46. Ayah

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« Tu vas repartir voir Sib tout à l’heure ? » demanda Raven tôt ce matin-là, alors qu’elles s’apprêtaient à quitter la Citadelle.

Ayah acquiesça.

« Je reviendrais sans doute tard ce soir. Avant de filer, tiens : il y a une cinquantaine de pièce dedans, tu peux acheter à manger si je ne suis pas là à ton retour. Il devrait y en avoir assez pour tes amis aussi. »

Ayah lui tendit une bourse à moitié remplie. Raven sourit et hocha la tête.

« Merci. Essaye quand même de pas rentrer trop tard, s’il te plait ? Comme ça on peut jouer aux cartes. »

Elle sourit et hocha la tête avant de déposer un baiser sur son front.

Ayah se demandait ce qu’elle apprendrait cette lune avec Sib. Celle-ci lui avait déjà enseigné tant de choses durant leurs première séances ; comment les habitants de Lyisstad se comportaient, leurs habitudes vestimentaires, culinaires, la musique qu’ils écoutaient, les denses qu’ils aimaient, les livres qu’ils lisaient. Elle apprit par exemple que le roman le plus populaire en ce moment était la conquête interdite, racontant l’histoire d’une jeune fille pauvre d’une petite cité avoisinante de Lyisstad, dans son ascension sociale à la cité Royale. Ayah était partie acheter le livre chez Gilda et ne l’avait guère trouvé intéressant. Si l’ignorance palpable de l’élite vis à vis de la situation du reste de la population la fit rire au début, elle finit par en être ennuyée au fil des pages.

À la quatrième séance, la vendeuse lui enseigna leur manière de parler si polie, codifiée. Tout était tellement plus compliqué que ce qu’elle avait connu à Askapor. Ici, à la capitale, les nobles aimaient se démarquer par un vocabulaire excessivement enrichi, n’usant jamais des mêmes adjectifs dans une seule phrase. Ce n’était pas le cas de Samael et ses amis pourtant… Peut-être était-ce propre à la génération précédente. Ayah avait quelque peu perdu le fil de la conversation lorsque Sib avait énuméré en détail les différentes façons pour dire « belle robe » en lyssien classique. Ayah se demandait comment elle savait tout ça mais sa seule réponse demeurait : ‘on pose pas d’question avec Sib’.

Aujourd'hui marquait la cinquième séance avec Sib et cette fois-ci, cette dernière se décida à lui apprendre comment manier l’épée. Elle lui avait déjà montré quelques mouvements de base mais Ayah le savait, elle devait s’entrainer, même seule, pour devenir meilleure. Ce n’était pas gagné. Avant ça, elle n’avait jamais eu à tenir une épée et ou une arme quelconque de sa vie. Mais Ayah voulait aussi apprendre à utiliser sa Lunsor. A part pour guérir les autres ou elle-même, elle n’avait aucune idée de comment s’en servir.

« Comment puis-je faire appel à ma Lunsor pour me défendre ? » lui demanda Ayah, après avoir reçu un violent coup de bâton coup au pied, la faisant tomber.

« Je suis une alunsi, ce n’est pas à moi qui faut d’mander. » répondit-elle. « Puis, j’te conseille vivement d’apprendre à pas en dépendre. Comment tu vas faire si tu t’fais prendre et que tu t’retrouves les mains enchainées par des menottes anti-lunsor des patrouilleurs, hein ? »

Ayah sentit tous ses muscles se crisper à l’évocation de ce souvenir. Mais Sib avait raison ; elle devait être capable de se défendre sans ses pouvoirs.

« Beaucoup trop de Kaaïns oublient ce que c’est que d’se battre sans lunsor. C’est comme ça qu’ils s'font avoir si facilement. Ces idiots s’habituent à la facilité. Tu veux désarmer quelqu’un ? Facile, il y a un sort pour ça. Tu veux faire surprendre ton adversaire ? Facile, y a qu’à transplacer. Tu veux faire éclater tes adversaires ? Facile, y a de la Lunsor pour ça. Et tu fais comment quand y a plus tout ça, hein ? Tu crèves. Super. Bien joué. »

Sib leva son bâton et s’élança vers elle. La jeune fille essaya d’esquiver mais Sib était trop rapide. Elle parvint à la désarmer, une énième fois. Ayah ramassa son bâton, essoufflée. Elle avait besoin de s’arrêter un peu.

« Mais… Tu as l’air de dire qu’on peut faire tant de choses pratiques avec ! Si on utilise sa lunsor correctement, on peut éviter toutes ses situations non ? Pourquoi se limiter ? »

La vendeuse lui lança un regard sévère et lui montra la chaise à côté.

« Assieds-toi. Je vais t’raconter deux évènements que j’ai vécus y a pas si longtemps qu’ça. » Elle but un verre d’eau et continua : « J’étais à Sikar l’autre fois, et j’ai vu un vieil ami qui m’a parlé de son ami, Kaaïn lui aussi, mais de moyen rang. Il m’a dit… »

« C’est quoi un Kaaïn de moyen rang ? »

Sib la dévisagea longuement, visage crispée, mâchoire serrée et Ayah comprit son erreur.

« Excuse-moi, je ne voulais pas t’interrompre ! »

« Décidément, t’as grandi dans une grotte ou quoi ? » Sib cracha par terre puis reprit : « Pour faire simple, un Kaaïn de moyen rang, ça veut juste dire que s’il se bat, Lunsor à lunsor, contre un Kaaïn de haut rang, il s’fait laminer. La même pour un Kaaïn de bas rang contre un moyen rang. »

« Et un Alunsi s’fait laminer par tout le monde ? »

Ayah fit semblant de poser la question innocemment, mais en réalité, elle voulait lui montrer qu’elle avait raison de vouloir apprendre à se défendre avec sa lunsor. Mais Sib n’était pas dupe. Elle semblait exaspérée par sa remarque.

« J’ai dit s’il se bat lunsor à lunsor, c’est à dire qu’on compare leur force seulement en terme de Lunsor pure. Ajouter les Alunsi dans l’mix, ça n’a aucun sens. »

Ayah hocha la tête. Sib continua :

« Je disais. Mon ami connaissait quelqu’un qui cherchait souvent les embrouilles avec les patrouilleurs, tu vois, le genre rebelle à se mélanger avec ces crétins radicaux d’Aravel et compagnie... »

Ayah n’avait aucune idée de qui elle parlait mais elle n’osa plus l’interrompre.

« Puis une lune, y a eu une altercation avec un groupe d’patrouilleurs. Seulement, c’est Sikar, une cité marchande importante ; y a toujours beaucoup de patrouilleurs qui rodent là. Alors ils ont appelé du renfort et ils se sont r’trouvés à huit contre ce pauv’ gars. Il a paniqué et pour cause ; ils allaient l’jeter dans une de ses maudites Tours. Il s’est défendu, a réussi à tuer presque tous les patrouilleurs en utilisant beaucoup trop de Lunsor. Tu sais ce qu’il lui ait arrivé ? »

Elle fit non de la tête rapidement, voulant savoir le reste de l’histoire.

« Il a utilisé tellement de Lunsor, qu’il a drainé toute son énergie et il en est mort. »

Ayah écarquilla les yeux. Elle ignorait qu’une telle chose était possible.

« Comment peut-on éviter ça ? »

« Et bah déjà ne soit pas stupide et ne va pas t’battre avec des patrouilleurs ! Ils voulaient des embrouilles avec eux, ebah voilà ! Qui cherche trouve, qu’elle m’disait toujours la vieille. Et puis c’est ce qui arrive quand on se mêle à ses extrémistes… »

Ayah baissa les yeux et perdit le fil de ce qu’elle disait. Elle était encore plus effrayée à l’idée d’user de sa lunsor désormais.

« …Et l’autre vieux grincheux là, même après la mort d’Irène, il veut toujours pas laisser tomber ! Cinq rebellions de Kaaïns dans l’histoire, tous ont échoué. Un moment, il faut apprendre à arrêter, merde. »

« Tu as dit que tu avais deux évènements à me raconter. »

« Ah oui ! C’est bien, c’est bien, tu es attentive. » répondit Sib. « À Mirad, un enchanteur… Tu sais c’que c’est qu’un enchanteur ? »

Ayah soupira et fit non de la tête. Elle était réellement ennuyée de ne rien savoir du monde des Kaaïns.

« Ce sont des Kaaïns qui peuvent influencer tes émotions. De grands séducteurs, ils absorbent la Lunsor par le sexe de c’qu’on dit. Il paraît que les plus puissants d’entre eux peuvent lire dans tes pensées, changer tes souvenirs tout ça, tout ça… »

Ayah la regarda, effrayée. Si de telle Kaaïns existaient, alors même ses pensées les plus intimes n’étaient plus en sécurité.

« Bref, un enchanteur qui travaillait dans une maison close à Mirad aurait absorbé trop de Lunsor après une orgie… » Sib éclata de rire en voyant son regard effaré. « Oui, oui tu m’as bien entendue : une orgie ! D’autres Kaaïns auraient participé aussi, ce qui n’a probablement pas aidé non plus. L’Enchanteur a fini par absorber beaucoup trop d’Lunsor et il a perdu le contrôle. Tout le monde est d’venu complétement barge dans la maison close, lui compris. Ça a dégénéré très rapidement, vu qu’il pouvait plus rester discret. Et puisqu’il était trop dangereux, tu sais, prit par la folie du prince, les patrouilleurs ont fini par incendier tout l’bazard plus tôt que s’approcher de lui. »

Ayah se figea. Elle ne s’était pas attendue à une histoire si horrifiante.

« Prit par la folie du prince ? »

« Oh c’est qu’un truc qu’on dit quand des Kaaïns absorbent trop de lunsor, ils perdent la tête comme le prince aux yeux de glaces. J’espère que tu la connais cette légende là quand même ? »

« Oui, oui, je connais. » dit-elle rapidement, refusant d’entendre encore parler de ces vieux contes. « Donc, il ne faut pas trop utiliser ni trop absorber de Lunsor. »

« Hmm. » confirma Sib, perdue dans ses pensées. « C’est pas pour rien qu'les humains nous détestent, tu sais. C’est à cause de cette Lunsor... Si tu veux mon avis, il faudrait que tout l’monde mettent des colliers anti-lunsor ou quelqu’chose comme ça, pour arrêter ces atrocités. On a pas b’soin de ça… »

Ayah retourna à la Citadelle et lut quelques livres sur les rebellions Kaaïns. Elle n’apprit pas grand-chose si ce n’est qu’il y en avait eu cinq par le passé comme avait dit Sib. Elles étaient de moins en moins importantes au fil des siècles et la dernière ne dura qu’un cycle lunaire. Ayah pouvait comprendre pourquoi beaucoup, comme Sib, ne voulaient plus refaire les mêmes erreurs que par le passé. Certainement avait-elle raison : rester discret, se fondre dans la masse et tout irait bien.

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