Rose éternelle

11 minutes de lecture

Ils étaient nombreux. Sorel m’a offerte à une vingtaine d’hommes et de femmes perverses.

Il a d’abord invité ses amis proches. Nus, en fringues décontractées, certains carrément en costumes ou affaires ultra-classes. Ils m’ont baisée les uns après les autres pendant des heures, ils m’ont violée sur mon lit sous l’œil attentif et obscène de mon bourreau.

Celle aux cheveux noirs, Sarah, s’est fait plaisir elle aussi. Elle est restée auprès de moi du début à la fin. Elle paraît avoir été dressée sévèrement, sans aucun écart possible. Elle est parfaitement docile et aime ce qu’elle fait. Elle leur a présenté quelques strip-teases, a pris beaucoup de bonheur à s’enfiler les godes en les contemplant avec envie pendant qu’ils me prenaient sauvagement. Elle était excitée. Entre deux hommes, elle m’infligeait des va-et-vient avec le double gode, le faisait glisser dans mon sexe mouillé tout en se pénétrant elle aussi. Elle me caressait les seins, me pinçait, me griffait, jouait de mon corps. Elle me tenait éveillée quand je commençais à fatiguer. Elle avait dû recevoir des ordres de Sorel pour être aussi obstinée.

Ils nous ont couvertes de sperme, Sarah et moi. Elle a plusieurs fois léché ma peau et pris leur semence sur ses doigts qu’elle suçait avec beaucoup de sensualité, malgré les circonstances, et de désir. J’ai refusé de faire de même, en oubliant que mon tortionnaire me surveillait. Je n’ai pas ouvert la bouche devant la main qu’elle me présentait. Il est alors revenu furieux. Il m’a étranglée, m’a plaqué la tête bien contre le matelas et a ordonné à son ami de quitter la chambre. Il a ouvert son pantalon, m’a enfoncé son pénis au fond de la bouche et, après de longs et profonds va-et-vient en douceur, il a joui en moi et m’a souri.

— Tu préfères avaler mon sperme ? m’a-t-il demandé, lentement, de sa voix caverneuse.

Je n’ai pas réagi, complètement déconnectée du moment présent. Il m’a ensuite mis, pour la première fois, un large collier en cuir munie de trois anneaux et un habituel foulard épais autour des yeux, puis m’a attrapée par la nuque.

— Il y a tout ce qu’il faut pour fêter ton retour, m’annonça-t-il en m’emmenant hors de la chambre.

Il m’a retiré le bandeau, quelques minutes plus tard, dans une grande salle sombre. Un gigantesque lustre en cuivre et de longues bougies, disposées dans des chandeliers anciens, éclairaient faiblement la pièce. Un lieu de rendez-vous, de partage d’esclaves, où résonnaient les hurlements de plaisirs et de douleurs, les soupirs de soulagement, les gémissements infinis. Ils étaient tous réunis. Tous enchaînaient la coke, les clopes, les verres d’alcool. Un peu d’air frais se faufilait à l’intérieur de cette pièce bouillante grâce aux fenêtres ouvertes. Ceux qui avaient abusé de moi étaient là, mais aussi des femmes attachées à des cordes et des sangles, à des chaises de gynécologie, à des barres de strip-tease, à des matelas posés contre les murs en pierres, à des attaches à même le sol. Quelques-unes restaient libres. Celles-ci étaient en tenues sexy et provocantes, la plupart en corset et jupe courte ou en lingerie en cuir et métal. Elles dansaient, offraient librement leur corps, ou au contraire profitaient des soumises. Ces autres femmes étaient nues ou habillées de harnais de bondage, de sangles en cuir, de latex, ou de dessous le plus souvent en dentelle ou en soie, ouvertes sur leurs parties intimes.

Sorel m’a installée debout, contre un mur, à côté d’une rose rouge. Une sublime fleur placée sous cloche, sur une petite table ronde à trois pieds. Il m’a placée, les bras en V, attachés à une anse au plafond, avec un anneau dans la bouche pour me maintenir ouverte.

— Ça va être tranquille, me rassure-t-il. Détends-toi et profite.

Il s’est éloigné et m’a observé de loin. Sarah m’a placé le cul vers l’arrière, le dos bien cambré, et est restée avec moi. Elle me réinstallait, me tenait, me serrait les tétons avec des pinces, m’insérait des sex-toys, pendant que les autres s’emparaient de mon corps. Mon corps, qui partait en avant, se pliait sous l’effet des pénétrations. Elle me replaçait régulièrement, comme elle en avait envie, comme Sorel lui avait certainement ordonné.

J’ai fini par me détendre, par accepter, et me suis laissé faire en pensant à lui. J’ai joui de nombreuses fois.

Il m’a ensuite ramenée, affaiblie, à ma chambre et m’a immobilisée sur le sling. Certains sont revenus, des nouveaux aussi, et m’ont contraint à leur perversion jusqu’à l’aube. J’ai gémi toute la nuit, alternant sans répit les fellations, les doubles pénétrations, quelques sodomies, les accessoires vibrants, les caresses insistantes, les claques sur les cuisses quand je bougeais un peu trop. J’ai avalé beaucoup de sperme et, malgré la peur, j’ai pourtant eu plusieurs orgasmes.

Puis il y a eu cette femme en nuisette. Ce matin, après que tous sont partis, y compris Sorel, elle est revenue. Le teint livide, la démarche hésitante, elle m’a serrée fort dans ses bras, m’a bafouillé qu’il n’y aurait pas dû y avoir toute cette foule, elle s’est excusée de s’être défilée et je me suis souvenue… Vanessa. Cette petite blonde squelettique, autrefois emplie de grâce, qui auparavant était mon amie. Nous nous racontions nos aventures, nous parlions beaucoup, nous rions, nous étions libres. Elle m’a prise par la nuque en me chuchotant de sa voix enrouillée qu’elle était inquiète, tout ce temps, et des flashs du passé m’ont assailli. Sorel, notre rencontre lors d’un théâtre sur Antigone, les verres de kir dans le bar de son cousin et ce moment qui a suivi où je me suis retrouvée ivre dans le hall de l’agence. Le dressage, la chambre, la soumission, les jeux immoraux. Tout m’est revenu. « Loue », ce surnom qu’il m’a attribué, et la fuite, cette nuit où Vanessa et moi, nous nous sommes sauvées.

Le fait qu’elle m’ait prise contre elle, après cette nuit-là, a tout ravivé. Mes souvenirs ont défilé. C’était un soir, il y a des années, avant ma relation avec Fanny. Nous vivions toutes les deux au cinquième étage, nous étions leurs jouets sexuels. Elle était nue, en pleurs, des hématomes et cicatrices partout. J’étais en lingerie et bustier, le visage balafré, ensanglanté. Elle avait l’ordre de me maquiller et de m’apporter de quoi être prête, pour une nuit spéciale. J’allais recevoir un type connu, un homme haut placé. J’aurais dû assouvir les pulsions de ce malade bien plus sadique que n’importe qui ici.

Elle était entrée dans ma chambre avec cette obligation. Elle était apeurée. Nous nous sommes regardées et nous avons eu la même idée. Le temps pressait, nous nous sommes tout de suite comprises. Vanessa a enfilé la robe en latex ouverte sur sa poitrine, qu’elle était censée m’apporter, et nous avons attendu que le couloir se vide. Nous avons pris l’ascenseur, nous sommes descendues au premier étage. Nous n’avons vu aucun habitué, c’était un jour anormalement calme. La chance nous accompagnait. Une fenêtre était ouverte, elle m’a prise par la main et nous avons sauté. Nous avons atterri dans le jardin, sur de jolies fleurs jaunes, nous avons occulté la douleur, nous avons détalé, vite, nous nous sommes enfuies.

Nous sommes soudainement arrivées en pleine ville, dans ces tenues inappropriées, après des années de captivité. Nous nous évadions. Les rues étaient désertes, nous n’avons croisé que quelques passants. Certains se sont retournés sur notre passage, d’autres ont essayé de nous aborder. Nous avons fui les regards, nous avons couru aussi loin que possible jusqu’à n’en plus pouvoir.

Nous n’avions nulle part où aller. À bout d’énergie, nous avons décidé de passer la nuit dans le hall d’un immeuble désaffecté. Nous nous sommes allongées l’une contre l’autre. Il faisait froid. Le sol nous gelait les muscles. Nous nous sommes crus quatre ans en arrière, avant notre aventure avec le diable et ses acolytes, lorsque tout allait bien, lorsque nous étions au lycée, que nous passions nos soirées entières à étudier et à débattre sur des sujets parapsychiques. Comme ce soir, la vie nous était abordable et nous n’appartenions à personne.

Tard dans la soirée, un couple nous a surpris. En jogging, un sac de courses à la main, ils ont franchi brusquement les portes de notre refuge. Nous avons pris peur, Vanessa s’est levée en sursaut, le sang glacial, et a pointé son couteau fétiche en direction de l’homme. Ils sont restés sereins et nous ont rassurées. Ils apportaient simplement quelques repas à une réfugiée planquée dans la tour.

Ils nous ont alors roulé un joint pour nous détendre et nous ont généreusement proposé leur aide. Ils étaient adorables. Ils nous ont ramenées chez eux, dans leur minuscule appartement, nous ont offert un repas copieux, une douche, quelques vêtements et un canapé confortable pour dormir.

Je suis partie deux jours après notre arrivée. Bien qu’ils aient insisté pour m’héberger, je ne voulais pas ternir leur bonheur. Vanessa est restée quelque temps chez eux, le temps d’y voir clair.

Aujourd’hui, dans ses bras, j’ai réalisé que c’est à partir de là que mes journées se sont métamorphosées. En nous éloignant l’une de l’autre, nous nous sommes perdues de vue et, après avoir croisé un déséquilibré du Luxaria, j’ai perdu la mémoire. C’était un après-midi, après les avoir quittés, j’étais assise sur un banc de la gare. J’attendais le prochain train sans me soucier de sa destination. Je voulais juste disparaître. L’endroit était presque désertique, le ciel était nuageux, le vent frais et humide. Je portais un jean et un gros gilet gris. Un gars trapu, aux cheveux blonds en pagaille, s’est arrêté devant moi, je ne l’ai pas vu venir. J’ai tout de suite reconnu son air méprisant, ses yeux sournois, son allure de psychopathe en recherche perpétuelle de proies. Il venait parfois dans ma chambre avec ses trois soumises. Son comportement imprévisible me terrorisait. Il m’a rapidement analysée de haut en bas en souriant, s’est penché sur moi en sortant une dague de son blouson marron. J’étais tétanisée. La peur m’envahissait à nouveau, me reprenait par surprise. Ce jeu malsain appelé « destin » se poursuivait, après m’avoir laissé entrevoir la possibilité d’un avenir normal chez le couple. L’homme m’a alors plaquée contre le dossier du banc et m’a finement lacéré le cou en me murmurant que je n’avais rien à faire là. Il m’a ensuite effleuré la joue de sa lame gelée, et je me suis réveillée vautrée contre un mur à l’entrée d’une maison en ruines. J’ai oublié ce qu’il s’est passé entre-temps. Je suis revenue à moi-même dans un état comateux, déconnectée. Je sentais pourtant mes muscles contractés, mes jambes raides, ma peau tiraillée, et des douleurs vives aux poignets. J’ai dû rester de longues heures dans cette position, les paupières collées. Je m’enfonçais délicatement dans le sol, je semblais faire partie de lui. Des pointes dures paraissaient traverser mes fesses, m’entaillaient interminablement.

Le jour se levait lorsque j’ai pu ouvrir les yeux à peu près correctement. Mes poignets étaient légèrement tailladés. La pluie coulait du toit, gouttait sur mon corps nu. Elle se mélangeait peu à peu sur ma peau couverte de sang séché, me recouvrait en douceur, pour finalement former une petite flaque rouge dissoute aussitôt dans le sol piquant par les restes d’un ancien carrelage. Mes fringues éparpillées par terre s’imprégnaient lentement d’une boue claire formée par l’excès de poussières et de saletés. La pièce était vide hormis un réfrigérateur cabossé et un vieil écran de télévision ouvert, comme le rappel d’une occupation humaine moyenne. La végétation encerclait désormais les fenêtres, agrippait les murs, menaçait le tout de s’écrouler.

Il m’aura fallu beaucoup de temps pour me sortir de là. Lorsque j’ai pu reprendre suffisamment connaissance, j’ai enfilé douloureusement mes habits spongieux et déchirés puis j’ai marché, malgré ce qu’il venait de se passer, vers cette gare. Je ne réussis pas à me remémorer le trajet ni la rue où se trouvait cette maison. Je me vois cependant assise dans un wagon, accompagnée d’une adolescente totalement affolée.

Un choc émotionnel psychologiquement essentiel, mon cerveau m’a ainsi offert l’oubli et enfin une conscience plus large. Il m’a libéré et soulagé, laissant place à d’autres émotions, élargissant mon champ de possibilités. Une réaction nécessaire de déni, une perte involontaire des données dérangeantes. Mon histoire est, à ce moment-là, devenue une page blanche sans passé angoissant ni futur tout tracé. J’ai alors épousé la liberté, la rue, la vie sans Sorel.

J’ai découvert la dépendance aux drogues de toutes sortes, mais surtout aux différents états de conscience modifiée. J’ai voulu explorer l’autre partie du monde, celui qui fait peur et qui dérange, celui dont nous taisons l’existence. J’ai peu de souvenirs de cette période. Je me souviens avoir excessivement voulu jouir de tout, avoir voulu vivre sans chaînes, sans aucune limite, qu’elles soient physiques ou mentales. J’ai abusé de certaines libertés, j’ai voulu m’enfuir à travers les illusions matérielles. Je cherchais ce contraste, celui qui éblouit l’obscurité. J’ai tenté de rester perchée pour vivre pleinement, sans jamais y parvenir, mais j’ai essayé autre chose que ce qui nous est demandé.

Je n’ai jamais réussi à revenir au même niveau que la plupart des personnes, à revenir à ce que vous appelez « la réalité », à ce quotidien si dur que nous impose notre société devenue impitoyable.

De longs mois plus tard, j’ai alors rencontré Fanny. Elle m’a sortie de ce passage devenu, par le temps, terne et sans saveurs. Elle m’a arrachée à cette errance et m’a fait évoluer. Elle m’a aidée à apprécier chaque sourire, chaque discussion. Elle m’a appris que l’acte sexuel, lorsque nous le pratiquons de la bonne manière, est un moyen efficace et sain pour nous amener réellement loin. Qu’il est une méthode pour nous unir et ainsi nous faire reconnaître, et comprendre, une facette de la vie extrêmement lumineuse. Il a la capacité de nous envoyer en ce lieu, en cet état, difficilement atteignable pour la majorité des humains. Elle m’a initiée à l’amour immuable.

Une fois son enseignement accompli, la vie m’a volé Fanny et m’a repoussée dans mon devoir d’esclave sexuelle.

J’ai réalisé, pendant ce câlin avec Vanessa, les énergies et raisons profondes qui ont créé les étapes de mon évolution. Je n’acceptais pas faire partie de l’agence, la vie m’a alors mise sur la voie de Fanny et, avec le recul, fait admettre cette place que je fuyais. Je comprends aujourd’hui pourquoi Sorel prête mon corps. Je sais maintenant qu’il me veut du bien et que je lui en dois, à lui comme à ses amis.

Je suis dorénavant une femme docile, qui s’accepte, et qui ne cherchera plus à s’évader.

Annotations

Vous aimez lire Cherry Ck ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0