30. Aravel

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Elle a un lien avec le passé, le présent et l’avenir… L’Armée Noire se réveille. Devant cette créature, deux chemins à l’horizon, un seul destin… Immortelle. Sa Lunsor est pure. Ancestrale... Elle vous mènera vers votre gloire, ou vers votre perte. Elle vous guidera vers la lumière, ou vers les ténèbres de la Terreur Éternelle.

« Un autre verre, monsieur ? »

Aravel cligna des yeux et leva la tête. Plongé dans ses ruminations, il avait presque oublié qu’il se trouvait dans une taverne bondée de la cité marchande de Sikar. Il hocha la tête et on le resservit.

Il avait voulu s’arrêter un peu avant de transplacer à Adryana. Il était temps d’annoncer à ses alliés qu’il avait enfin la confirmation qu’il voulait : l’être qu’il recherchait était bien là. Mais il devait être prudent, réfléchir minutieusement à ce qu’il allait dire.

Le vieux mage ne cessait de repenser à l’entièreté des paroles de l’Oracle, désormais gravée dans son esprit. Commettait-il une grave erreur en ignorant la seconde partie de la prophétie, en omettant la vérité à Frej et le reste de la communauté Kaaïn ? Il le savait maintenant : cet être était non seulement bien réel, mais il était déjà capable de pencher vers la lumière ou vers les ténèbres d’un instant à l’autre. Le retrouver au plus vite s’avérait donc d’autant plus impératif afin de le mener vers le droit chemin.

« L’empêcher de tomber dans la folie du prince… »

L’homme assis à côté leva la tête, lui lançant un regard interrogateur. Le vieux mage ne s’était pas aperçu qu’il avait parlé à voix haute. Aravel l’ignora et but à grosses gorgées son verre.

Il se tourna vers les musiciens qui entamaient une chanson bien connue des lyssois. Lui n’aimait pas ces mélodies, il préférait celles de son enfance avec les rythmes saccadés des tambours et de l’oud ancien qui n’existait pas dans ces contrées. Le mage aperçut une jeune fille dansant avec son compagnon. Celle-ci ressemblait vaguement à sa chère Irène ; elle aussi transpirait la joie de vivre. Son sourire atteignait ses yeux, et elle riait aux éclats alors qu’elle dansait énergiquement au rythme de la musique.

« Je suis certain que tu aurais été heureuse aussi, de voir tous nos progrès. » murmura-t-il. « Ton sacrifice ne sera pas en vains, ma fille. Je tiendrai ma promesse, jusqu’à ma mort. »

Le vieux mage finit le reste de son verre d’une traite et s’en alla sans payer, ignorant les cris du tavernier qui le pourchassait derrière lui.

Il disparut en un clin d’œil pour arriver à Adryana, à mille lieux de Sikar. Il inspira profondément l’air frais et familier de la cité.

« Le Grand mage vient de transplacer ! »

Un enfant accourut vers lui et sauta dans ses bras.

« Rafi ! Regarde-moi ça, tu es un géant maintenant ! »

Le petit rit aux éclats.

« Et je serai aussi grand que toi une lune, tu verras ! Dis, quand m’apprendras-tu à transplacer comme toi ? »

« Ah, quand tu seras un peu plus grand, promis ! »

Rafi hocha la tête, enthousiaste, et repartit en courant vers ses parents qui saluèrent Aravel d’un air chaleureux. Il marcha dans les ruelles fleuries de la cité et vit le petit rejoindre d’autres enfants sur l’herbe de la grande place d’Adryana. Un grand sourire se dessina sur son visage fatigué. Il avait toujours voulu avoir un enfant, mais le destin en avait décidé autrement.

Non loin des petits qui jouaient, leurs parents discutaient, tout en gardant un œil sur eux. Si certains visages lui semblaient familiers, d’autres étaient nouveaux. La cité d’Adryana demeurait la plaque tournante des réfugiés Kaaïns, certains s’y installant définitivement, d’autres restant simplement de passage. Il n’était donc pas inhabituel d’y voir de nouveaux visages.

« Mais qui vois-je là ? »

Aravel se retourna et vit Frej. Il sentit son cœur faire un bon. Peu importe les années, voir le grand sourire de son bien aimé lui faisait toujours le même effet.

« Tu sais que tu as le droit de revenir ici faire une petite pause plus souvent ? »

« Tu crois qu’un vieillard comme moi a encore le temps de faire des ‘‘petites pauses’’ ? »

Frej rit et le prit dans ses bras. Aravel déposa un baiser sur ses lèvres. Il lui avait tant manqué.

« Dis-moi que tu as de bonnes nouvelles, mon cher. »

Le vieux mage acquiesça avec le sourire.

« Rassemble tout le monde au coucher du soleil, à l’endroit habituel. »

Non loin de la cité d’Adryana, une énorme forêt, dense et inquiétante, s’étendait à perte de vue. C’était là que les Kaaïns venant de partout dans le royaume se réunissaient. En quelques heures, plusieurs centaines de mages, des métamorphes, des Kaaïns en tout genre étaient venues, se regroupant dans une place au centre de la forêt. Certains Huldra, ces créatures de la forêt qui ressemblait à des petits hiboux blancs, s’agrippaient sur les branches des arbres lorsque d’autres se faisaient encore plus discrets et regardaient la scène, au loin. Aravel jeta un coup d’œil autour de lui. Il reconnut de nombreux visages, dont celui de son ami, Sajil, qui avait répondu à l’appel.

« Vous vous demandez certainement pourquoi je vous ai rassemblés ici si soudainement. » déclara Aravel, utilisant de la Lunsor pour amplifier sa voix et se faire entendre par tous. « Mais le temps est venu mes frères. La prophétie est en train de s’accomplir : l’être que nous attendions est arrivé. Je l’ai senti : son aura est époustouflante, son énergie, infinie. Ressentez là, voyez par vous-même. »

Il inspira et relâcha ses souvenirs à toute la forêt. Grace à un sort simple, il était capable de les transmettre directement dans la pensée de tous les êtres présents dans la forêt. Il partagea les images de destructions à Askapor, la maison détruite comme par un cyclone, et cette Tour anti-lunsor emportée dans un cratère sans fond. Aravel remarquait autour de lui les regards changer. Tout le monde revivait la scène comme s’ils y étaient. Des murmures se faisaient entendre un peu partout dans la foule.

« Ce que tu nous montrrres là Grand mage, ne prrrouve rrrien. » s’exclama une ombre qui surgit de l’obscurité de la forêt.

L’ombre s’avança et révéla un être de poussière, ni gazeux ni vraiment solide. Sa silhouette était fluide, en constant mouvement. Un visage se dessinait petit à petit, flou, ses traits aussi inconstants que son être tout entier. Des yeux noirs surgirent de la poussière sur son visage sans réel limite : une créature des ombres appelé schaduwmensen. Une bouche semblait se dessiner dans le vide.

« Comment peux-tu être cerrrtain que c’est bien l’être dont nous parrrle la prrrophétie ? » Sa voix basse ressemblait presque au souffle grave d’un vent glacial, amplifiée par le roulement de ses ‘r’. « Tout ce que je vois là, c’est un déferrrlement incontrrrôlé de haine et de violence. Rrrien, absolument rrrien, ne nous dit que cette crrréature coopérrrerait avec nous. Ça pourrait être une bête sauvage et déchainée incapable de rrraison. On ne sait même pas si cette dernière attaque est l’œuvre d’un seul individu ou d’un grrroupe. »

« Je comprends tes doutes, Bahal. » répondit Aravel qui s'était attendu à une telle réaction de sa part. « Premièrement, il n’y avait aucune autre aura de Lunsor significative dans le village. Ensuite, crois-moi, ce n’est pas une bête sauvage, il n’y a rien d’incontrôlé dans son pouvoir et la haine n’est pas la seule chose qui l’anime, laisse-moi te le prouver ».

Le Grand mage relâcha un nouveau souvenir avec force, revivant sa rencontre avec le prince Samaël, l’étendue du pouvoir qu’il avait ressenti à travers cette blessure pourtant ancienne. Les murmures reprirent. Tout le monde savait qu’il n’existait pas d’antidote à la Morodora.

La forêt s’anima avec ce souvenir. Quelqu’un cria « Traitre » dans la foule et d’autres répondirent par des cris incompréhensibles. Bahal lui, semblait toujours incertain, il s’apprêtait à répondre lorsqu’un mouvement se fit sentir dans la foule. Une vieille femme sortit de la masse. Aravel la reconnu tout de suite : Neemah. La créature de l’ombre recula, lui laissant de la place au centre du cercle, et inclina sa tête avec respect.

Neemah était une femme chétive, se tenant sur sa canne le dos plié en deux. Elle avait de longs cheveux frisotés, blanchis par le temps.

« Ta naïveté m’agacera toujours, Aravel. » dit-elle calmement.

Sa voix était douce et pourtant la Lunsor qu’elle contenait portait sur toute la forêt. Certaines créatures se cachèrent derrière les branches par crainte et le mage était persuadé d’avoir vu des Huldras s’envolaient encore plus haut dans les baobabs géants.

« Tu sais très bien que tout ceci n’est pas suffisant. Sais-tu seulement quelle armée nous avons devant nous ? Pire, te rend-tu comptes que dès que les autres Royaumes apprendront notre existence, ils se rallieront et nous décimeront. C’est du suicide ! Une jeune fille avec des pouvoirs de guérison et capable de détruire une prison anti-Lunsor, c’est beau mais ce n’est rien. Je refuse de jeter les miens dans un massacre assuré. »

Aravel lui lança un regard irrité. La façon dont elle minimisait l’ampleur de ses capacités était aberrante. Ce n’étaient pas de simples pouvoirs de guérison qu’elle avait démontré, c’était bien plus. Pourtant, une vague d’acquiescement se propagea dans la foule. Aravel devait faire quelque chose.

« Ton inquiétude est parfaitement compréhensible Neemah » répliqua-t-il. Il se tourna vers le reste de la foule. « Mais je ne vous demande pas ici de vous lancer dans une guerre incertaine. Je vous demande de m’aider à retrouver cette être. Vous connaissez tous parfaitement la prophétie. Il est de votre droit d’y croire ou pas. Cependant, la vérité est là : son pouvoir, je l’ai senti. J’ai vu ce qu’on pourrait accomplir avec elle de notre côté. Je vous ai apporté la preuve de son existence et je lui laisserai à elle, cet être unique décrit par l’Oracle, de vous montrer ce dont elle est capable. Après cela seulement, nous rediscuterons d’une guerre éventuelle, la décision restera la vôtre. »

La foule resta silencieuse, la peur était pesante. Bahal émit un râle effrayant, et Aravel avait compris avec le temps, qu’il s’agissait là en fait d’un soupire.

« Cerrrtes, mais je ne comprrrends pas pourquoi tu es si cerrrtain que cette fille est l’être soi-disant prrrophétisé. Ce serait affrrreusement précoce de se mettre à la trraquer. »

Aravel serra les poings. Il fut un temps où il aurait envoyé une nuée de lunsor en guise de baffe au lâche de Bahal, emporté par son sang chaud de brahaumien. Heureusement, il n’était plus si téméraire, même s’il savait parfaitement que tout ce que la créature de l’ombre cherchait à faire maintenant et comme toujours, c’était semer le doute dans l’esprit des gens pour opérer à tout moment à risque minimal. La terreur à l’idée d’entrer en guerre était réelle, omniprésente et personne n’osait prendre une telle décision.

« Parfois je me demande comment des êtres aussi lâches que vous ont réussi à survivre si longtemps » déclara soudain une petite voix.

Le son venait d’un être si minuscule que son mouvement était la seule chose qui le rendait visible à l’œil nu. Il s’avança et brusquement, se transforma. D’un minuscule insecte, il se métamorphosa en un tigre d’une taille monstrueuse, un prédateur d’une présence époustouflante. Ses yeux de félins brillaient dans la nuit.

« Cela fait des centaines d’années que nous nous cachons, enfouis dans nos trous comme des rats. Toutes les lunes nous entendons les histoires venant du Cricks et nous fermons les yeux. A chaque levé du soleil, les nôtres se font décapiter tel du bétail, démembrer, bruler vifs. Et lorsqu’on nous offre ne serait-ce qu’un espoir d’en finir une bonne fois pour toutes, qu’est-ce que vous faites ? Vous baissez les yeux et vous fuyez. Des cafards, c’est ce que vous êtes. Par l’aura d’Asal Ahaan… Vous me dégoûtez. »

La foule derrière lui explosa. Tout le monde se mit à parler en même temps, certains tentèrent de sortir de la masse pour attaquer le tigre. Neemah se redressa, leva sa canne et murmura des mots dans une langue ancienne, chargée de Lunsor. Une vague d’énergie se propagea dans la foule. Soudain, tout le monde se tut, comme étouffés par une main invisible. La foule s’immobilisa tel un seul homme.

« Merci Neemah. »

Tout le monde reprit le contrôle de leur mouvement mais personne n’osa parler ni bouger. Elle terrifiait chacun d’entre eux, sauf le tigre qui soutenait son regard sans la moindre crainte. Neemah, un sourire effrayant aux lèvres, ne daigna pas lui répondre.

Aravel se retourna vers le tigre et le dévisagea d’un regard triste.

« Souli, mon ami, je comprends d’où vient ta colère et elle est légitime… Mais insulter les tiens ne nous aidera pas et ne t’aidera pas toi-même. » Aravel soupira. « Il est absolument primordial de rester solidaire. Il est parfaitement compréhensible que nous ayons besoins d’une assurance avant de se lancer dans une guerre qui, oui c’est certain, sera sanglante. Mais Souli ici a raison sur un point : ne rien faire est inacceptable. Encore une fois mes amis, je ne vous demande pas ici de vous engager dans une guerre mais seulement de rassembler nos forces et de retrouver un nouvel allié, potentiellement puissant. Laissez-lui la chance de vous le prouver. »

La forêt était désormais inhabituellement muette. Tout le monde absorbait ses mots. Le silence était tel que les arbres et leurs feuilles, étrangement immobiles, semblaient aussi plongés dans leur pensés.

« Je suppose qu’il n’y a effectivement rien à perdre à la chercher » finit par répondre Neemah d’un ton toujours posé. « Cependant, il faudra être prudent, ne pas nous révéler, rester discrets. Nous avons déjà tous des espions un peu partout sur le territoire. Les Sentinelles pourraient nous aider également. »

La foule semblait satisfaite de ce compromis. C’était certes peu mais Aravel le savait : il tenait là une première victoire.

« Puis-je proposer quelque chose ? » demanda timidement un jeune garçon, les yeux brillants d’enthousiasme.

Il se tenait dans la foule à la limite du cercle central, arrivant à peine à hauteur des hanches des deux femmes à côté de lui. Il n’avait probablement pas plus de douze ans et si on regardait trop vite, on croirait que c’était une enfant comme une autre. Le gamin avait de grands yeux verts perçants, mais quelque chose d’inquiétant se cachait derrière son regard : l’innocence de l’enfance n’était plus qu’un lointain souvenir. Aravel ne pouvait qu'imaginer quelles horreures il avait pu voir dans son enfance à la frontière du Voile des Ames Perdues.

« Bien sûr Killy, tout le monde a le droit de s’exprimer ici »

Un sourire malicieux se dessina sur ses lèvres. Voyant que l’attention était désormais sur lui, il se lança :

« Vous avez dit, et justement, qu’attaquer ce royaume alerterait très certainement les autres territoires. Pourquoi ne pas les devancer et commencer dès à présent à joindre à nous nos frères et sœurs vivants dans les autres royaumes de Menaskalig ? Notre cause est commune, elle va au-delà de ces stupides frontières qu’ont tracé les humains. »

Beaucoup semblaient tout de suite approuver l’idée, mais certains paraissaient réticents : les autres territoires étaient peu connus. Les différents royaumes se méfiaient sans cesse les uns des autres, les barrières linguistiques n’aidant pas dans la construction d’une communication et coopération efficace. La confiance serait difficile à construire.

« Je prrropose d’aborrrd d’en savoir plus sur les crrréatures des autrrres rrroyaumes. » répliqua Bahal devant le regard lassé d’Aravel. « Pour leur fairrre confiance, il faudrrrait d’abord mieux les connaître. Envoyons des obserrrvateurs un peu partout. »

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