72. Lucrezia

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Ils quittèrent bientôt Shir Kuh pour Viramin, au sud du Royaume. C’était une oasis en plein désert, proche de la mer des Oubliés. Heureusement, ils n’étaient pas restés longtemps dans cette cité infernale, la chaleur y était étouffante.

Ils traversèrent ensuite le lac Maudit pour arriver à la plus importante cité dans leur voyage : la grande cité de Myriat. Celle-ci était située stratégiquement à la frontière entre le Lyis et le Brahaum. Les grands de la cité étaient de puissants commerçants, juges, scientifiques et religieux formant le conseil des Sept. Si Godrik voulait asseoir son autorité et son pouvoir une bonne fois pour toute, alors sa présence dans la cité était impérative.

Beaucoup d’entre eux étaient réticents à l’idée d’un nouveau Roi jeune, inexpérimenté. Les Sept de Myriat ne manquèrent pas de faire remarquer leur inquiétude. Ils proposèrent même de rejoindre le cercle de conseillers royaux, pour, disaient-ils, maintenir la stabilité économique et géopolitique du Royaume. Lucrezia ne put s’empêcher de s’esclaffer à leur arrogance et leur ignorance. Ah, si seulement ils savaient... Godrik était tout sauf jeune, tout sauf inexpérimenté. Ce n’était certainement pas de pauvres humains féodaux qui allaient lui faire une leçon d’économie et de géopolitique. La visite à Myriat fut expéditive. Ils n’avaient pas besoin qu’on leur donne plus d’importance qu’ils ne se donnaient déjà.

Ils étaient désormais de retour à Doumah, après plusieurs semaines de voyage. La cité royale avait repris vie après avoir sombré dans le doute et la peur, pendant plusieurs cycles lunaires. Les rues étaient de nouveaux pleines de monde, animées.

Ils cavalaient entre la masse de gens, se dirigeant vers la forteresse royale. Lucrezia observait les rues de cette cité qu’elle avait appris à apprécier ; son esprit haut en couleur, son architecture unique, perchée au-dessus de la montagne. Doumah semblait irréelle, sortie d’un autre monde. Elle portait bien son nom. Et plus que tout, Lucrezia adorait le style vestimentaire sophistiquée de ces habitants, son goût riche et diversifié qui lui rappelait douloureusement son Royaume natal.

Ils arrivèrent au sommet de la montagne à la porte de la forteresse royale de Doumah. Gödrik descendit de son cheval et indiqua à ses conseillers de le suivre. Il ne voulait pas perdre de temps. Lucrezia avait rarement trouvé Godrik impatient. Elle l’avait vu calmement, méticuleusement planifié la conquête de ce Royaume pendant des décennies. Mais maintenant qu’il l’avait acquis, il était intenable.

Il aurait pu simplement arracher le pouvoir à l’ancien Roi. Mais il risquait ainsi de lever des rebellions dans tout le royaume. Aucun soldat de l’armée de Cricks n’aurait accepté de le suivre : lui, un Kaaïn, un impure comme ils les appelaient ici. Il avait intelligemment attendu de gagner la confiance du peuple et du Roi précèdent. Lucrezia en était consciente : il savait se montrer patient lorsqu’il le fallait. Désormais, il n’y avait plus de temps à perdre. Il savait que de l’autre côté de la frontière, l’armée de Brahaum se préparait. La guerre était proche.

Ils entrèrent dans le palais et se dirigèrent directement dans la salle de commandement. Maya les attendait déjà. Lucrezia remarqua qu’elle semblait effrayée, inhabituellement agitée. Elle se tourna vers Gödrik qui avait aussi jeté un coup d’œil troublé vers elle.

Les conseillers du précédent Roi étaient aussi là. Il y avait le chef des armées, général Zahir, Enzo, le dirigeant stratège et l’homme à la tête de l’Académie de l’armée royale. Enfin, il y avait le chef spirituel, l’abbé Mikhaïl. Lucrezia s’attendait au pire avec cet homme à la tête de l’Église des Anges Célestes. Les Nébus sous ses ordres avaient beaucoup d’autorité dans le Royaume. Une grande partie d’entre eux était formée spécialement pour traquer ceux qu’ils appelaient les impurs.

« Bon retour parmi nous, majesté » déclara Monseigneur Mikhaïl.

Lucrezia jeta un coup d’œil vers Godrik, observant ses réactions. Saurait-il rester calme et diplomate ? Elle en doutait… mais il était vrai qu’ils ne pouvaient pas déjà se faire des ennemis si tôt. Godrik s’assit et ne lui répondit pas.

« Commençons. » dit-il. « Le commandant du bataillon de la cité de Dehmit a affirmé que ses soldats ont vu des mouvements suspects de l’autre côté de la frontière. Quelqu’un peut-il me confirmer cette information ? »

Le général Zahir acquiesça.

« C’est correct majesté. L’armée du Brahaum prend petit à petit forme. Ils ont accéléré la fabrication d’armes dans toutes les cités du royaume. Il y a quelques lunes, les principaux dirigeants de leurs troupes se sont réunis à Arabasta, la cité royale du Brahaum. Nous devons … »

« Excuse-moi de t’interrompre, General. J’ai quelque chose d’important à dire » le coupa l’abbé. « Certains de mes Nébus ont tenté de capturer il y a quelques lunes un groupe de rebelles, des impurs, tentant de traverser la frontière vers le Lyis. Une dizaine de mes hommes sont morts. J’exige sept lunes de deuil national pour ces martyres. »

Ak’sil et Winslow durent retenir un rire et Lucrezia l’observa d’un air amusé. L’abbé leur lança un regard assassin. Il tapa du poing sur la table.

« Ceci est inacceptable, majesté. J’ai constaté que parmi notre cher peuple, certains ont dévié du chemin céleste : on commence à penser que les Impurs ne sont pas les êtres démoniaques que les Anges nous ont ordonné de combattre. Nous ne pouvons laisser les choses continuer ainsi. Ton couronnement est encore frais. Il faut frapper fort mon Roi et donner au peuple l’exemple. Montre-leur que le nouveau Roi n’accepte pas de tels blasphèmes. Exécute les infâmes créatures qui ont commis ces crimes. »

Lucrezia se figea ; comment osait-il s’adresser ainsi à son Roi ? Elle sentait la colère émanant de Gödrik se démultiplier. Devrait-elle faire quelque chose ? Elle pourrait le calmer par sa lunsor… mais son regard glacial se posa sur elle, comme s’il avait deviné ce qu’elle voulait faire. Elle baissa la tête, sentant tous ses muscles se crisper. Le sol a leurs pieds se mit à trembler et un grondement inquiétant se fit entendre.

Gödrik tourna la tête vers Mikhaïl. La pièce plongea dans le silence. Plus personne n’avait envie de rire.

« Tu as raison, Abbé. Il me semble que je n’ai pas été tout à fait clair sur le sujet » répliqua Gödrik, le ton d’un calme surprenant. « Je voulais faire ça plus tard, pensant qu’il était évident pour tout le monde autour de cette table que traiter de la menace d’une guerre imminente serait plus urgent. Mais j’avais tort. Qu’on m’apporte le livre de Lyad. »

C’était le livre sacré sur lequel se basait toute leur croyance ainsi que toutes les lois du royaume. Un garde s’empressa de s’exécuter. Il retourna quelques instants plus tard avec un manuscrit massif. Il devait faire plus de deux milles pages.

« J’aimerais changer certains points concernant les lois des impurs. »

« Mon Roi, il faut un vote unanime des conseillers pour modifier une loi. » affirma Enzo.

Gödrik haussa les sourcils et sourit. Lucrezia comprit instantanément comment tout ceci se terminerait : dans le sang. Elle jura intérieurement d’avoir choisi une robe bleue claire pour cette première rencontre importante.

« Très bien. J’aimerais supprimer toutes les lois contre les Kaaïns » affirma-t-il, simplement.

General Zahir l’observa, stupéfait. L’abbé Mikhaïl sursauta presque. Il dévisagea le Roi, ébahit.

« Majesté, je pense ne pas bien saisir ce que tu veux dire. Veux-tu peut-être les reformuler ? Il n’est alors pas nécessaire de les supprimer, nous pouvons simplement ajouter des modifications »

« Non, je veux tout effacer. Voyez-vous, il m’a toujours sembler évident qu’il y avait une raison simple à la haine des humains envers les Kaaïns : la peur. Vous êtes terrifiés à l’idée qu’une espèce si puissante coexiste avec vous, terrifiés que cette espèce décide une lune qu’elle n’a pas vraiment besoin de le faire. Car soyons honnête, la supériorité des Kaaïns est tout simplement une évidence. Les humains ne sont qu’une pâle copie, une espèce primitive qui aurait dû disparaître avec la sélection naturelle. »

Les conseillers le dévisageaient, totalement paralysés et stupéfaits. L’Abbé se leva d’un bon, prêt à dire quelque chose mais Godrik continua comme s’il ne s’était rien passé :

« Effaçons les lois de cet infâme livre et recommençons à zéro. Passons au vote. Qui est contre ? »

L’abbé leva tout de suite la main, le regard outré. Zahir le suivit. Étonnement, Enzo ne leva pas la main. Gödrik haussa les sourcils puis lui sourit, surpris. Voyons, voyons, qu’avons-nous là : un humain avec un cerveau fonctionne, songea Lucrezia.

« Peut-être… Je pense que nous n’avons pas bien compris ce que tu as dit » déclara l’abbé, la voix tremblant de colère. « C’est confus, vraiment. Peut-être devrions-nous discuter un instant, clarifier un peu les choses. »

« Mais oui bien sûr, discutons » répondit Gödrik en s’adressant à l’Abbé, un sourire terrifiant aux lèvres. « La seule raison pour laquelle ton espèce existe encore, Abbé Mikhail, c’est parce que J’ai décidé qu’il en soit ainsi. J’ai pris la décision, il y a plus de neuf cent-ans, d’être clément envers cette espèce parasite et destructrice, surexploitant, pullulant sans modération sur ces terres sacrées qui ne leur reviennent même pas de droit. Mais je commence à me dire que j’ai peut-être fait là une vaste erreur. »

Lucrezia sourit. Elle avait attendu ce moment depuis si longtemps. Gödrik fit un simple mouvement et en un geste bref, le General et l’Abbé se retrouvèrent la gorge tranchée. Leurs corps sans vie s’affaissèrent sur la table, le sang giclant encore de leur cou. Les gardes personnels du général et de l’abbé sortirent les épées et à peine eurent-ils le temps de les dégainer que leurs corps explosèrent en mille morceaux. Du sang giclait sur toute la salle. Lucrezia reçu des milliers de gouttelettes rouges sur sa belle robe, qui finirait désormais à la poubelle. Ah, pourquoi ses colères doivent-elles toujours être si salissantes… Elle essuya le sang qui avait atterrit sur son visage avec un tissu. Enzo en face, resta assit, paralysé sur sa chaise.

« Oh, mais je pense qu’on va pouvoir voter à nouveau ! » s’exclama Gödrik, amusé. « Qui est contre ? »

Personne ne leva la main. Gödrik acquiesça, ravi. Il posa le regard sur le manuscrit devant lui et celui-ci prit soudain feu. Lucrezia leva les yeux au ciel. Il avait le gout pour la théâtralité, ça c’était certain. Enzo tremblait, sous le choc. Gödrik se retourna vers lui.

« Il n’y a aucune raison de me craindre, mon cher. Ce que tu vois là, c’est le début d’une nouvelle ère. Je l’ai vu, tu n’étais toi même pas satisfait de l’état dans lequel les choses étaient jusque-là. Ensemble, nous allons changer tout cela. Il n’est certainement pas question d’anéantir les humains, ou de donner de quelconques privilèges aux Kaaïns. Non. Là n’est pas mon but. Que ce soit bien clair Enzo, tant qu’on ne se met pas sur mon chemin, je ne suis pas l’ennemi des humains. »

« Quel est… Quel est ton but alors ? » demanda-t-il en bégayant.

« Je suis le Roi de Cricks. Je veux ce que tout Roi désire pour son royaume : Stabilité, Prospérité, Sécurité. Nous nous occuperons des deux premiers points lorsque nous aurons régler le dernier. Nous sommes toujours sous la menace d’une attaque imminente. Nous avons déjà assez perdu de temps à discuter de choses futiles. Enzo, si tu désires quitter ce conseil, tu es libre de faire ce que tu veux. Il n’y aura… pas de représailles. »

Enzo ne bougea pas. Il semblait réfléchir à toute vitesse, de la sueur sur le front. Lucrezia voyait bien qu’il n’était pas dupe. Le ton sur lequel Gödrik avait fini sa phrase en disait long. Enzo leva les yeux vers lui et dit, d’une voix toujours un peu tremblante :

« Avant de commencer, il faut nommer un nouveau chef des armées, majesté. »

Gödrik se tourna vers Dali.

« Félicitation mon ami, tu es le nouveau chef des armées. Maintenant, commençons. »

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