Chapitre XXXVI : La Saurienne Boueuse, Partie 2

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 Je ne savais pas où était la cracheuse de poison, je ne savais pas si le brouillard neuroactif allait se dissiper, je ne savais pas si j'allais pouvoir retenir ma respiration bien longtemps, je ne savais pas si j'allais survivre. Comment pouvais-je m'être convaincue d'accepter ce défi ? Bien sûr que je voulais devenir plus puissante, mais, avais-je réellement pris le temps d'imaginer, ne serait-ce qu'un bref instant, la situation avec laquelle j'allais devoir me débrouiller ? Non, bien sûr, non.

 Si seulement je trouvais un moyen de dissiper le gaz qui m'entourait, je sentais que mes poumons commençaient déjà à se comprimer. Pourtant, je savais aussi que si je respirais la moindre bouffée de la nappe mauve, j'étais finie. Je n'arrivais pas à réfléchir, car surveiller mes pas occupait toute mon attention ; je ne parvenais pas à percevoir l'endroit où se trouvait mon adversaire, les bruits écoeurants se mélangeaient entre eux et brouillaient totalement leurs origines.

 Même si j'aurais clairement dû être en train de trouver une solution, c'est mon affrontement avec Teïnelyore qui me hantait l'esprit. Je ne pouvais qu'admettre que mon échec face à elle aurait dû me pousser à m'entraîner davantage avant d'entreprendre pareille folie. J'étais techniquement en retard par rapport à un adversaire de ce gabarit... Je repensais alors à la façon dont Teïnelyore s'était entortillée autour de sa lance durant notre affrontement, elle tournoyait sur elle-même, et la spirale balayait tout autour d'elle... Mais bien sûr !

 Je ne pouvais pas tourner autour de mon arme, mais je pouvais très bien la faire tourner autour de moi-même. Quitte à prendre un coup, je préfèrais souffrir plutôt que de mourir sans même avoir essayer de faire quoi que ce soit. Aussi enfonçais-je mes pieds dans la tourbe, je les enfouissais jusqu'à me sentir un tant soit peu stable. J'élançai alors brusquement mon arme horizontalement tout en donnant le plus vigoureux coup de hanche que je le pouvais, jusqu'à ce que j'entame une première rotation sur moi-même. L'épaisse fumée toxique se déformait avant d'être aspirée puis dispersée au-dessus de moi, cela fonctionnait. Mais je commençais à étouffer, je m'empressai alors de relancer ma rotation, et même si les deux premiers tours furent laborieux, l'inertie m'entraînait à toute vitesse désormais.

 J'étais contrainte de fermer les yeux pour ne pas vomir, mais la suffocation me forçait à les réouvrir. Je découvrais mes bras alors recouverts des marques noires, j'avais l'impression que mon crâne lui, allait éclater. Je ne pouvais plus continuer à faire la toupie, ni même à retenir mon souffle. J'abattais alors ma lame dans la boue pour stopper ma rotation et enfin, j'abandonnais l'apnée. Au moment où mon sabre s'enfonça dans la mélasse, j'eus comme l'impression d'être l'épicentre d'une explosion, sauf que le souffle provoqué se contenta de me défaire de mon étau vaseux et de disperser la substance toxique des environs. À l'instar de mon adversaire, l'onde de choc que j'avais engendré remodela les marécages alentours.

 Bien qu'elle fut fétide, la gorgée d'air que j'inspirais, à demie-sereine, détendit mon front dont les veines menaçaient de rompre à tout moment. Par ailleurs, à force d'évoluer dans la pénombre des marécages, mes yeux s'étaient habitués à la faible luminosité, aussi, je distinguais désormais plus clairement mes environs boueux. Je ne décelais plus la présence de mon opposante saurienne. Après avoir effectué un tour sur moi-même, je me rendais compte que le serpent m'accompagnant avait aussi disparu. Le morne silence qui régnait ici me permettait seulement d'anticiper le pire.

 Tout en restant à l'affut, j'arpentais la zone qui était sans dessus-dessous, les arbres en décomposition et les fourrés se mélangeaient désormais à la tourbe, cette disposition chaotique m'aurait permis de déceler les extrémités osseuses de Enielah si cette dernière s'était dissimulée. Cependant, j'avais beau scruter chaque détail sordide de ce lieu, il m'était impossible de repérer mon adversaire. Je ne pouvais pas croire que la Dracène avait fui, elle devait seulement établir une stratégie lui permettant de m'attaquer directement... Je n'avais pas encore pris ce détail en compte, mais la Dragonne devait en effet être en capacité de réfléchir et penser. Cependant, le flux d'actions qui s'était abattu sur moi ne m'avait pas vraiment laissé le temps d'intercepter la moindre pensée de sa part.

 Dans un espace tel que celui-ci, je pouvais néanmoins totalement libérer mon pouvoir, sans craindre d'être submergée par un flot indécent de songes. M'étant trop souvent bridée pour éviter d'être agressée par les migraines dûes à la captation de pensées, je me rendais bien compte que j'hésitais tout de même à me relâcher complètement. Pourtant, en l'état actuel, aucun murmur ne me parvenait à l'esprit. Je décidais d'inspirer puis d'expirer très lentement, je faisais le vide, et enfin, me focalisais pleinement. J'avais d'abord l'impression d'entrer en stase avec ce qui m'entourait, puis enfin, deux sources cognitives se chevauchaient dans mon crâne.

"Elle ne s'attendra pas à ce que je sorte sous ses pieds. En un instant, je la dévorerai et je me rendormirai. J'attribuais ces pensées à ma gigantesque opposante.

-Moi aussi je l'entends, maintenant. Je reconnaissais cette voix, j'essayais aussitôt de lui répondre télépathiquement.

-Où étais-tu passée pendant que je devais éviter les assauts de ce monstre ?! Tu étais censée m'aider n'est-ce-pas ?!

-Je sais bien. Je n'avais juste pas anticipé qu'Enielah'Ed'Trom puisse réagir au quart de tour.

-Puis cette fameuse cache, et ce grimmoire ? Je commençais à enrager. Tu peux m'expliquer où sommes-nous supposés trouver dans ce bourbier un endroit où serait dissimulé ce trésor qui me rendrait plus puissante ?

-Et bien...

-N'en dis pas plus, il n'y a pas de livre. Je me doute bien que tu m'ais roulée dans la farine.

-Ce n'est pas ça... C'était une métaphore.

-À quel moment...

-MAINTENANT ! Résonnait la pensée de la Dracène."

 Le sol se mit à trembler et la vase à bouillir. Sachant exactement quelle était l'idée de la Gardienne du marais, je me remis à courir. J'entendais la saurienne se plaindre de ma mobilité, tandis que les secousses s'estompaient. J'allais cependant devoir trouver un moyen de faire front à mon ennemie, car je n'étais clairement pas motivée à passer ma nuit à courir. Il fallait que je fasse sortir la Dracène du sol, sauf qu'elle ne remonterait pas à la surface sans être sûre de me toucher ; l'interruption de son assaut quelques instants plus tôt me le confirmait. Je percevais son irascible fureur s'insinuant à travers la mélasse, puis se propageant dans l'air comme un vil poison.

"Peut-être devrais-tu...

-Je ne t'ai pas demandé ton avis. La prochaine fois, ne me mens pas, j'ai horreur de ça.

-Mais...

-Laisse-moi. Je dois me concentrer sur le grimmoire. Grommelais-je dédaigneuse, dans mes songes."

 J'étais pourtant obligée de constater que l'issue de ce combat me semblait incertaine. Je n'avais aucune chance de blesser mon adversaire sans moi-même prendre le risque de finir déchiquetée entre ses crocs. Je n'étais pas convaincue que mon épée double résisterait à la pression exercée par la mâchoire de la Dragonne si je décidais de lui faire front ; tandis que j'étais sûre de me perdre dans les marécages si je fuyais l'affrontement. J'étais donc limitée à choisir la probable façon dont j'allais mourir. Tout ça, pour retrouver un fichu ouvrage qui n'existe même pas, et ça pour quoi ? Pour prendre ma revanche et impressionner une femme qui n'en aurait sûrement rien à faire. J'enrageais, tout en comparant les choix qui s'offraient actuellement à moi, avec ceux que j'avais dûs prendre lorsque j'avais abandonné Urghal : rester et risquer d'y perdre quelques plumes, ou fuir et abandonner tous les projets que j'avais. Je riais sarcastiquement, comme si je pouvais à l'heure actuelle me perdre dans ce genre de réflexion.

 J'en avais marre de trotter dans tous les sens, et je savais que la Saurienne ne se lasserait pas de me traquer avant de m'avoir réduite à l'état de cadavre. Ma seule option était donc de rester statique jusqu'à ce que la Dracène daigne sortir du sol spongieux. Peut-être ne survivrais-je pas à cet unique assaillement, mais peu importait, je devais rompre ce statu quo.

 Je plaçais mon espadon sous mes semelles, écrasant la lame de mes pieds et de mes bras, j'attendais mon adversaire, et j'entendais ses murmurs, tandis qu'elle préparait son assaut. Tel que précédemment, la tourbière entrait en ébullition, je me contractais, et enfin, la boue me soulevait et l'immense gueule d'Enielah'Ed'Trom s'ouvrait sous moi. Mon arme entravait la mâchoire de la Dragonne, mais j'étais tout de même propulsée en hauteur. Pendant ma retombée, je rattrapais in extremis et de la main droite la poigne de mon épée, tandis qu'une pression effroyable broyait mon bras opposé, et en un éclair, ce dernier disparaissait entre les crocs de la Saurienne. À peine avais-je aterri dans la tourbe que la queue de mon ennemie me frappait de plein fouet et m'envoyait valser.

 Je gisais désormais à plat ventre, le visage couvert d'eau croupie et de vase, je souffrais le martyr. J'éprouvais une forme de douleur que jamais je n'avais ressentie auparavant, mon esprit était en miettes, tout mon corps était endolori, et surtout, je ne voyais plus qu'un morceau de chair dégoulinant pour faire office de bras gauche. Dans ma tête tout se mélangeait : j'étais abattue, furieuse, déçue de moi-même, déçue de tout ce que j'avais vécu. Je contemplais mon indéniable mort danser devant moi et venir me chercher, mais je la refusais, j'enrageais et me hissais debout tant bien que mal. Je ne pouvais même plus soulever mon arme, or, mon opposante bien consciente de mon incapacité se contentait de souffler une brise psychoactive dans ma direction. Haletant comme j'étais en train de le faire, je respirais d'énormes bouffées de cet air vicié, et aussitôt, ma vue et mon crâne se remplissaient d'hallucinations. Je tombais et la folie s'emparait de moi.

 Toutes les personnes dont j'avais un jour capté les pensées ou entendu les voix se retrouvaient en cercle autour de moi, se moquant de moi, me crachant dessus, m'insultant et me brimant. Je me voyais moi, venir me soulever la tête et me traiter d'incapable. J'entendais des hurlements de nouveau-nés, mes entrailles se nouaient aussitôt, et ma rage se colorait d'une infinie tristesse. J'étais accablée par les démons que j'avais toujours repoussés de ma vie, mais qui persistaient à exister à travers moi par les souvenirs que je cultivais, c'est-à-dire tout le monde, tous les autres. Je tentais de ramper hors de cet attroupement, mais j'oubliais la perte récente de mon bras et m'effondrais une nouvelle fois dans la tourbe. Peut-être allais-je simplement me laisser mourir asphyxier dans la boue, peut-être était-ce ça la réponse à tous mes problèmes.

 Pendant quelques instants, les voix autour de moi s'estompaient enfin, les battements de mon coeur s'amplifiaient alors que mes poumons manquaient d'air. Je sentais mon sang s'enfuir par la plaie crasseuse, j'avais l'impression de me vider de toute énergie vitale, sereinement, tranquillement. Mais l'apaisement ne devait pas être au programme pour moi, car on me retournait. Je la voyais, cette ultime ennemie, cette Teïnelyore qui avait terminé de briser mon intégrité. Elle me souriait, puis son visage se durcissait et elle finissait par souffler :

" Je déteste ceux qui ne respectent pas la vie. Ta place est sûrement ici, dans la vase et la pustulence."

 Je restais coite, et bien que mes larmes contenaient un peu de mélancolie, une colère amère les teintait désormais, je plongeais ma dernière main valide dans la tourbe nauséabonde et la compactais entre mes doigts. Je pensais aux sentiments enflammés que Teïnelyore avaient fait naître en moi en quelques heures et la vitesse à laquelle ces derniers s'étaient retournés contre moi. Moi qui étais si fragile, mais qui me voulais si forte. Je refusais d'être faible, je rejetais l'idée d'être dépourvue de puissance, et j'éxècrais celle qui entendait que je ne mérite pas d'avoir une place où j'aurais le droit d'exister. N'avais-je pas assez donné de moi pour essayer d'améliorer le quotidien des Mithreïlidiens ? N'avais-je pas assez fait de sacrifices pour espérer être récompensée ?

Non. Non. Non. Et encore non.

 Je n'avais droit qu'à voir et imaginer le pire, le pessimisme d'un continent entier s'abattait sur moi. La douleur me reprenait de plus belle, j'en avais marre, marre de souffrir.

" Maintenant Hérylisandre, cesse de t'entraver !"

 C'était peut-être ça après tout, je devais arrêter de prendre sur moi. Il était temps que la vapeur s'inverse et que je rende toute la souffrance que l'on m'avait fait éprouver. Je poussais un hurlement qui semblait parvenir du fond de mon être, du plus profond de ma plus étroite viscère. Une matière sombre accompagnait ce rugissement cathartique, et à l'instar des nuages toxiques de la Dracène, la nappe ténèbreuse voila les environs en putréfaction. Je convulsais nerveusement, secouée par la repousse soudaine et éprouvante de mon bras. Mon membre me revenait, couvert de larges striures sombres. Les battements effreinés de mon coeur s'arrêtaient net, je quittais la vase d'un bond.

" J'ai compris. J'ai compris maintenant. Tu peux revenir. Soufflais-je.

- Très bien. Le serpent qui s'était eclipsé émergeait de la tourbe. Que veux-tu faire désormais Hérylisandre ?
- Cela devrait te sembler évident. Je tendais la main vers le vide, mon arme se dégageait de son refuge boueux, et la garde venait se glisser entre ma paume. Je veux de la puissance."

 Enielah'Ed'Trom qui pensait sûrement m'avoir noyée dans la folie, n'avait pas pour autant baissé sa garde après l'éruption du nuage noir. Tandis qu'elle me faisait face et se dressait une nouvelle fois sur ses pattes arrières, je faisais voltiger mon espadon, devenu incroyablement léger, le récupérais et enfin, sprintais droit vers mon adversaire. Je courais si vite que je n'avais même pas le temps de m'enfoncer dans la mélasse. Arrivée tout près de la Dracène, je me propulsais pour éviter les pattes crochues qui déchiraient l'air, et atterissais épée levée vers le crâne de la créature. Elle esquivait de justesse ma lame mais perdait une corne. Je glissais sur ses écailles vitrifiées et frappais alors le cou de la Dragonne. J'entaillais profondément l'animale qui dépliait subitement ses ailes, je profitais du souffle pour m'écarter de la saurienne.

"Attaque-la par son flanc droit."

 Je n'attendais pas la confirmation du serpent, je chargeais une fois encore. Le reptile obéissait à ma requête et la Dracène détournait un instant son regard de moi alors qu'elle subissait un assaut supplémentaire. Je repérais aussitôt la déchirure que j'avais marquée dans l'armure d'Enielah. Je visais son exact opposé, et abattais mon espadon violemment. Dans un bruit infâme, la gueule de la Dragonne atterrissait dans la tourbière, séparée de son corps qui s'affaissait alors.

Je l'avais fait. J'avais vaincu un Dragon. Moi aussi, j'allais devenir toute puissante. Plus rien ne pouvait m'en empêcher.

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