68. Ayah

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Mon prince aux yeux de glace.

Ayah était assise sur son lit, serrant ses jambes contre elle. Elle sentait son cœur battre à toute allure. Elle n’arrivait plus à avancer dans sa lecture du journal depuis qu’elle avait traduit ces pages-là, essayant d’y trouver un sens. Mais cette phrase ne pouvait signifier qu’une seule chose : le journal du dragon appartenait à nul autre que le Général de l’armée du Roi Vengeur, qu’on surnommait parfois ‘‘le prince aux yeux de glace’’. Il était l’être légendaire qui aurait assassiné la dernière Impératrice des humains, marquant le début de l’ère de la Terreur Éternelle. Le dragon était le prince.

Pendant des cycles lunaires, Ayah avait plongé dans les pensées les plus intimes de ce jeune garçon innocent a qui l’on avait tout arraché. Elle rêvait parfois encore de sa voix qui lui faisait d’étrange sensation. Elle avait ressenti sa souffrance, sa douleur ; ce garçon brisé par la cruauté des humains, pétrifié rien qu’à l’idée de sortir affronter la lumière du jour, paralysé par ses peurs : elle avait ressenti sa solitude, sa détresse. Elle s’était reconnue dans sa souffrance, elle y avait vu ses propres blessures. Mais si les légendes étaient vraies, alors ce garçon n’avait rien d’innocent. Il était l’arme la plus puissante du Roi Vengeur. Il était la créature qui avait brisé l’Impératrice, qui avait assassiné par centaines de milliers ; mères, pères et enfants. C’était un monstre, un criminel de guerre.

Ayah n’arrivait pas à y croire. Les légendes devaient être faussées. Le garçon qui avait écrit ces lignes n’était pas un monstre sanguinaire, un meurtrier sadique et sans pitié. C’était seulement un garçon brisé, perdu, à la recherche de réponse, seul face à un monde qu’il ne comprenait pas et qui ne le comprenait pas. Un garçon qui apprenait à peine à appréhender ses pouvoirs, à les contrôler… un peu comme elle. Il ne pouvait pas être un monstre.

Essayant de calmer tant bien que mal les battements de son cœur, Ayah ferma les yeux et inspira profondément. Elle n’était pas certaine de comprendre ce qu’elle ressentait. Était-ce de la peur ? de l’incompréhension ?

Elle s’écroula sur son lit et ferma les yeux.

Dans les méats de mon esprit obscur, je me suis perdu. Dans ma quête de réponses, de bonheur : je me suis perdu.

Elle pouvait entendre sa voix chargée de lunsor, sentir les pensées d’un esprit tourmenté dire ces mots.

« Tout ce que tu voulais c’était être aimé, être heureux… »

Avait-il été heureux ? Que lui était-il arrivé ? Était-il fou maintenant ? Ayah prit sa tête entre ses mains. Parfois, elle devait se rappeler que la personne qui avait écrit ce journal était morte il y a presque mille ans de cela.

« Ton fantôme suffit à me faire perdre la tête. » dit-elle en pouffant de rire.

Elle se redressa et relut encore les derniers chapitres avec attention. La signification des mots lui paraissait bien différente maintenant qu’elle savait qui en était l’auteur. Le prince aux yeux de glace. Elle s’attarda sur certains passages et se demanda pour la première fois qui était réellement cette mystérieuse guérisseuse, cette ‘‘déesse’’ comme il l’appelait. Elle semblait à la fois le fasciner et le terrifier. C’était clairement une personne centrale dans sa vie. Pourtant, jamais il n’y avait de mention dans les légendes de guérisseuse ou de déesse. Dans la plupart des mythes relatant son histoire, rien ni personne ne semblait surpasser la puissance et la lunsor du prince, si ce n’est le Roi Vengeur lui-même.

Ayah se figea ; et si le Roi était en fait une Reine ?

« Ah non, non, non. Je ne vais pas commencer à remettre en question même les bases de mes connaissances. »

C’était impossible. Dans tous les livres qu’elle avait lus sur le sujet, la seule chose qui semblait claire c’est qu’il s’agissait d’un Roi. Le Roi Vengeur. Quelque chose clochait.

Ayah se leva. Peut-être devrait-elle en parler au maître. Mais ne serait-ce pas plus judicieux de ne rien lui dire ? Ayah se précipita vers la cheminée avec le parchemin qu’elle traduisait s’apprêtant à bruler la dernière page et hésita près du feu. Était-ce une bonne idée ? Elle ne pouvait pas faire ça. Le maître n’était pas dupe. Il remarquerait qu’il manquait un chapitre entier. Il suffirait pour lui de comparer le texte original pour voir ces pages non traduites. Elle finit par reculer du feu.

Elle se décida donc finalement de lui partager ce qu’elle avait appris. Il finirait par l’apprendre toute façon alors autant qu’ils en discutent ensemble. Elle avait besoin d’en parler. Ayah entra précipitamment dans la chambre du maître. Il était assis à sa table de travail, plusieurs livres ouverts, écrivant hâtivement sur son parchemin.

« La traduction avance ? » demanda-t-il sans lever la tête de son travail.

Ayah lui montra la dernière page qu’elle avait traduite. Le maître prit le parchemin avec délicatesse et lut. Il leva les yeux vers elle, ahuri.

« Le prince aux yeux de glace ? C’est… Peut-être que ça n’a rien avoir avec le Général de l’armée du Roi Vengeur. Peut-être est-ce simplement un surnom ou une expression quelconque » affirma le maître, toujours abasourdi.

« Vous avez dit vous même que le manuscrit date d’il y a plus de neuf-cents ans. Ça coïncide parfaitement avec l’ère du règne des Kaaïns. Je ne crois pas que ceci est un hasard. » déclara Ayah, certaine de sa théorie.

Le maître relut les dernières pages qu’elle avait traduit.

« Si ceci est vrai… Je n’ai pas de mot. »

Il lut les pages précédentes rapidement.

« C’était lui le dragon ? Tout ceci est fascinant. Fascinant » dit-il finalement.

Il se leva et sortit de la pièce. Ayah le suivit. Il descendit, se dirigeant vers une des salles où étaient entreposés les livres. Il semblait savoir parfaitement où il allait. Ayah se perdait encore entre les étagères, les milliers de manuscrits, les centaines de pièces de la Citadelle. Le maître lui, était chez lui. Il connaissait l’endroit mieux que tout. Il s’arrêta devant une des étagères et prit plusieurs livres.

Il en ouvrit un et alla directement vers une page à la fin du livre.

« Là » murmura-t-il.

Il lui tendit le livre et lu. Il était mention de plusieurs légendes sur l’armée du Roi vengeur.

« Il a de nombreuses fois été décrit l’existence d’un dragon dans l’armée du Roi Vengeur mais jamais de mention du fait que le prince et le dragon était en fait une seule et même entité. »

Elle continua de lire. Encore une fois, quelque chose semblait ne pas coller. Dans toutes les histoires qu’elle avait lues, toutes les légendes qu’elle avait entendues, le Roi avait créé de lui-même toute son armée. Le prince serait l’une de ses premières créations.

« Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Comme vous avez pu le voir dans mes traductions, le prince a été sauvé, ou ramené à la vie si l’on doit comprendre le journal de façon littéral, par une femme, une personne qu’il appelle parfois la guérisseuse ou encore la déesse. Il n’y a jamais de mention du Roi Vengeur. »

Le maître fronça les sourcils. Il ouvrit un autre livre et feuilleta les pages. Il parcourut le livre rapidement.

« Es-tu certaine qu’il parle d’une guérisseuse et non pas un guérisseur ? D’une déesse et non pas un dieu ? Tu as déjà dit auparavant, que certaines choses dans ce langage ancien étaient difficilement traduisibles à notre langue. Peut-être les pronoms le sont également. »

Ayah réfléchit. Elle n’avait jamais pensé à ce problème-là. Elle ne pouvait pas expliquer comment elle comprenait ce langage ; celui-ci n’avait rien d’habituel. Le sens des mots, la signification des phrases, n’était pas un simple enchainement de symboles et de mots qui, assemblés, donnait un sens unique. Tout passait par une compréhension émotionnelle et physique des idées. Le langage de ce journal était fait de Lunsor. On ne le comprenait pas vraiment, on le ressentait. Chose qui pouvait poser un réel problème : si l’interprétation du livre dépendait entièrement de son ressenti, quelque chose de purement subjectif, alors on pouvait facilement donner une signification différente suivant les lecteurs. Peut-être avait-elle compris « guérisseuse » car elle pouvait s’y identifier plus facilement. Elle avait déjà plusieurs fois utilisé son pouvoir pour sauver quelqu’un, pour guérir autrui. Peut-être se voyait-elle simplement en cette personne.

« Non, je ne peux pas être certaine » répondit-elle simplement.

Le maître l’observa, pensif.

« Ce ne serait cependant pas étonnant que les légendes soient faussées. Tout est possible. »

Ayah leva les yeux vers lui.

« Pourquoi étiez-vous si certain que ce manuscrit était important ? Avant moi, vous étiez incapable de le traduire correctement. Vous ne pouviez pas savoir que ce manuscrit appartenait au prince. D’où vient-il ? »

Le maitre se retourna et sortit de la pièce. Elle le suivit. Elle ne pensait pas qu’il lui offrirait des réponses, mais elle devait au moins insister.

« Si vous voulez une traduction parfaitement fidèle du manuscrit, il me serait fort utile de connaître son origine. Était-il dans les mains d’autres personnes au fil des siècles ? Si oui, alors il est parfaitement possible de penser que certaines choses auraient pu être rajoutées par une tierce personne. Si ceci est une possibilité, alors je devrais être plus vigilante à l’écriture, je devrais faire plus attention à d’éventuels changements inexpliqués de style, de personnalité. Mais je dois savoir à quoi m’attendre. Comment vous l’êtes-vous procuré ? »

Ils étaient retournés dans ses chambres. Il se rassit sur sa chaise et relut la dernière page qu’Ayah avait traduite. Il leva les yeux vers elle et dit finalement :

« Il y a plus de quarante ans, j’ai envoyé un groupe de Feis Nona récolter des informations sur le Voile des Ames perdues, tout ce qu’ils pouvaient trouver qui aurait un lien quelconque avec ce voile. Pendant des années, Ils ont ratissé le royaume, même les autres royaumes, à la recherche de nouveaux éléments. Une lune, un homme dénommé Marbrock les a attaqués par surprise. C’était un Kaaïn. Plusieurs de mes hommes périrent dans l’attaque. Mais rapidement, j’ai envoyé des patrouilleurs avec l’aide du Roi pour le retrouver et Marbrock fut finalement capturé et emprisonné.

Après des années de tortures, il a confessé et a avoué la raison de son attaque. Un homme connu par les Kaaïns sous le nom de ‘‘Oracle’’, l’avait payé pour les tuer. Nous avons recherché cet individu pendant des années et nous l’avons finalement retrouvé. Cependant, personne ne s’était attendu à ce qu’il soit aussi puissant. Il a tué presque tous les patrouilleurs et les chevaliers qui l’ont attaqué. Un d’eux a heureusement réussi à s’enfuir. Celui-ci ait parvenu a volé un mystérieux journal que l’oracle cachait précieusement. C’est le journal que tu tiens maintenant entre tes mains. »

Ayah le dévisageait, étonnée par sa réponse. Devait-elle le croire ? Il n’avait pas de raison de mentir. S’il n’avait pas voulu lui dire, il n’aurait simplement pas répondu.

« Qui était cet Oracle ? »

« J’ai fait quelques recherches, demandé autour de moi. Un collègue spécialiste en classification des Kaaïns m’a rapporté que dans leur histoire, il a quelque fois été mention de créature avec la capacité de voir l’avenir mais aussi le passé de chacun. Certaines de ces créatures étaient très puissantes, pouvaient prédire l’avenir de tout le monde, sans limites ; d’autres avaient des capacités plus réduites. Il n’y a aucune certitude cependant, que de telles créatures existent. Mais j’ai décidé de supposer que l’Oracle en est vraiment un. »

Si ce qu’il disait était vrai, alors le journal était entre les mains d’une créature capable de prédire l’avenir. Ce journal devait par conséquent, être important. Elle comprenait mieux sa logique. Mais l’Oracle avait-il prévu l’attaque des hommes du Roi contre lui ? Comment un être pouvant tout anticipé a pu laisser cette attaque se dérouler ? Avait-il intentionnellement révélé sa localisation ? Tout ceci était fort étrange.

Le maître continua : « Après avoir interrogé plusieurs Kaaïns emprisonnés, j’ai constaté que presque tous avaient entendu parler de lui mais personne ne l’avait rencontré. Pendant des années, j’ai envoyé des dizaines de Feis Nona, le Roi des centaines de patrouilleurs, pour retrouver cet individu. Finalement, nous ne l’avons jamais retrouvé. Nous pensons qu’il n’est plus dans ce royaume. Ce serait en effet le choix le plus judicieux à mon sens. »

Un être qui pouvait voir l’avenir mais aussi le passé de chacun. Ayah était intriguée. Si cet être existait réellement, elle aurait aimé le rencontrer. Elle avait tellement de question. Des questions sur l’Armée Noire. Sur le maître, sur son propre passé, son présent, son futur. Elle avait depuis toujours eu le sentiment de marcher aveuglément dans ce monde. Elle ignorait tout de ses origines, ne connaissait rien de la nature de ses pouvoir, la raison pour laquelle sa mère l’avait abandonnée. Rien. Personne ne pouvait lui apporter de réponse. Personne si ce n‘est peut-être cet Oracle.

« …de Rothfuss ? »

La voix du Maître l’a sorti de sa rêverie.

« Pardon ? »

« Vas-tu au Procès de Rothfuss ? La séance de clôture est dans trois lunes. »

Ayah ferma les yeux. Elle avait lu il y a plusieurs cycles lunaires dans le Quotidien de Lyisstad, cette histoire sombre. Après avoir parcouru quelques livres sur les lois en question et les failles évoquées, fait des cauchemars horrifiants les semaines qui avaient suivi, elle avait décidé de ne plus suivre le procès.

« Je ne sais pas… Cette affaire me déprime. »

« Je comprends, mais il faut avouer qu’elle soulève une bien intéressante question. »

« Une question dont on connaît déjà la réponse juridique. Et celle-ci est effrayante. »

« Il faut voir ça dans l’autre sens : ce procès nous permettra peut-être de changer les choses. »

« Peut-être, mais en attendant, dans l’état actuel des choses, si l’on doit croire les textes fondamentaux de Lois, les Kaaïns n’ont aucun droit au Lyis et par conséquent, Rothfuss sera condamné à mort. »

« Malheureusement, chaque histoire a son martyr. Un mal pour un bien. »

Ayah serra le poing, sentant les muscles de sa mâchoire se crisper. Un mal pour un bien… Elle avait été à la place de Rothfuss. Elle ne connaissait que trop bien la façon dont les Kaaïns étaient traités dans ces prisons. Les gens ne pouvaient pas comprendre, assis sur le fauteuil douillet, n’ayant jamais connu la douleur véritable ; celle d’être démuni de tout espoir, tout contrôle, toute dignité. Celle de n’être plus qu’un animal.

« Ça ne devrait pas être le cas. Nous ne devrions pas avoir besoin de la mort de quelqu’un pour faire changer les choses. Cessons cette mentalité féodale. »

« Soit, si tu changes d’avis, je partirai pour le Tribunal Royal au matin. On m’a demandé de témoigner. »

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