21.  Tour anti-lunsor, Royaume de Lyis

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« Échec. »

Zeev lança un regard en colère vers son collègue. Il réfléchit un instant et déplaça son pion.

« Amateur. » ricana son adversaire.

« Abruti. »

Zeev sourit en voyant son mouvement.

« Alors tu t’habitues à ton nouveau poste ? »

« On s’y fait, on s’y fait. » répondit Zeev en jouant à son tour. « C’est juste tellement loin de tout. Il n’y a rien à faire dans cette région des sans-sous. »

« Ah c’est certainement le grand désavantage. Mais c’est pour ça qu’on est encore mieux payé. »

« Oui mais bon. Il y a aussi les Kaaïns les plus dangereux qui sont ici. »

« Non, non, ce n’est pas vrai ça. Les plus dangereux sont à la tour de Oyama. »

« Ah bon ? » répliqua Zeev, sourcil haussé. « Si proche de la cité royale ? C’est risqué. »

« Tss, et si je te disais qu’il y avait des Kaaîns enfermés dans les cachots même du palais royal ? »

« Ils n’ont pas froid aux yeux. » Zeev déplaça son cheval et un rictus moqueur se forma sur ses lèvres. « Échec. »

Si son collègue était surpris par son mouvement, il ne le montra pas.

« Ils savent surtout que ces prisons sont inviolables. Personne ne s’échappe jamais des Tours anti-lunsor. »

« Sauf les métamorphes à Xizi, il y a dix-ans. »

« Seize ans. C’était exceptionnelle, ils se sont fait aider par un groupe extérieur. »

« Qu’est-ce qu’il est advenu de ce groupe d’ailleurs ? »

« Certains ont été exécuté, d’autres ont disparu dans la nature. Ceux qu’on soupçonnait de les avoir aidés sont surveillés de près depuis, en particulier un certain Aravel. »

« Échec et mat » déclara Zeev calmement, surprenant son adversaire. En réalité, il jubilait. « Alors, qui est l’amateur maintenant ? »

Son collègue le regarda d’un air méprisant.

« C’est la chance du débutant. »

Zeev leva la tête vers l’horloge de la salle de détente et soupira. Il était bientôt l’heure de son tour de garde. Il avait encore du mal à croire qu’il était ici en tant que patrouilleur, dans l’une des dix Tours anti-lunsor du royaume. C’était l’un des postes les plus prestigieux qu’on pouvait offrir.

« Patrouilleur, prêt pour ton tour ? »

Il se retourna, reconnaissant la voix de son supérieur. Son collègue et lui se levèrent comme un seul homme, se tenant droit comme un I.

« Prêt, capitaine. »

« Détends-toi Zeev, tu vas pouvoir t’amuser un peu. »

Ce dernier ne savait pas comment répondre correctement. Il avait été rudement entraîné au camp des patrouilleurs à montrer un respect infaillible à ses supérieurs.

« Veuillez m’excusez capitaine, je ne comprends pas. »

« Tu vas au douzième étage aujourd’hui. »

« Oh, la chance ! » marmonna son collègue à côté.

Il sentit tout son corps réagir à cette nouvelle. Le douzième, c’était là où était détenue numéro 93.

« Je viens à peine de commencer, capitaine… »

« Et tu te débrouilles très bien, tu mérites une récompense pour ton travail acharné. »

Son cœur battait déjà plus vite. Il était passée devant la cellule de la jeune détenue du douzième quelques semaines auparavant, mais il n’avait pu que regarder. Rare était les jeunes Kaaïns qui se retrouvaient dans ces Tours, mais encore plus rare étaient celles qui survivaient aussi longtemps. Zeev lança un coup d’œil bien plus enthousiaste à l’horloge cette fois-ci. Il était temps.

« Merci, capitaine. »

Il hocha la tête et gravit les marches hâtivement jusqu’au douzième. Sur son chemin, il croisa un autre de ses supérieurs qui quittaient son poste. Ce patrouilleur d’un certain âge était connu de par le territoire pour ses compétences interrogatoires des plus horrifiantes. Sa seule présence le perturbait mais le jeune patrouilleur ne pouvait s’empêcher de rester en admiration devant une telle célébrité.

« Colonel, est-elle réveillée ? » demanda Zeev.

« Ha, certainement pas ! » répondit-il avec un petit ricanement. « On a atteint 45 tout de même. »

Il n’avait aucune idée ce qu’il entendait par là mais ne daigna pas demander. Le jeune patrouilleur était ennuyé qu’elle soit inconsciente. Cela voulait dire qu’il devait attendre…

« Bah quoi, ça sera plus facile pour toi comme ça, gamin. » ajouta le colonel en voyant son regard déçu. « Oh, mais toi tu préfères les voir se débattre... »

Zeev resta silencieux, gêné à l’idée que ses préférences soient révélées à un supérieur hiérarchique. Mais à sa surprise, celui-ci se mit à rire.

« Ah, je t’aime bien, le nouveau. Je te comprends, moi aussi je préfère qu’elles soient réveillées, les entendre gémir... » Il inspira profondément et Zeev retint son souffle pour ne pas sentir son haleine immonde. « Aller, amuse-toi bien quand même, le nouveau. »

Il tapota son épaule et disparu dans les escaliers sombres. Le jeune patrouilleur continua son chemin plus lentement cette fois, passant le onzième étage.

Alors qu’il arrivé au dernier étage, le sol se mit soudain à trembler et il dut se tenir au mur pour ne pas perdre l’équilibre. C’était fort étrange d’avoir un tremblement de terre dans cette région du Lyis. Zeev entendit soudain un lourd bruit métallique et s’arrêta. Des menottes ? Il tendit l’oreille et reconnu le son de pas précipités à l’étage au-dessus. Il s’accrocha à la rampe de ses mains moites, tous ses sens en alerte.

« PRISONIER EN LIBERTE ! » hurla quelqu’un au bout d’un moment.

Comment était-ce possible ? Le silence qui suivit lui fit froid dans le dos. Zeev voulait croire que cela indiquait qu’on avait attrapé l’évadé, mais quelque part, il en doutait. Il sortit son épée et ses menottes anti-lunsor mais resta paralysé sur place.

« Aller, bouge espèce de lâche » se dit-il.

Prenant son courage à deux mains, il s’activa et gravit les marches restant pour arriver au douzième. Il s’arrêta net en voyant un patrouilleur propulsé avec violence contre le mur en face d’une cellule, poussé par une intense lumière bleutée. Le corps atterrit près d’un autre, inerte. Son ventre se retourna en entendant le bruit de craquement des os de ses collègues probablement morts. Tous ses tripes hurlaient de s’enfuir, mais il se trouva incapable de bouger.

Une figure apparût dans le couloir et Zeev se colla au mur, ne voulant pas être repéré. Il entendit plus de patrouilleurs arriver des étages au-dessus et s’élancer vers le détenu. Il eut presque envie de leur dire de fuir mais se tut. La lueur bleutée apparue de nouveau dans sa périphérie, suivie de hurlements. Il tourna la tête doucement et entrevit pendant une brève seconde, la main du détenu plongé dans le thorax d’un des patrouilleurs, convulsant au sol. Zeev aurait juré voir le cœur battant de son collègue entre les mains du Kaaïn, avant de se retourner à nouveau, se cachant comme il le pouvait.

Il n’osait pas confronter le prisonnier, ni descendre, de peur qu’il l’entende malgré les cris incessants des patrouilleurs encore en vie. La douleur qu’il pouvait entendre dans leur voix lui donna la chair de poule. Zeev était trop jeune, il venait à peine de commencer. Il ne pouvait rien faire face à ce monstre en liberté. Quel serait son utilité s’il était mort ? Il devait courir prévenir les autres. Mais il resta là, immobile alors qu’il entendait des corps s’écrouler sur le sol. Il crut percevoir des pas s’approcher et sentit que ses jambes aller le lâcher. Il devait bouger, maintenant.

Zeev s’élança dans les escaliers, essayant d’ignorer les pas qui résonnaient derrière lui.

« DETENU EN LIBERTE ! KAAÏN EN LIBERTE ! DOUZIEME ETAGE ! »

Des patrouilleurs se précipitèrent en entendant son alerte pendant qu’il continuait sa descente, heureux de pouvoir s’éloigner du danger. Il entendit avec horreur, des corps tomber lourdement sur les escaliers derrière lui et trébucha, ne pouvant éviter un des cadavres qui roulait trop vite jusque lui. Le jeune patrouilleur tomba à la renverse et entendit un craquement quelque part dans son corps. Sur sa chute, il cogna violement sa tête contre une marche et perdit connaissance.




Zeev fut réveillé par un nouveau hurlement. Il ignorait totalement combien de temps il s’était évanoui mais sa tête allait exploser. Il poussa malgrè tout le corps sur lui, puis remarqua tous les autres cadavres éviscérés sur les marches autour. Devant cette scène d’horreur, il réalisa la chance qu’il avait eu ; le monstre qui avait fait ça avait probablement cru qu’il était mort. Il perçu soudain de nouveaux cris, quelques étages plus bas. L’évadé devait encore être dans la Tour.

Zeev se releva difficilement et s’aperçu de la douleur atroce venant de sa jambe. Il se souvint du craquement qu’il avait entendu et comprit que son tibia était certainement cassé.

« Oublie la douleur. Respire. » marmonna-t-il tout bas.

Il descendit le plus discrètement possible, prenant appui sur sa jambe encore intacte. Il retint son souffle alors qu’il passait par-dessus les morceaux gluants et non-indentifiables de ses collègues massacrés. Il avait envie de vomir.

« Quel genre de monstre fait ça… »

Il arriva au cinquième étage, après avoir enjambé un nombre vertigineux de corps éventrés, avant de se figer en retrouvant la lueur bleue. Cette fois-ci il ne put s’empêcher de regarder ce qu’il se passait, attiré par la lumière d’une intensité hypnotisante. L’évadé agrippait un second prisonnier par le cou. Zeev ne comprenait pas ce qu’il se passait. Le détenu hurlait de douleur et sa voix finit par se briser. Le jeune patrouilleur crut voir la lumière venir du second prisonnier et pénétrer l’évadé. Qu’est-ce qu’il lui faisait ?

Au bout d’un moment, le prisonnier s’écroula. Il ne bougeait plus. Pourquoi un Kaaïn tuerait un autre Kaaïn ? Il a perdu la tête, voilà pourquoi, songea-t-il. De nouveaux patrouilleurs apparurent de l’étage en dessous.

« Arrêtez, il va vous tuer ! » les prévint-il, la voix tremblante.

Zeev reconnut son capitaine qui s’arrêta devant lui.

« Qu’est-ce que tu fabriques ici ! FAIT TON TRAVAIL ! »

« Ou… oui capitaine… » marmonna le jeune patrouilleur.

Une plaie écarlate vint soudain s’ouvrir sur le cou de son supérieur. Sa tête glissa de sur ses épaules et tomba à ses pieds. Le corps suivit quelques instants plus tard. Zeev leva les yeux vers l’évadé qui se tenait désormais devant lui et eut un haut le corps en reconnaissant numéro 93. Elle regardait dans sa direction mais étrangement, il n’eut pas l’impression qu’elle le voyait vraiment. Sur ses yeux se reflétaient une lueur bleutée si aveuglante qu’il crut que ce serait la dernière chose qu’il verrait. Il s’agenouilla, ses jambes le lâchant d’un coup. Il sentit un liquide chaud dégouliner entres ses cuisses et retint son souffle en reconnaissant l’odeur d’urine.

Alors qu’il avait cru que sa dernière heure était arrivée, l’évadée passa devant lui comme s’il n’était pas là et continua son chemin vers la sortie. Il ne comprenait pas comment il était encore vivant. Cette fois-ci il ne bougea plus, attendant dans la puanteur des cadavres et de ses propres excréments, que les cris s’arrêtent. Avec un peu de chance, la prisonnière s’en irait une fois dehors.

Après ce qu’il lui sembla être de longues heures, le jeune patrouilleur se décida enfin à se remuer. Il rampa jusqu’aux escaliers, incapable de se relever.

« Il faut partir. Il faut partir maintenant Zeev, tu ne peux pas rester ici. Fuir. Fuir. »

Il se leva tant bien que mal et descendit en s’agrippant sur la rampe pour ne pas s'appuyer sur sa jambe en miette. Il vomit en marchant sur ce qu’il lui sembla être un ventre ouvert. Zeev arriva enfin à la sortie grande ouverte d’où fuyaient d’autres Kaaïns. Il franchit la porte et inspira profondément l’aire frais de la liberté.

Il était vivant. Par un miracle improbable, il avait survécu.

Et alors qu’il croyait que son supplice était terminé, il aperçut numéro 93 qui se tenait devant la tour, le regard rivé sur celle-ci. Elle ne semblait nullement prêter attention aux Kaaïns qui couraient tout autour d’elle ni à lui, à son grand soulagement. Zeev recula difficilement en boitant. Il ne pouvait détacher son regard d’elle, telle une proie devant son prédateur. L’évadée baissa la tête pour trouver une rose noire à ses pieds. Elle s’accroupit et la huma, les yeux fermés. Son visage se déforma soudain de colère.

« MAIS OÙ ES-TU BON SANG ? » s’écria-t-elle en frappant le sol avec son poing. « Pourquoi me laisses-tu encore et toujours SEULE ? POURQUOI ! »

Sa voix se brisa alors qu’une larme coulait sur son visage cerné. Elle serra la fleur contre elle et se releva. Affolé, Zeev se retourna pour fuir mais sentit sa jambe cassée le lâcher et il s’écroula à nouveau. La douleur faillit le faire hurler mais il se couvera la bouche, ne voulant surtout pas attirer l’attention. Heureusement, la fille gardait le regard fixée sur la Tour. Elle resta là un instant, contemplant ce bâtiment hideux, puis fit un petit geste à peine perceptible et tout se passa au ralenti.

Le temps semblait s’être figé alors qu’il essayait de saisir ce qu’il se produisait sous ses yeux. Le sol se mit à trembler violement, l’empêchant de se relever pour fuir. Il essaya de ramper vainement, plus loin de ce calvaire. Tout autour de la Tour, la terre s’affaissa d’un coup. Zeev ne pu que lever les bras désespérément pour s’agripper à quoique ce soit, avant d’être emporté, tout comme le bâtiment gigantesque derrière lui, dans les abysses.

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