Chapitre XXXIII : Flou sentimental

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 Je reconnaissais avoir lâchement quitté la pièce commune hier soir. Voir Gnas et Evialg toutes affriolées l'une de l'autre ne me dérangeait pas, mais leurs regards et tous ce qu'ils transportaient, me rappelaient cruellement ceux échangés avec Decadrys.


 D'ordinaire, la compagnie des fleurs et plantes arrivait à combler le vide m'entourant, occupant mon esprit et mes carnets de note, pourtant je savais bien que plus rien ne serait comme avant désormais. J'aurais voulu la veille, croqué l'étrange créature que nous avions croisé dans la forêt tropicale, à la place, j'avais dessiné le visage de Decadrys, qui hantait chacun de mes songes. J'essayais de me retrouver face à elle, me rendant bien compte que ce désir et son obtention étaient irrationnels.

 La toquante qui cliquetait chaque seconde dans ma chambre, m'éloignait un peu plus du corps robuste et incroyable de ma féline âme-sœur. La reverrais-je ? Et si oui, quand ? M'aurait-elle oublié ? Était-ce ça un coup de foudre : l'incapacité d'ôter l'autre de son esprit, de ne pas réussir à penser à autre chose ? J'avais l'impression d'être sous le joug d'une maladie d'esprit, je perdais le contrôle de mes songes, si tel était le cas, malgré mes talents d'herboriste, je ne connaissais aucune altération d'état aussi incurable que celle-ci.

 J'avais pourtant essayé de relativiser, de me dire que le temps n'était un obstacle et que je devais surmonter ce dernier. Mais j'étais faible, chaque instant où je tentais de ne pas penser à ses yeux fendus, je sentais sa poigne massive contre moi, je revoyais sa poitrine bombée et pouvais presque ressentir la chaleur qui émanait de son corps. Les minutes passent et j'imagine Gnas et Evi remonter dans leur habitation et en faire trembler les murs. Je ne voulais pas devoir affronter ce moment, et enfonçais ma tête sous l'épaisse couverture. Je ne luttais pas et... Me réveillais plusieurs heures plus tard, l'aube pointant timidement à l'horizon, se manifestant par la fenêtre via de maigres rayons lumineux.

 Ma torpeur n'avait pas été dérangée par les ébats de mes voisines, peut-être avais je eu le sommeil trop lourd, peut-être avaient-elles fini par se prendre la tête et que rien ne s'était passé. Je quittais difficilement mon repaire duveteux, saisissais mon carnet de croquis, et me dirigeais vers le palier. Je voulus m'arrêter et frapper à la porte des filles mais on m'interrompit avant que ma main ne heurte le bois.



 "Ne les cherchez pas ici. M'annonçait une voix provenant d'en dessous.

-Ah bon ? Me penchais-je au-dessus de la balustrade, découvrant la femme Hulote qui contemplait le brasier de la cheminée.

-Oui, malgré le confort de nos chambres, vos deux amies ont préféré profiter d'intimité, à l'extérieur de l'auberge. J'ai préparé une infusion, en voulez-vous, ouh ?"



 Je ne lui répondais pas et descendais mollement pour la rejoindre devant le foyer, je prenais place sur un confortable siège à ses côtés, tandis qu'elle se munissait d'un joli bol en terre cuite, le remplissait d'une généreuse louchée prélevée d'une marmite fulminante, et le faisait léviter jusqu'à moi.



 "Buvez, cela vous fera le plus grand bien et vous empêchera de sombrer à nouveau dans le sommeil.

-Cette odeur... Je distingue de l'anis étoilé et... Une fragrance m'échappait, je prenais une gorgée me requinquant, mais ne décelait quand même pas l'ingrédient mystère. Qu'est ce qui donne ce goût et ce parfum à votre boisson ?

-Oh, vous avez raison pour la badiane, l'autre goût, ouh. Elle quittait son assise, allait vers le comptoir et revenait, me tendant un fruit rond de couleur bleutée. Le bleu-goussier est un fruit qui ne pousse que sur cette île. Sa peau est comestible et tonifiante, néanmoins, je vous déconseille fortement d'en manger la chair. Vous risqueriez de devenir fou, ouh. Souriait-elle.

-Fou ? La questionnais-je.

-Oui, consommer sa pulpe cause de graves hallucinations et il en va de même si vous respirez longuement le pollen et les spores de sa fleur.

-C'est donc le bleu-goussier qui rend l'air de la forêt toxique ?

-Entre autres, ce n'est pas la seule espèce qui possède de telles propriétés et qui dans cette forêt est au rendez-vous, ouh.

-J'ai cru voir des rafflésies et des brugmansias. Lui répondais-je.

-Vous êtes connaisseur ! Ce sont, en effet, deux espèces qui se trouvent aussi ici et qui participent à la dangerosité de notre luxuriante sylve. Imaginez quand nous sommes arrivés ici, je voulais décorer le lieu de quelques bouquets, quelle ne fut pas ma surprise que de n'avoir récolté que des plantes vénéneuses ou empoisonnées. Imaginez mon dégoût, ouh.

-Les plus belles sont souvent les plus dangereuses. Lâchais-je, philosophique.

-Souffrez-vous, ouh ?

-Oh non je suis en pleine forme et ma santé va de paire.

-Je parlais d'un chagrin d'amour. Me renvoyait-elle.

-Ah et bien... Elle devait être drôlement clairvoyante pour avoir deviné que ma phrase cachait quelque chose. C'est un peu compliqué. Me limitais-je à lui répondre.

-Vous voyagez beaucoup, ouh ?

-Je n'ai toujours fait que voyager. Je ne sais pas ce que cela fait de rester plus de deux semaines dans un lieu.

-Votre amour est-il resté accroché à un de ses lieux ? Me soufflait-elle habilement.

-Je crois bien, oui. Quelque part ou à quelqu'un, plutôt. Avouais-je, le cœur lourd. Mais cela me passera sûrement.

-Vous ne devriez pas abandonner comme cela. L'amour n'est pas une sensation floue, ouh. Si vous vous l'êtes, fiez-vous à votre âme, elle aura toujours le dernier mot, et vous amènera à bonne destination; ne le faites pas, et vous vous perdrez.

-C'est facile à dire, elle et moi sommes si différents... Tandis qu'elle possède une vie toute tracée devant elle, j'erre encore et toujours, sans savoir là où j'irai le lendemain.

-Oh mais nous sommes tous différents les uns des autres, les quelques similitudes qui rapprochent deux êtres ne sont pas leurs plus grandes forces. Bien qu'elles puissent les unir, ce sont leurs divergences qui les forgent réellement.

-N'avez vous donc pas toujours été tavernière et avec votre mari ?

-Ouh ouh. Riait-elle. Non, bien sûr que non, avant de choisir cette vie et de trouver mon bel oiseau, je faisais partie de la garde d'élite de la déesse et impératrice Hul au sein de la Cité-Perchée. J'aurais pu à ce moment de ma vie, imaginer qu'elle était toute tracée. La suite me prouva que non.

-Que s'est-il-passé alors ? Qu'est-il advenu pour que cela change ?

-La vie, seulement la vie. Il ne suffit de rien d'autre pour que toute chose prenne un tournant décisif. Se perdait-elle à son tour.

-Pouvez-vous m'en parler davantage ? Je serais curieux d'en apprendre plus.

-C'est une très longue histoire. Peut-être devrais-je commencer par le commencement. Avez-vous déjà entendu parler du siècle de la Grande Nuit ?

-De plus en plus ces derniers temps, mais cela reste flou. Je préparais mon carnet avant d'être submergé d'informations.

-Laissez-moi alors vous énoncer l'histoire de notre peuple, que l'on m'a moi aussi contée. Avant la Grande Nuit, Mithreïlid était un continent seulement peuplé d'humains cependant, treize personnes, hors du commun et aux attributs physiques très différents firent leur apparition à la veille de ce siècle de tourment. Ils étaient si puissants qu'on les définit comme des dieux, chacun brillait et inspirait les humains dans un domaine qui lui était propre : Hul déesse de la Sagesse, Teïnelyore Déesse de l'Amour, Felicie Déesse du Partage, Ygneul Dieu de la Force, Zelynor Dieu du Courage, Halmcore Déesse de la Témérité, Galarya Déesse de la Nature, Herylisandre Déesse de la Justice, Arcadya Dieu du Temps, Deyfard Dieu du Feu, Nautilia Déesse des Océans, Botesquia Dieu des Sylves et enfin Cyclion Déesse des Tempêtes. Je prenais des notes rapides à ses mots.

 Ils ne tardèrent pas à fonder d'immenses familles, mélangeant leurs aspects avec les Hommes, créant toutes les races hybrides que comptent désormais Mithreïlid. Néanmoins, l'amitié n'est pas l'alliée de la puissance, et aussitôt qu'assez de membres de chaque race furent sur pied, ils partirent tous à la guerre les uns contre les autres. La plupart des divinités disparut durant ce siècle, et certains de leurs peuples respectifs avec elles. Hul survécut et érigea avec son peuple une capitale près du Pic du Temps, qu'elle nomma la Cité-Perchée ou Haute-Garde comme l'appelait les humains. Peut-être en as-tu déjà entendu parler, mais ce n'est pas la seule à avoir construit sa propre ville.

 Avant la Grande Nuit, Teïnelyore, Herylisandre ainsi que Nautilia en firent autant. Les deux premières s'entre-tuèrent et mirent de ce fait fin au siècle de la Grande Nuit, tandis que Nautilia à son tour quitta la surface de Mithreïlid. Je suis née il y a deux siècles plus ou moins, notre Déesse, Hul, qui n'avait que faire des querelles et malgré son infinie sagesse liée à son grand âge, n'imaginait pas que l'on puisse venir nous défier.

 Malheureusement, il y a de ça cinquante cycles, la guerre était à nos portes, et notre peuple, plus instruit que guerrier, fut obligé de se rendre, tandis que notre belle ville était à feu et à sang. Chargée de protéger Hul, j'ai amené cette dernière avec d'autres gardes hors de nos murs, ce n'est qu'après avoir atteint le Mont-Des-Cimes qu'elle nous avoua avoir vu trop de morts et qu'avoir une vie si longue n'était source que de peine. Elle nous supplia de l'abandonner et de vivre paisiblement nos vies en faisant mieux qu'Elle.

 Nous n'eûmes pas le choix, et tous partîmes dans différentes directions. Après avoir vécu dans différentes cités et divers villages, c'est en voyageant et à cause d'une terrible tempête côtière; qu'après des années d'errance et de voyage sans jamais avoir réussi à trouver l'endroit propice pour vivre, j'allais décider de m'arrêter ici. C'est aussi sur cette île, que je rencontrai un Hulote mal en point.

-Ghast ? L'interrompais-je, pour voir si j'avais bien compris.

-En effet. Acquiesçait-elle. Lui avait été tavernier dans notre ville d'origine, il m'en parla longuement et nous décidâmes de nous lier, de construire ce lieu de repos, et d'y vivre. Comme quoi, rien n'est décidé d'avance, et tout peut changer subitement. Qu'en pensez-vous, ouh ?

-Avec votre expérience, je ne peux qu'être d'accord. C'est juste dur de voir cette distance autrement qu'une simple fatalité.

-Cet amour, c'est pourtant votre choix n'est-ce-pas ? Me demandait-elle compatissante.

-Oui. M'empressais-je de lui répondre.

-Alors apprenez que la fatalité ne vient que de l'extérieur. Elle ne naît pas dans nos choix; si c'est votre volonté de la retrouver, vous finirez bien à ses côtés. Ouh ouh.

-C'est sûrement vrai. Ses mots m'avaient rassuré, ma cage thoracique se desserrait. Et pour mes ailes ? Vous pensez qu'elles pousseront un jour ?

-Ouh. Alors ça c'est bien autre chose. Les Hulotes, très fiers et gardiens de leur sagesse se mélangent peu de nature, et encore moins avec des humains, qui sont la cause de la destruction de la Cité-Perchée. Dans votre cas, je suppose que vous êtes l'exception à la règle, et fatalement... Soulignait-elle. Je ne sais pas. Elle me montrait mon carnet du bout des plumes. Si un jour elles se développent, vous pourrez toujours l'écrire et l'histoire retiendra qu'un demi-Hulote, a aussi les ailes qui poussent. Cependant, il est certain que vous avez hérité de la sagesse de la Grande Hul. Ouh ouh. Pouffait-elle.

-Si vous le dites. J'espère avoir la chance de toujours pouvoir écrire le jour où cela se produira.

-Peut-être cela viendra-t-il quand vous aurez retrouvé votre promise. L'amour donne des ailes après tout, ouh. Avançait-elle avant que nous ne nous mettions à rire."



 La double-porte du vestibule grinçait, et apparaissaient l'une après l'autre mes compagnes de voyage, se tenant par la main. Leurs visages illuminés par deux sourires sincères et rayonnants. La Hulote me donnait un coup de coude.



 "Voyez-vous, ouh. L'amour entre deux personnes si différentes et à la fois partageant tant de ressemblances, ne les rend-elles pas si puissantes à cet instant même ?"



 Elle avait raison, Evialg qui n'avait jamais vraiment l'air heureuse et Gnas qui n'était jamais réellement sûre d'elle, avaient toutes deux l'air d'être guéries de leurs tares. Gna' marchait devant Evi', la tirant dans son élan, et Evialg souriait comme je ne l'avais jamais vu le faire auparavant. Toutes les deux étaient belles comme si je ne m'étais jamais rendu compte de cette réalité inhérente à leurs êtres.

 Peut-être que le divin se déploie en chacun de nous, dans les moments où nous nous efforçons d'être au plus près de notre nous intérieur, proche des sentiments qui animent vraiment nos pas et qui éclairent nos décisions, en harmonie avec nos désirs les plus forts et plus inaccessibles. Tout du moins, quand je les voyais elles deux, ainsi scintiller de bonheur, c'est ce que je pensais fermement.



 "Bonjour, ouh ouh. Nous mourrons de faim Noctalya, y-a-t-il de quoi manger ? Interrogeait joyeusement Evi'.

-Les nuits agitées creusent toujours autant à ce que je vois, ouh ouh. Venait de rire notre hôte dont je venais d'apprendre le nom.

-Oui. Répondaient Gnas et Evialg, à l'unisson et en rougissant.

-Noctalya ? L'apostrophais-je. Vos parents étaient-ils...

-Des disciples de Nautilia ? Poursuivait-elle en ricanant. Non, c'est une simple coïncidence, je suis née Effraie et tous deux adoraient les océans. Je n'ai hérité que d'un nom entre les deux, ouh ouh. Mangerez-vous aussi un bout, ouh ?

-Avec joie. Cette longue discussion m'a ouvert l'appétit.

-Je reviens vite à vous, ouh. Pimait-elle avant de disparaître derrière une porte cachée près du comptoir.

-Tu as vu ? Elle est chouette cette chouette. Rigolait Evi'.

-Je dirais même qu'elle est incroyable. Sur-enchérissais-je. Et leur literie n'en parlons pas, j'ai dormi comme un chat. Et vous ?

-Nous ? Elles se collaient l'une à l'autre, plantant leurs regards effectivement si différents l'un dans l'autre, puis se retournaient vers moi.

-Nous, aucun lit ne nous aurait permis de si bien dormir. Lançait Gnas.

-Rien ne vaut ses bras. Continuait Evi', se glissant contre Gnas. C'était...

-N'en dites pas plus. Leur arguais-je, content pour elles. Après je vais commencer à voir de drôles de choses."



 Toujours flottant dans les airs, notre petit-déjeuner nous était apporté, déposé minutieusement devant nous, rapidement attaqué par notre tablée.

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