte, qu’on ne perde pas plus de temps. »

Il les laissa entrer, devant le regard enjoué à peine caché de Raven. Ayah elle, se crispa à la vue de tous les gardes, patrouilleurs et militaires qu’elle repéra immédiatement à chaque coin de la taverne tantôt assis aux tables comme client, tantôt effectuant dans rondes aux différents étages. Sa protégée ne semblait guère s’en souciait, ni même vraiment les remarquer, trop enthousiaste à l’idée de se trouver dans la taverne la plus prisé de la cité. La décoration intérieure sobre contrastait quelque peu avec sa façade si colorée. Des livres recouvraient l’essentiel des murs, lorsqu’ils n’étaient pas enjolivés de chandeliers en or ou de tableaux d’art qu’Ayah ne comprenaient pas.

Elle sonda le reste de la taverne à la recherche d’éventuelles menaces mais ne vit que des gens occupés à boire, rire, profitant de leur temps libre. Elle nota une attitude singulière se démarquer à chaque table ronde. Dans tous les groupes, une personne semblait au centre de toutes les attentions, souvent un noble, voir un membre de la famille royale comme en attestait les gardes aux capes bleu roi caractéristiques. Parfois elle reconnaissait des comédiens qu’elle avait déjà aperçu sur scène.

« Tu penses qu'on pourrait retrouver le prince ici ? » souffla Ayah, nerveuse rienque par l'idée.

« Le prince Samaël ? Il parrait qu'il a plus l'habitude d'aller au Condort. »

« Comment tu sais ça toi ? »

« On se passe le mot dans la rue, à l'affut du danger. Dès que'il y a la prince, cela veut dire qu'il y a des gardes, des espions ou des patrouilleurs cachés quelque part. »

Ayah haussa les sourcils, imprésionné par la petite Raven qui n'avait plus l'air si petite que ça. Son regard fut attiré par une table dans un coin, plus discrète, où était assis trois individus à l’apparence curieuse, avec leur toge noire uniforme et leur crâne rasé, au côté d’autres personnes visiblement fortunées. L’homme en toge qui semblait d’ailleurs être le noyau de cette table étrange, paraissait plus âgé par ses sourcils blancs et un visage marqué de quelques rides.

« Sais-tu qui sont les gens là-bas ? »

Raven jeta un coup d’œil suivant son mouvement discret de la tête.

« Oh, des Feis Nona. Je ne les vois que rarement sortir de la citadelle, souvent pour accompagner le Maître de la Citadelle. »

Ayah sentit son cœur s’accélérer. Le Maître de la Citadelle, une légende vivante, était un érudit aux ressources illimités et un des cinq conseillers du roi. Elle en était certaine, ça devait être lui.

Un homme vêtu d’une impeccable chemise colorée, un tablier noir sur la hanche, s’arrêta devant eux avec un plateau servant un verre en cristal remplit d’un liquide brun qu’Ayah devina être de l’élixir.

« Bienvenues mesdames, puis-je vous proposer une table ? » dit-il en tendant son plateau.

« Combien ? » demanda Ayah avec un regard suspect sur les verres scandaleusement étincelants.

L’homme la dévisagea avec les yeux ronds.

« Oh, ceci ? Mais c’est offert, voyons. »

« Une table par là-bas serait fabuleux, je vous remercie. » affirma Ayah avec son air le plus formel, en pointant du doigt le coin où se trouvait le Maître. « Nous souhaitons de la discrétion, voyez-vous. »

« Bien sûr, mesdames. Veuillez me suivre. »

Elles s’installèrent sur une petite table pour deux, leur élixir devant eux.

« Je n’ose pas y toucher. » affirma Ayah en contemplant les verres.

« Moi non plus. J’ai peur de les salir. »

Elles pouffèrent de rire. La petite finit par prendre son verre délicatement, prenant soin de ne toucher qu’avec le bout de ses doigts.

« Ne le fait pas tomber, s’il te plait. » marmonna Ayah, anxieuse.

Elles passèrent l’après-midi dans la Taverne. Raven profita de chaque goute de son jus tandis qu’Ayah n’osait commander autre chose, effrayé par le prix des breuvages.

« Bon, tu attends quoi pour aller lui parler ? » demanda finalement sa protégée.

« Je ne sais pas quoi lui dire ! J’ai répété en boucle toutes les phrases qui me sont venues en tête. Aucunes n’avaient de sens. Puis, je n’aimerai pas l’interrompre. »

Raven leva les yeux au ciel et bu une petite gorgée de son jus. Ayah se décida finalement à se lever et alla étudier les livres sur la bibliothèque non loin de leur table. Ici aussi, l’organisation des étagères semblaient chaotiques et elle dû se retenir de ranger comme elle en avait tant l’habitude. Après avoir parcouru des yeux tous les livres, elle s’aperçu, étonnée, qu’elle avait déjà lu un grand nombre de ces ouvrages chez Gilda.

« Aucun livre ne t’intéresse ici ? »

« Il semblerait que je les ai déjà tous lu. » répondit-elle avant de se retourner. Elle se figea en reconnaissant le Maître de la citadelle.

« Vraiment ? Ça en fait de la lecture pour une si jeune fille. »

« Je travaille dans une librairie, Maître. J’aimerai penser que cela m’offre un choix intéressant de littérature. »

« Comment as-tu su que j’étais le Maître ? » demanda-t-il, sourcil haussé.

Elle lui expliqua ses constations, choisissant prudemment ses mots. Il l'observait attentivement, comme s'il analysait sa façon de parler en plus du fond de son discours.

« Perspicace à ce que je vois. »

« Et bien, quand on ne trouve rien à lire… »

Il éclata de rire.

« Dans quelle librairie travailles-tu ? Celle de Junkar ? »

« Ah non, une bien plus petite, Maître. Je travaille à la librairie Gilda. »

« Oh madame Gilda ! Comment va-t-elle ? Il faudrait lui demander de te parler des Kaaïns et de lunsor, c’est une experte dans le domaine. Elle pourrait en discuter pendant des heures ! »

Ayah écarquilla les yeux, surprise. Elle ignorait totalement cette information.

« Madame est effectivement fort instruite et cultivée. D’où la connaissez-vous, si je peux me permettre la question ? »

« Nous avons collaboré sur un projet majeur, il y a fort longtemps. »

« Oh ! De quoi s’agissait-il ? »

« Discutons-en à ma table, veux-tu ? Mes articulations ancéstrales te remercieront. » dit-il en avançant vers sa chaise. « Vous pouvez partir, messieurs, je vous remercie. »

Les deux autres hommes se levèrent, l’air visiblement mécontent, et s’en allèrent sans dire un mot. Ayah fit semblant de ne rien remarquer et signala à Raven de venir avec elle. Elles s’assirent en face des deux autres moines qui réagirent à peine à leur arriver. Elle avait à peine rapproché sa chaise pour mieux s’installer qu’un verre apparut devant elle. Elle décida de ne pas y toucher : il fallait être parfaitement sobre pour une discussion avec une personne si importante.

« J’ai souvent fait appel à Madame Gilda pour mes projets liés au monde de la Lunsor. » expliqua le maître. « Le dernier concernait une ancienne légende, celle des Dieux de l’Onyx. »

Ayah réfléchit, se remémorant tous ce qu’elle avait lu sur le sujet. Il n’y avait qu’un seul livre discutant de ce mythe dans la librairie.

« C’est la légende des trois dieux et des lunes jumelles ? »

« Tout à fait. Passionnante histoire qui remonterait à des milliers d’années avant notre civilisation. »

« Alors est-ce vrai, la guerre entre le Dieu du Chaos et du Feu contre la Déesse de la Guerre et la lumière a entrainé la destruction de la lune rouge ? »

« Les quelques traces écrites et histoires transmises au fil des siècles rapportent un récit bien plus complexe que cela, sans quoi nous n’en aurions pas fait un projet entier. Le fruit de ce travail est un ouvrage de plus de 950 pages. »

Elle le dévisagea, intriguée. Le livre qu’elle avait lu sur le sujet ne faisait pas plus de 100 pages.

« Y a-t-il vraiment eu une lune jumelle ? »

« Si la réponse était si simple, on l’aurait déjà su. Au Brahaum, on affirme sans hésitation que c'est le cas, au Cricks, les croyances sur le sujet sont plus vagues. Chez nous, la seule chose qui compte c'est les preuves, et celle-ci sont pauvres qu'elles aillent dans un sens ou dans l'autre. »

« Fascinant ! Où peut-on trouver cet ouvrage alors ? »

« A la Citadelle, évidemment. »

« Évidemment. » répéta-t-elle avec un petit sourire triste.

« Où tu es la bienvenue pour le découvrir. »

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