Salammbô
Un musée de province sans prétention ; le crépuscule était déjà, éminence grisâtre. C’est là et lors que je la vis. J’étais las, et l’or de l’éclairage au-dessus d’elle me la fit paraître merveilleuse. Elle s’apprêtait à commettre le péché, et elle prêtait à ce que, moi aussi, je le commette. Fascinante créature ; créateur bienheureux, me dis-je. Le pas fébrile et l'œil prédateur, me prenant sans doute pour quelque péripatéticien, je faisais le tour de ce joyau. Sa peau coulait comme de la soie liquide, rivière délicate dévoilant au regard des coudes des plus ingénus ; sa peau formait un voile courbé d’une manière si précieuse qu’il m’était évident que ce pouvait être qu’une posture ; sa peau, sa peau, sa peau je voulais la toucher, je voulais savoir si la perfection qu’elle était demeurerait malgré mon intervention. Mais pas encore. Énième circonvolution, énième voluptuosité. Et pourtant, quelque chose n’allait pas. Déposé par une divine intervention sur ce corps passionnément penché de part et d’autre, un visage d’une finesse inouïe, qui eut fait bondir mon cœur s’il n’avait déjà été dérobé par cet être si parfait. Sur ce visage, une paire de lèvres, allégorie du désir ; des pomettes rondes et soyeuses ; un nez fier et doux ; et, encadré par une chevelure longue et folle, deux yeux où brûlait la plus puissante passion que la terre ne connaîtra jamais.
Mais cette passion n’était pas mienne, et d’ailleurs elle ne me regardait pas. Comme à bout de souffle et pris moi-même d’une passion bien plus sombre que la sienne, je m'agenouillai à ses pieds. Je la voyais, elle le regardait. Un sale serpent, sadique et sinueux, l’envoutait sensuellement. Et elle de l’écouter, et elle de le chérir, Ève prête à vendre son humanité, à faire renaître en son sein Sodome et Gomorrhe tout à la fois pour un animal mensonger. Ce ne peut être, me dis-je, je serai de la raison le messager. Pour contrarier le tentateur, pas d’autre choix que de me laisser tenter. J’approchai les mains de ce corps offert à moi. Avant même que le contact ne se fit, une douce aura émanant d’elle me réchauffa les doigts, glacés et tremblants. Hic et nunc, pensai-je tout haut, avant de prendre sa taille.
Toucher formidable ! En fait de soie, sa peau était faite de soi ; je veux dire que ce que l’on aurait pu prendre pour de l’inerte était vivant, et que ce que je caressais désormais était une peau véritable. Je laissai couler mes doigts le long de ses flancs. Je frissonnai, et en frissonne encore. Merveilleuse invention que le corps. Contre ma peau se pressait la sienne, contre ma fièvre sa tiédeur, contre ma verve sa douceur. Je parcourus ses rondeurs ineffables un temps, puis saisis résolument bas-ventre et rapprochai d’un coup mon corps du sien. J’étais si près d’elle que mon souffle caressait sa chevelure indépendante. Son cou était là, à ma merci, découvert et vulnérable. Il en émanait une odeur telle que je ne sentirai sans doute jamais plus, mais qu’il est aussi impossible d’oublier : il semblait que du caramel s'évaporait pour me prendre d’assaut les narines, pour m’étonner de sa douceur et de son suave ; pourtant, une légère acidité l’accompagnait, donnant une personnalité forte et unique à l’odeur.
Son cou. Le fruit défendu. Le mordre ou le baiser ? Enceinte de ma folle embrassade, le choix était mien. Pas qu’elle ne m’en laissa aucun, toujours enivrée de son reptile. Je penchai la tête, l’inclinai et embrassai sa chair. Baiser plein d’amour : à l’attention de la plus belle créature qui ait jamais été été, de l’être qui d’un revers délicat de la main prit mon cœur. Baiser plein de haine : la plus belle créature qui ait jamais été n’avait pour moi aucune attention, revers de cet être qui refusait de me rendre mon coeur. Baiser plein de passion, donc. Baiser cependant inutile, car sans le moindre effet. Elle était toujours sous l’emprise de son serpent, le regard perdu dans celui de l’autre, hypnotisée. Alors je récidivai, alors je récidivai, alors je récidivais. Sans relâche, j’embrassais. Encore et encore, la folie de ma bouche se perdait dans l’indifférence de son cou. Ne l’ai-je embrassée qu’une seule fois ou bien mille ? Là mes souvenirs me font défaut. Ce que je sais, c’est qu’ainsi que la vague sur le froid récif, mon amour se vit éventré par sa résolution. Ce que je sais, c’est qu’au contraire du récif assailli par les vagues criminelles, elle ne faiblit pas.
Comme exsangue, m'agrippant à elle comme je l'avais fait depuis le début, mais cette fois avec désespoir et pour éviter la chute dans les ténèbres, je regardai avec détestation le serpent. Le serpent ne me regarda pas. Il n’avait d’yeux que pour elle ; je n’avais de dieu qu’elle. La détestation se mua en haine. Je crois que quitter la douceur de sa peau est un deuil dont je ne me remettrai jamais. Il est de toute façon trop tard. Mes mains libres, je les employai à serrer le coup du serpent. Cela me valut l’attention dont je désespérais. Son attention à lui, son attention à elle ; leur attention à tous les deux. J’aurais alors dû voir que ce n’était pas ce que je voulais ; que supprimer l’objet de son désir n’étancherait jamais le mien ; que je puis aimer sans désirer. Mais je ne le pouvais. L'étau se resserrait. Deux paires d’yeux me suppliaient, la mienne suppliciait. Exorbiter le serpent. Exorbiter le serpent, c’était gagner tout. Exorbiter le serpent, c’était tout perdre. Un craquement sinistre signala la fin de mon rival. Un indicible hurlement signa la fin de son amour. Alors vis-je entre mes mains le cou d’un homme.
Je bondis en arrière avec effroi. L’homme tomba au sol. Inerte. Mort. Il n’avait pas de visage : peut-être n’en avait-il plus, peut-être n’en avait-il jamais eu. Auprès de lui, elle était. Rien n’a jamais été comme elle était. Elle ne pleurait pas : plus rien ne pouvait lui manquer. Je pleurais : j’avais tout manqué. Pour elle, me sembla-t-il, sa présence était désormais absente. Pour moi, son absence serait à jamais présente. Elle l’est encore.
Elle ne pleurait pas. Mais elle me demanda avec une déception infinie : « Pourquoi ? »
Y avait-il une raison à cela ? Je ne crois pas. Elle ne l’aurait en aucun cas entendue. Combattre l’absurdité par l’absurdité : fébrile, je m’avançai, m'agenouillai auprès d’elle agenouillée auprès de lui mort, et la pris dans mes bras. Pas de résistance, pas de réaction. Pas de chaleur non plus. Sa peau pâle était de marbre, froide comme le mort encore tiède étendu à son côté. Je fis courir mes doigts sur son dos sans rencontrer la douceur à laquelle j’avais été accoutumé. Il était lisse et triste. Je m’enfouis en elle, espérant y trouver quelque rédemption. Je n’y perçus pas même son odeur de caramel. « Pardon ». Je ne sais qui de nous deux le dit. J’espère que ce fut moi. Une larme unique et énorme se forma sur le bord de son oeil gauche, s’y concentra un instant comme un orage qui s’apprête à éclater et roula le long de sa joue désormais inerte. Je recueillis la larme au creux de ma paume ; douleur fulgurante ! La larme y bouillonna, fondant ma chair et mélangeant mon sang à la substance iodée. Pensant mériter ce châtiment, je ne criai pas. Plutôt, je portai à ma bouche la main où reposait mon sang incandescent et l’y engouffrai. Aujourd’hui encore, je le sens qui me dévore ; aujourd’hui encore porté-je les stigmates de mon péché.
Elle était à présent tout à fait immobile et, à son air douloureux face au cadavre à ses pieds, on l’eut prise pour La Pieta. Je me relevai et gagnai prestement la sortie du musée, craignant d’être inquiété pour mes actes. Par chance, nul ne surveillait. Avant de partir, je me retournai. Je vis Salammbô regarder fixement l’endroit où il aurait dû avoir la tête d’un serpent. Je quittai avec hâte le musée, où je ne revins jamais.
Le 23/10/2023.
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