Chapitre II : Mes mains moites (Gnas)

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Loin des plaines verdoyantes de Mithreïlid, un désert régnait sur les hauts plateaux, en plein cœur des territoires hostiles. Du sable à perte de vue, pas un signe de vie et quelque part en son sein, un Temple, apparaissant au gré des siroccos.

 Cette bâtisse, j'en étais moi-même partie, drapée dans des guêtres alors trop longues pour ma taille chétive, encombrée d'un sabre trop lourd pour mon petit gabarit, j'avais peut-être décidé à tort de braver cet isolement forcé. À quand cela pouvait-il remonter ?

Je me souviens seulement avoir toujours affronté les vents irritants, la chaleur cuisante ; je me rappelle aussi m'être perdue dans cette étendue sableuse, m'être heurtée à des dunes immenses qui, pas après pas, jour après jour, me semblaient devenir plus petites, alors qu'en fait, c'est moi qui grandissais, emprisonnée dans une cage sans barreaux. Alors je marchais, sans arrêt, sans trouver la voie de sortie, sans jamais croiser qui que ce soit.

 Sans que les paysages n'aient changé, moi, j'avais évolué. De petite fille fuyarde, j'étais devenue une jeune femme errante. Je ne comptais plus les cycles solaires qui défilaient, et ne savais pas si un jour je parviendrais à quitter ce désert.

 J'errais sous ce soleil de plomb, sous lequel je n'étais qu'une ombre qui progressait, inlassablement et toute seule. Un vent plus chaud que d'accoutumée asséchait davantage l'étendue aride et vide. Des gouttes de sang coulaient de mes doigts, se mélangeant avec le sable brûlant, défilant sous mes pieds depuis ce qui me semblait être une éternité. Chaque seconde passée dans ce désert était plus monotone que la précédente.

Mes pieds s'enfonçaient mollement dans le sable, ma cape improvisée et ma chevelure flottaient au gré du souffle ardent, tandis que la sueur ruisselait de ma tête à mes chevilles. Tant d'éléments étaient en mouvement autour de moi, et pourtant, je n'avais pas l'impression d'être vivante. Seule la sensation de faim me rappelait que j'étais encore belle et bien en vie. Mon ventre hurlait depuis de nombreux jours, cependant, ce n'était pas de nourriture dont j'allais me rassasier, je ne savais même pas si j'avais déjà mangé autre chose que ma propre chair.

  Je m'arrêtais et m'asseyais sur une pierre se trouvant près de moi, plongeant la lame de mon sabre dans le sable. Je me passais la main dans les cheveux, et y récupérais une dague, que j'y dissimulais en permanence.

Je l'empoignais de la main droite et me lacérais à trois reprises l'autre bras. La pointe de la lame traversait ma peau, déchirant toutes les épaisseurs de ma chair, son tranchant atteignait une artère et provoquait une importante hémorragie dans mon avant-bras. Je jubilais de plaisir, je sentais mon corps frémir, je savourais la caresse d'un frisson parcourant mon dos.

Mon sang giclait maintenant abondamment de la plaie. J'avançais ma bouche de la coupure principale, plongeais ma langue dans l'ouverture et en buvais toutes les effusions sanguines, je me dévorais. Je savais que je ne me nourrissais pas, mais cette goulée avait une saveur exceptionnelle.

Ma gorge était inondée par le liquide vital. Je m'affaissais en arrière, chutant de la pierre sur laquelle j'étais assise, le souffle haletant, le plaisir noyant mon crâne, laissant mon corps se soumettre à l'extase.

 Je me demandais souvent dans ces moments d'abandon, d'où je venais, ce que je faisais ici, si j'allais un jour réussir à quitter le désert. Je recherchais mes origines au-delà du Temple, je voulais savoir qui pouvais-je bien être. Dans ces temps de méditation, je fermais les yeux et distinguais parfois un croissant de lune couleur émeraude, duquel coulait une substance aussi sirupeuse et écarlate que mon sang. Cela ne m'aidait en rien, et mes transes s'évanouissaient trop vite. Je restais sans réponse.

 J'ouvrais les yeux, m'asseyais en tailleur et reprenais mon souffle. Je recouvrais par la suite mes doigts du liquide cramoisi, dont je me servais pour dessiner sur mon corps. Je me relevais, décorée de nouveaux tatouages, saisissais le pommeau de mon sabre et replongeais la dague dans mon épaisse chevelure sale. Je me remettais en marche.

 Quelques heures passaient, la nuit reprenait tous ses droits, la nue s'éclaircissait de milliers de perles scintillantes. Je m'écroulais dans le sable, levais les yeux, et laissais le ciel nocturne me parler. Cette nuit-là, un amas d'étoiles avait attisé ma curiosité, il en émanait une forte lumière ; s'en suivait une chute de ces perles, et moi je voulais voir si elles allaient s'écraser derrière l'horizon que je percevais. Je me relevais et me mettais à courir, sans idée de ma destination, j'essayais de les suivre, jusqu'à en perdre haleine. L'aube me rattrapait rapidement, tandis que les étoiles, de moins en moins lumineuses, continuaient leur descente sur notre Monde, et sans que je ne puisse les atteindre, le désert semblait, enfin avoir une fin.

Des nuages venaient voiler le ciel et le soleil matinal. Les premiers hameaux se profilaient à l'horizon, alors que la nue s'obscurcissait de plus en plus. Le sol sous mes pieds se durcissait, et je laissais derrière moi les montagnes de sable qui m'avaient vue grandir. J'avançais désormais en terre inconnue, attirant l'attention des regards peu discrets des personnes que je croisais.

À la sortie d'un village quelconque, je rencontrais finalement un groupe animé par une grande panique, se précipitant à l'inverse de ma direction.

On me hurlait de fuir, pour échapper à une bataille qui faisait rage non loin d'ici. Le mot bataille sonnait à mes oreilles comme un terme familier, sans que je ne l'ai pour autant jamais entendu. Je ricanais à voix basse, ne rebroussant pas chemin, suscitant l'incompréhension de ces derniers. Après plusieurs années passées dans un désert, toute activité, quelle qu'elle pouvait être, serait forcément passionnante. Je continuais donc mon chemin, accélérant le pas, me réjouissant de pouvoir enfin apaiser mon ennui.

Plus j'avançais, plus j'avais l'impression que l'atmosphère se chargeait en violence et en douleur, l'odeur du sang et de la flore environnante se mélangeaient, et mon cœur, anormalement battait de plus en plus fort. Je scrutais maintenant des paysages détruits, le sol retourné et battu, comme si des milliers de personnes étaient passées par ici. Ma course était arrêtée par deux hommes, lourdement équipés, ils m’interpellaient.

« Halte, civile, pour votre sécurité, vous devez stopper votre périple ici. Me braillait-on.

- Comment ça ? Répondais-je.

- Nos troupes sont en train de lutter contre l'ennemi venant du Sud, les morts s'empilent et nous ne souhaitons pas être dérangés par des civils.

- Je ne comprends pas. Je ne comprenais absolument rien.

- Elle est bouchée celle-là ? Soufflait l'un des deux, se frappant le front. Écoutez, vous avez l'air bien gentille, trop pour aller plus loin en tout cas. Les manœuvres militaires que nous effectuons nécessitent champ-libre. Alors ne faîtes pas d'histoire et repartez.

- C'est que... Je levais les yeux au ciel, faisant le point sur ce que j'avais compris. Si je suis méchante, je pourrais passer ?

- Non ce n'est pas ça... L'homme avait l'air médusé par ma réaction. Par gentille, il entendait faible, inapte au combat.

- Ohlala... Vous ne pouvez pas utiliser des mots plus simples ? Ça serait plus facile pour moi, je ne comprends vraiment rien là. À ces quelques mots, les deux se regardèrent et levèrent les yeux au ciel. Inapte, main d’œuvre militante... C'est nouveau pour moi tout ça.

- Manœuvres militaires. Me reprenait-on, avec de l'agacement dans la voix.

- Oui voilà, ça.

- Bon écoutez, on va vous laisser passer, je pense que nous perdons notre temps de toute façon, à essayer de vous faire comprendre ce qu'il se passe. Vous, les intellectuels, il vaut mieux vous laisser à l'action je crois.

- Je suis une intellec-truelle, trop bien ! Place à l'action, alors ! Criais-je, toute contente.

- C'est ça oui, c'est ça, intellectuelle. »

On me laissait donc passer, tandis que moi, j'étais fière d'être une intellec-truelle, ou je ne sais pas quoi. Je traversais une colonnade de tentes abritant des hommes tantôt vivants et d'autres beaucoup moins. Tout le monde semblait un peu nerveux, on me dévisageait, on me toisait, j'avançais, sans me poser de question. Le campement semblait prendre fin, et une colline offrait alors la réponse à mes yeux. Une bataille : c'est plein d'hommes en armure qui se battent les uns contre les autres.  

Les premiers bruits de chocs métalliques sillonnaient l'air. Au sol jonchaient les premiers cadavres, la plupart en lambeaux… Ici avait lieu une vraie boucherie. L'adrénaline brûlait en moi, je n'arrivais pas à me contenter de juste regarder, mon sabre vibrait étrangement, était-ce l'appel de la bataille ? Sans plus attendre, je dévalais la butte sur laquelle je surplombais cette mêlée générale, je glissais et atterrissais dans la boue et les cadavres.

J'étais presque au centre des combats, à ma droite des soldats en noir et rouge, à ma gauche d'autres en vert et blanc. Je me relevais, saisissais le pommeau de mon arme, je devais à présent surveiller où je mettais les pieds, sous peine de trébucher. Il me fallait trouver le centre de cette merveilleuse mêlée. Je sautillais, prenant plus gare aux morts qu'aux vivants.

 C'est à cause de cette même inattention, que je sentais soudainement, la pénétration d'une flèche dans mes côtes - je me mordais les lèvres - puis les perforations de deux lames, respectivement dans mon thorax et dans mon ventre, mon souffle se coupait, puis accélérait. On me mettait un grand coup de pied dans le dos, m'enfonçant davantage sur les armes, aussi, mes mains tremblaient, mon sabre m'échappait.

On me projetait au sol, où je recevais la visite d'une autre épée, cette fois-ci dans le flanc - le plaisir m'envahissait alors sans limite - se glissant entre tous mes organes vitaux. Je n'en pouvais plus, et finissais par crier :

« Quel pied, donnez-m’en encore ! »

 Un homme me saisissait par les cheveux et me soulevait du sol, sa deuxième main percutait mon corps. Je ne prenais plus assez de plaisir, c'était désormais à moi de guider cette danse.
Nos yeux se croisaient, je lui crachais un amas ensanglanté au visage et lui rendais son coup de poing en lui broyant la face, il me lâchait.

Je devais maintenant extraire de mon corps, toute la ferraille qui y avait été enfoncée. C'est sous le regard subjugué de tous les adversaires autour de moi, que j'arrachais une à une les pièces d'arsenal qui avaient traversé ma chair, laissant le sang jaillir en grande quantité autour de moi ; les soldats, devant ce spectacle déroutant, se reculaient de quelques pas. Je me passais la main sur le visage, songeais maintenant à chaque goutte du précieux liquide qui tâchait le sol de ce champ de bataille.

J'avais l'impression que peu importe qui l'avait perdu, tout ce qui détrempait la terre était désormais mien. Je me concentrais, le terrain trémulait et l'air crépitait, ne sachant pas comment réagir, les soldats sous l'effet de surprise, lançaient tous les projectiles et armes qu'ils avaient à leur portée, traversant de part en part mon corps, sans même que je ne sente quoi que ce soit, le liquide couleur rubis, continuant de plus belle à se déverser. L'extase s'offrait à moi, elle inondait de nouveau mon corps. J'avais l'impression que chaque goutte écarlate venait à moi, comme si j'étais un océan et que chacune des plaies ouvertes étaient des fleuves directement reliés à moi.

« Tout ce sang, tout ce sang... IL EST À MOI ! Hurlais-je. »

La mare à mes pieds bouillait et finissait par s'élever dans le ciel. Elle se transformait en un serpent sanguin gigantesque. Mes yeux devenaient les siens, et mes dents se retrouvaient dans sa gueule.

En possession de ma matérialisation, je me ruais sur tous les soldats aux alentours, les broyant sous mes morsures, brisant leurs corps de ma constriction. Je voyais rouge, lancée dans le carnage, je n'arrivais plus à m'arrêter ! Je jubilais à l'idée de pouvoir les massacrer, de pouvoir agrandir ma créature de leur sang, de pouvoir m'en couvrir le corps ! Plus je les dévorais, plus le serpent grandissait et plus il ressemblait à un dragon. Plus, plus, plus, j'en voulais plus !

Cependant, arrivait un moment où j'ouvrais les yeux, reprenais conscience de ce qui m’entourait ; plus un homme n'était encore debout. Je me dissociais de l'animal gigantesque qui s'enroulait telle une bête domestiquée autour de moi. Le lieu était recouvert de cadavres et des membres étaient éparpillés partout.

 Il n'y avait plus rien, ou presque plus rien. Seule une silhouette arborant deux immenses ailes blanches, était en train de courir dans ma direction. Je n'avais pas une seconde à perdre. J'empoignais mon katana et me mettais à sprinter droit vers ce soldat ailé.

 J'envoyai mon serpent à l'assaut de cet ultime combattant. Le monstre traversa l'air, soulevant tout sur son passage. La terre et les pierres s'envolèrent, l'air se mit à brûler, les nuages se noircirent. Le reptile fondit sur le guerrier solitaire, écrasant sa charge avec rage, poussant un hurlement infernal. Un éclair blanc déchira le ciel et repoussa d'un coup ma matérialisation, la faisant disparaître dans une immense explosion.

Une créature semblable à la mienne, mais pâle fonça droit sur moi, bien trop vite pour que je ne puisse réagir correctement... Malgré la parade que je tentai, le poids du dragon m'écrasa au sol. Je me retrouvai aplatie et me relevai avec grande difficulté, constatant que mon propre sabre se retrouva planté dans mes entrailles à cause du choc. Je me vidai abondamment, et garder les yeux ouverts devint subitement compliqué.

 Tandis que l'immense créature me refit face, je retirai l'arme de mon corps, la plantant à mes pieds, et attendis que le monstre ouvre ses crocs sur moi, je lui saisis la mâchoire, pour la lui déchiqueter, il s'effondra, disparaissant à son tour. Je criai de rage, submergée par la douleur rongeant ma chair. Je repris mon arme, imbibant son pommeau de l'épaisse substance rouge. Une paire d'ailes de sang se dessina derrière moi, mon appui s'arracha sous mon bond. Pour une première et peut-être dernière fois, je fus conquise ; se battre, quelle joie !

Je m'élançai sur la silhouette humaine, cependant, tout se passa trop rapidement. Je vis une chevelure rose balayer le vent, la femme ayant auparavant ôté son casque. Je sursautai pour asséner un coup direct à mon opposante, mais elle se contenta de faire un pas de côté, esquivant mon attaque frontale, et me déchiqueta l'abdomen sans peine, d'un tour de bras.

 Je tombais, épuisée, hurlant de souffrance, j'allais me noyer dans mon sang, alors qu'un coup de pied venait de me soulever de la terre, me faisant atterrir sur le dos. Je vomissais du sang en grande quantité. Mes yeux s'entre-fermaient, j'expirais difficilement.

« Fini l'ennui. Soufflais-je, fermant sereinement mes paupières. »

 La paire d'ailes lumineuse s'effaçait lentement. Je perdais connaissance. Je ne le savais pas encore, mais mon histoire allait commencer ici, aux pieds de cette femme que je n'avais pas réussi à vaincre, et qui allait sûrement me laisser pour morte.

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