Le dernier maître de Pazuzu
Il n’y aura pas besoin de présentation. Le temps et la mort, dans leur infinie bonté, emportent tout. Mon orgueil, ma haine, ma passion, mon visage et ma mémoire, alors écoute. Écoute mon être tout entier fusionner lentement avec le vide, écoute les tremblements d’une âme malade résonner dans le sombre infini, celui qui cache les monstres immortels et les blessures des vivants. Écoute, écoute imbécile. Les respirations lourdes des porcs et des chevaux, les cliquetis des portes des bureaux, les rires moqueurs quand tu marches et les vieux croulants sous les leçons qu’ils donnent. Écoute les chamans, les prophètes d’Orphalese et de Montevideo. Écoute ta folie, ma raison. Si tu n’entends pas, alors tu es sauvé et ta vie sereine et ennuyeuse. Mais voici pour toi quelques sages paroles et couplets immondes qui, sans que je ne l’espère trop, illumineront ton esprit terne et sans goût. Qu’ils réveillent les vampyres de leur torpeur et les esclaves de leurs travaux. Sens-tu le frisson de l’occulte te parcourir ? Pas encore ?! C’est bien là la marque des assoupis et des fatigués. La stase n’est pas une arme, crois moi. Moi aussi je lutte contre la soumission des corps et des âmes. Ma couleur ? La même que ma sale gueule. Mon armoiries ? Un chien à ton image. Bien...bien, je sens la haine renaître, la sauvagerie des temps premiers rugir. Le Chaos, le délice d’entropie, les voilà ! Ils brûlent mon corps, irradie la moindre particule de mon être. Alors, j’hésite. Je suis à la charge contre les morbides forces qui m’entourent. Je sors ma pipe avant de charger. Dans mon autre main, je saisi mon arme. Le katana pour l’honneur perdu et le souffle retrouvé. Reste là si tu le souhaites faquin, j’ai à faire. Écoute : les tambours de guerres et les riffs infernaux t’attendent.
L’Homme des cavernes, le primitif, le monstre qui se fait appeler « moi ». Bête immonde qui se veut pareil au lion, que la nature est mal faite. Je veux des crocs pour déchirer les chairs des imbéciles, des griffes pour lacérer les joues des vieillards et donner de bonnes raisons aux culs terreux d’avoir peur. Que ma voix se fasse entendre jusqu’à Kadath. J’ai la force d’un lion ! Enfin...Je sens mes nouveaux muscles éclater ma peau de chétif. Le soleil purifie mon cuir, je crois renaître, une n-ième fois. Qu’importe ! Se sentiment est trop bon. L’extase de la gloire, de la force et de la haine. Béni soit la colère et la vengeance. Je planterai mes nouvelles armes dans l’humanité toute entière et une fois les corps réduits en charpie, alors il sera temps de souiller les esprits. De magnifique champignons pousseront sur vos carcasses pourrissantes et, une fois séchés, ces merveilles de la nature, prodiges des terres sacrées me serviront de vaisseaux trois fois mâtés. Ils m’emporteront joyeusement vers les infinis colorés où je pourrai oublier vos faces sclérosées et vos esprits moroses. Douces drogues, mes sucres de lune. Avec vous ce n’est pas des yeux de chat qui s’impriment sur mon visage mais belle et bien deux trous noirs infinis, deux joyaux de jais où l’énergie et le temps n’existent plus. L’univers, absorbé devant mes pupilles. Les fractales génératrices lemniscatique des mondes s’ouvrent à moi. Je plonge, le souffle dansant au rythmes des couleurs dans le noir. J’exhume mes souvenirs des ruines en humant les bonbons asséchés. La puissance inonde les quartz. Les flashs éternels, soleils de phosphore, sont le firmament de ces instants. Ce tourbillon chaotique est ma fontaine salvatrice. Oui, oui ! Encore et toujours le Chaos, mon seul havre. Tout part de là. Sans lui je ne suis rien. Dès que je le peux, au détour d’une libation ou d’un rituel d’encens, je retourne en son sein si chaud, si moelleux. Là est ma maison, dans cette accueillant enfer où le jour est la nuit et la nuit est le jour. Si toutes les charges sont différentes, le Chaos, lui, est toujours le même. Pourquoi ? oses-tu demander ! Tu n’as rien compris ! Tu es encore un idiot mais soit. Je vais t’expliquer. La nature du Chaos n’est pas dans notre plan. Le Chaos vient d’ailleurs. Il a son royaume propre où il règne en maître. Mais ne t’y trompes pas, le Chaos n’est pas immortel, non, non. C’est bien plus simple : le temps n’existe pas dans son royaume et c’est pour ça qu’il est toujours le même, son essence n’est pas altérée, corrompue par le Temps ! Il faut le combattre. Il détruit, décompose ce qui est pur et beau. Voilà contre quoi je me bats, mais prend garde et ne m’appelle pas soldat, je ne suis pas comme toi, un chien quelconque qui a plus besoin de sa solde que de sa cause. La solde est une forme de soumission que seules les pourceaux de ton genre peuvent accepter de marchander avec l’ennemi. C’est déplaire à la grande cause que de vendre son temps. Et ne pense pas que ton temps et le Temps soient de la même nature pauvre fou. Ha ! Oui et donc: la guerre, la constante reliant les deux univers. Le champ de bataille, seul et unique point de collision où les nombreuses campagne que j’ai mené m’ont parfois emmené. Lors de ces beaux voyages, je me suis fait une belle passion pour le meurtre, le combat et la stratégie: la guerre ne change jamais. Je suis donc un guerrier, un guerrier du Chaos. Le maître que je sers est bon et généreux : il me donne la chance de défendre la cause et ses ennemis. J’ai déjà mes armes, ainsi je peux combattre le Temps et espérer ne pas mourir d’avoir trop vécu. Tu veux apprendre comment combattre le Temps ? Hahahahahahahahahaha…
Non ! Tu n’es pas encore prêt. Ton esprit est encore trop immature, peut-être plus tard, si le cœur m’en dit. Avant ça tu dois te faire ton propre panthéon de la folie. Sans cela ta vie restera vide de sens parce que pleine de sens. Le vide n’est pas un ennemi, accepte ce don dans ton âme. Pour l’atteindre il existe plusieurs chemins mais tu les découvriras bien assez tôt, le Temps ne presse pas, nous ne sommes pas aux ordres de nos ennemis. Pour l’heure, je suis fatigué, si tu as bien écouté alors tu sais quoi faire cette nuit. Éteint le feu et endors-toi maintenant, nous parlerons de la folie bientôt.
Je n’ai plus peur de haïr, c’est une force, c’est grâce à elle que je peux me métamorphoser en lion, j’existe grâce et à travers cette haine infinie que j’ai pour le genre humain. Chaque être est une possible source de ce beau sentiment. Lorsque j’imagine leurs décisions, leurs pensées et leurs actes, l’air autour de moi devient pourpre. Ce miasme pénètre alors mes poumons qui se dilatent comme les pupilles d’une camée. Ce baiser de vice est transporté sous les convulsions de mon cœur sclérosé et tranquillement, tel un défunt l’esprit navigant sur le Styx, il me parcourt. Mon nez n’est plus assez pour toutes cette haine, j’ouvre la bouche, d’abord faiblement pour les premières inspirations, puis un rictus de bonheur se dessine sur ma gueule. Enfin ! Je suis un lion ! La haine vient se greffer sur mes muscles qu’elle amplifie. Mon corps se déchire sous les impulsions morbides de mon esprit oxydé. Je suis prêt à tout. La réalité tourne devant mes yeux, les choses qui existent avec moi laissent derrière elles des traînés de couleurs. Je suis le lion infini, libéré du Temps. La haine me transforme, elle me rend meilleur, fou et suicidaire. Pouvoir inaltérable, indéchiffrable et ineffable, je t’aime. Tu es la plus saintes des mères, tes seins donnent à mon monde le courage et l’impétuosité, je m’extrais de mes états léthargiques en tétant tes intarissables mamelles. Priape, je deviens Silène sauvage ô haine, ô divine haine, les vestales de ton culte sont bien les seules qui m’attirent. Que tes esclaves apportent les offrandes à leur nouvel empereur. J’ai faim, j’ai soif et je veux me battre pour le Chaos. Tu m’as donné la vie alors parle, et en ma qualité d’empereur de l’infini, tu seras exaucé, avatar de la haine séculaire qui m’élève au dessus des hommes, ces simples d’esprit, Puisses-tu être toujours à mes côtés comme la femme qui cocufie son mari pour rendre les hères aussi braves que moi en cet instant. Coule dans mes veines, inonde mon esprit, ruine ma psyché comme le boucher égorge les porcelets. Ce ne sera pas cris de douleur que tu entendras mais bel et bien les rugissements d’un homme qui se libère et cet homme, droit , au cuir ensanglanté par les violents combats de sa propre libération, ce sera moi ! Voilà pourquoi la haine. Retourne maintenant dans la nuit noire que sont tes songes.
Je t’ai dit de réfléchir par toi même à créer ton propre panthéon, mais hâte toi lentement dans cette tâche. Une fois que tu auras ta propre cosmogonie, tes propres constellations, tu pourras créer ton dogme occulte et tes prières sombres, oublie les Dieux, seules les idées ont leur place dans un panthéon. Ne confond pas le divin et le sacré. Tue les représentations et les représentants, au passage. Rien ne doit s’interfacer entre tes pensées et leurs significations. Rien ! Inspire toi des sages, des philosophes mais écarte toi des prêtres, ces vendeurs de tapis et manipulateur de ta foi. Ils utilisent ta peur pour plier tout ton toi à leur fantaisie de fin du monde. Ta foi t’appartient, c’est pourquoi il te faut ton propre panthéon. Sur les idées que tu y mettras, comme le feu du grand démiurge, tu surgiras, tu t'élèveras des cendres stériles, des déchets de combustion, et dans l’air tu t’envoleras parce que débarrassé des impuretés, tu n’en seras que plus léger. Ne prie pas pour exaucer ton vœux, n’attend pas, parce que tout joue contre toi. Alors bâtis ton temple, poses toutes les pierres, une à une. Forge tes idoles si tu en as besoin, nomme les vestales, les hiérophantes et fait toi maître de ton lieu. Comprends-tu ? Bah, ça m’aurait étonné. Ce n’est pas si grave. Fais le, tu comprendras pourquoi ensuite. Il est bientôt l’heure de partir de cet endroit sans joie et sans chose haïssable. Tu ne veux pas me suivre ? Ça ne m’étonne toujours pas, ta lâcheté est marquée sur ton visage, ce n’est pas grave. Tu m’as écouté, tu dois mourir avant que tu ne relèves mes secrets. N’ai pas peur, ça ne sera pas long.
Souffle court, sabre
Une tête roule
Joie occulte, feu
Une bonne chose de faite. Même si depuis est affichée ma tête un peu partout sur dans les rues d’Iram.
***
Pour quitter la ville après ce délit, je suis allé, comme tout bon vagabond, au sablo-port. Ulthar ? trop loin... Petra ? Trop chaud… Memphis… hummmmmm, pourquoi pas. Je ne sais pas ce qui est le plus désagréable. L’odeur de merde de chameau, les cris des vendeurs de passes ou peut-être ces enfants qui rigolent, jouent et se faufilent parmi les passagers. Devrais-je eux aussi les tuer eux aussi pour avoir la paix ? L’idiot derrière le comptoir me toise comme si j’étais un monstre, ce que je suis. Il est facile, lorsqu’on connaît la bassesse des gens, de gagner en sérénité avec quelques piécettes d’argent, surtout dans les grandes villes, où les rats pullulent. Tout se vend, tout s’achète. Bientôt on vendra l’air comme aujourd’hui on vend l’eau. Ce jour là, je pense que la haine triomphera, pour un temps. Il arrivera, j’en suis sûr et j’espère même le voir. La bataille sera grandiose, je le sais. Nous jetterons pierres et cocktails Molotov comme les grands avant nous. Que ce jour sera beau de feu et de sang, de bravoure et de charge, de folie et de Chaos. Temps, dépêche toi de venir à moi que je me batte. Mobilise tes sombres agents que je tue et épanche ma haine. Cette pensée m’occupe l’esprit suffisamment longtemps pour attendre jusqu’à l’embarquement. La grande mer de sable, les mirages et le calme cauchemardesque. Il est amusant d’ailleurs de remarquer que les choses les plus grandes et les plus vastes sont constituées de rien, ou presque. L’univers infini lui aussi est vide, la mer, le désert, l’esprit humain.
Les grandes voiles blanches sont sorties, les machines se mettent en branle. Le vieux bois cerclé de métal brûlant se dilate. Le vrombissement signale à tous les passagers que nous allons bientôt partir. Sur le pont, les marchands ont déjà déballé les ballotins de marchandises. Déjà les cris, les injonctions les tractations commerciales, l’achalandage et les appels à la consommation. Ma sérénité a-t-elle un prix ? Et sa vie ? Son silence s’achète-t-il ? La haine m’irradie.
“- Non, pas ici, pas maintenant.
- Et pourquoi pas ? Sort ta lame et tue-le ! simplement, sans soucis, tranquillement, par dessus bord.
- Arrête, je suis un guerrier, pas un assassin, un combat sans cause ne vaut rien et c’est ça qui distingue la gloire du héros de l’infamie du meurtrier : la cause.
- Alors pourquoi avoir tué tout à l’heure ?
- Parce que ma tranquillité prévaut sur le reste. Et si j’aime parfois me confier à d’autres, je n’aime pas que mes secrets soient connus de tous, même des plus insignifiants. Maintenant dors Pazuzu. Tu n’es toujours pas de bon conseil.
- Mais maître, vous l’avez dit vous même : « Son seul dessin, servir son seigneur ».
- Oui, mais ce jour là, je ne pensais pas que tu m’inciterais à tuer des marchands un peu trop bruyants pour ton bon plaisir. Mon plaisir est celui de mon seigneur. Et c’est bien pour cela que tu n’es pas de bon conseil Pazuzu. Dans quelques heures nous serons arrivés. Tâchons de trouver du repos dans la cale."
À chacun de mes sommes, je suis ravagé par la même idée, le même songe : celui que les gens puissent lire dans mon âme en regardant dans les yeux. Cette vision me terrifie. Que pourraient-ils trouver ? le vide ? les fractales ? les couleurs ? le panthéon ? tout cela en même temps, ou d’autres choses, plus belles ou plus terribles ? Dites-moi ce que je cache ? Je vous l’ordonne. Je vous l’ordonne, vous m’entendez ? Que se cache-t-il derrière ces mydriases ? N’y voyez vous donc rien ? Alors tant mieux, je n’aurai pas à tous vous tuer. Mais alors pourquoi me regardez-vous, si vous ne pouvez rien voir ? Je vous amuse, peut-être avec mon allure de gentil bonhomme, de petit fils de pute de bourgeois, c’est ça ? Ou serait-ce la vue de mes lames fétiches qui vous inquiètent ? Quelle est la vérité ? Si tu ne sais rien, si tu ne vois rien, si tu ne penses rien, peux tu simplement affirmer ton existence. La question se pose, non ? Et si tu n’existes pas, puis-je alors réellement te tuer ? Attendre que la maïeutique de sorte que la boue que tu appelles ta vie, ce n’est pas vivre. Larve. Tu n’as rien, ni vie, ni signification, ni sens, ni rêve, ni pensée. Tu n’appartiens pas au genre humain. Tu ne vaux même pas que je te tue, ta bienséance normative l’a déjà fait pour moi. À chaque fois, j’en arrive au même discours, à la même conclusion. Cette rigueur logique, je l’apprécie. Elle met toujours l’autre dans sa position réelle, celle d’infériorité et ainsi elle rempli le foyer de ma haine d’un bois solide et sans déchet, projetant des flammes violettes dans lesquelles je peux plonger mes mains et réchauffer mon corps en m’y baignant. Elles viennent lécher mes chairs purulentes qui, sans douleur aucune, se dilatent. Dans les craquements, les balafres s’agrandissent. J’y rentre mes doigts pour séparer la mue, remonte jusqu’à ma face cramoisie, toujours en suivant les fissures crépitantes. Mes mains arrivent devant mes yeux. Elles pénètrent mes orbites suintantes desquelles mes yeux, mollement, se décrochent. De leur anciens logements, un bourdonnement se fait entendre. Sortent mouches, cafards, mygales par milliers. Soudainement, ma mâchoire se décroche et se reproduit le même capharnaüm sinistre. Je peux tout voir parce que mes yeux sont toujours ballants. J’ai la chance de contempler le spectacle du moi se vautrer dans une fournaise servant de nid à tout un tas de bestioles. Je reste assoupi jusqu’à ce que cette représentation morbide prenne fin. L’ancien corps, comme un charbon encore incandescent et mon nouveau moi, là, sorti je ne sais trop comment de cet abîme. Souriant et apaisé, je me réveille. Ma mâchoire et mes yeux sont toujours à la même place, ce qui est, je crois, une bonne nouvelle. L’embarcation vole au dessus des savanes du roi de la bêtise, c’est que nous sommes bientôt arrivés. Je suis un peu nerveux. Ça fait longtemps que je n’ai plus ouvert les rideaux rouges. Ces belles colonnes, les grandes fenêtres donnant sur la forêt de citrine. Ô ville que j’ai dans le cœur, je t’oublie déjà, ville de vils vices où les véreux et les vétérans se donnent rendez-vous. Le saudade m’envahit quand je pense à toi et à tes recoins cachés…
***
Il y a certains endroits où je suis plus à l’aise que d’autres. Les champs de bataille bien évidemment, mais aussi les bars malfamés. Mais cette ville, cette capitale oubliée, est au-delà de tout ça. Tant à haïr et tellement peu de temps pour le faire. C’est comme si toutes les choses mauvaises de tous les mondes avaient fondues en un seul point de l’univers, l’œil de tous les cyclones, la mydriase est la porte qui m’attend. Ses rues puent le vice, des quais aux beaux quartiers. Mais je savais où aller, entre les boulevards servant de podium aux putes et aux vendeurs de LSD et ceux de tapis. Je savais où me perdre, toujours derrière la même porte. La vestale de la Folie, celle qui tresse les pavots prophétiques, celle aux baisers de mort. Le noir et le rouge lui vont si bien, même si je la préfère avec de la verte. Elle sait, je sais, nous savons. Avant même que je ne pose mes yeux sur elle, elle sait et me tend un vaisseau d’argent. Sur son front, je dépose un baiser, ses cheveux sentent le parfum de synthèse et le chanvre, comme d’habitude. Puis, sans un mot toujours, nous nous sabordons en mettant le feu aux voiles. Dès lors, plus légers malgré l’eau qui monte, nous naviguons sur les eaux infinies, nous tanguons alors que nos lèvres mouillées cherche l’ancre dans la bouche de l’autre. Le roulis nous emporte, puis après avoir tenu la barre le temps de trouver un trésor, nous retournons sur la terre ferme plongés dans nos regard… Un corsaire ! Dans mon rêve ? Devant mes yeux ? Un corsaire, impossible ! Quelque part, je le savais mais le voir dans nos songes est autre chose. Amer, j’ai le cœur atteint du scorbut, je ne peux plus broyer mes sentiments, ce n’est pas de la haine...Je n’en veux pas. La haine, la haine ou rien ! Tu paieras ta mutinerie de ta vie, garce ! Irréparable sera mon acte, pas mon cœur. Meurs ! Par mon injonction ou par ma lame, meurs, trésor perdu…
Un cadavre de plus dans l’abîme du désespoir,
Entouré d’ennemis idiots
Je me déteste et veux mourir
Pas de traître, pas de faux-semblant. Pure, unique et vrai comme le Chaos salvateur. Ô grand changeant, je te confie son corps. Transforme le en nid de mouches, de larves ou que sais-je encore. Absorbe aussi en moi son souvenir et sa trahison. Préserve moi de cette tristesse qui n’est que trop humaine. Prend son essence, je prends sa verte !
Que faire mon cher ami ? La guerre est perdue depuis belle lurette. Je suis un obstiné, un acharné. Je ne te dis pas que nos troupes n’existent plus, mais nous sommes en sous-nombre. Ma compagnie de flamboyants fils de putes a depuis longtemps été dissoute. Pazuzu, te rappelles-tu de la bataille des terrasses et de celle des vapeurs nitreuses ? Magnifiques batailles où j’ai failli perdre la vie maintes fois. Je peux remercier la rigoureuse Folie de sa protection, elle m’a sauvé, elle me sauve et me sauvera encore, j’en suis sûr. Mais ces bons souvenirs ne m’aident pas à savoir ce que je dois faire maintenant. Allons dans un bar Pazuzu, des faquins de toutes sortes, il y en aura, pour sûr. Et puis l’alcool : n’oublions pas d’oublier.
Les rues de la ville me fascinent toujours. Pas les rues en elles mêmes, qui ne sont que de simples mochetés pavées tantôt de pierres, tantôt de merde et bordées de bâtiments plats, sans âme certainement inspirés par un fasciste quelconque appréciant un peu trop les rectangles. Ce n’est pas ça qui m’attire, ce sont les gens. Ces rats bipèdes imbéciles mais surtout heureux de marcher de marcher dans la merde et la pisse, heureux d’écraser les autres rats pour s’ériger au dessus de la portée, heureux de pouvoir acheter et de vendre librement ce qui est nécessaire à sa propre existence, heureux d’interdire et d’autoriser un tel à vivre et tel autre à mourir, heureux de suivre aux pas les ordres sussurés par le temps . La chaude pulsion revient encore, attends un peu. Qu’il vaut mieux écouter les rugissements du soleil, mère infidèle d’Entropie. Ils me révulsent, les voir marchant simplement dans cet état. C’est eux qui l’on voulu, alors ils l’auront, comme les rats fouinant les greniers à blé pour les derniers grains. N’oubliez pas, serfs, tout ne dure qu’un temps, alors que l’Entropie est infinie. Je vous marcherai dessus ! Vite, un bar ! Toujours ces rues, toujours ces gens lassants et idiots. Ils me rappellent, la vacuité de la guerre. Que faire s’ils avaient réellement gagné ? Suis-je en train de faire fausse route ? Suis-je moi aussi un idiot ? Ô Entropie, pourquoi suis-je triste, pourquoi m’accabler par le doute de ma propre pensée. Je ne suis que ton paladin infidèle, ton guerrier sans cause, ton mercenaire sans contrat, je ne suis rien ! Il fait si froid soudainement. Mes forces me quitterait-elle ? Pazuzu aide moi, je sombre !
***
Toujours le même rêve : moi, le feu, ma peau qui se craquelle, mes yeux qui tombent, le zoo infernal, ma renaissance, mon réveil. Je suis fatigué de ce rêve, je le connais par cœur, il n’y a rien de nouveau, je le sais. Alors passe, imbécile. Je te connais, tu me connais, alors finis toi, je dois vivre pour me battre, je crois. Oui, c’est ça, me battre pour ne pas mourir d’avoir trop vécu. Arrête toi te dis-je, songe infernal, prison d’un moment. Quoi, tu refuses ? Tu désobéis à l’ordre que je te donne ? Moi, le pourfendeur de seconde, Stratège de la victoire contre la grande Barrière, hussard et survivant de la compagnie infernale pendant la bataille des terrasses. Tu mourras pour ton insolence. Toi aussi, tu ne dureras qu’un temps, du crépuscule à l’aurore. Meurs à jamais créature fantasque. Tu vois cette lame ? Je l’ai arrachée des mains d'Ozymandias pendant l’embuscade de Ptah : c’est bien là le symbole que même les pharaons, même avec l’aide des dieux ne peuvent rien face aux guerriers du Chaos. Mais il est trop tard pour une leçon d’histoire.
Il pointe l’électrum vers le ciel
Six mille cris, autant de tambours
Mystère implacable de la foudre
Alors je flotte dans le vide… ça ressemble à ça… Je pensais qu’en tuant mes songes, je serai libre. Alors le vide est ma liberté ? Ou alors je me trompe. Voilà ce qui me gêne lorsque les soleils ne brûlent pas. Le doute, ma réflexion sur mes faits et gestes m’envahissent. Ils piétinement ma force, mon panthéon, hennissant plus fort que la foudre. Serai-je en train de connaître la peur ? Elle aussi, j’aurais dû la passer au fil d’une de mes lames. Ce vide ne peut pas être ma liberté, c’est impossible. Il n’y a rien. Même pas quelques idiots sur lesquels passer mes nerfs… Ou alors je suis dans moi. En tuant ce faux dieu, j’ai brisé les murs du moi et mon ciel s’écroule. Il fait noir et je suis seul. Pas un camarade, pas un ami pour me secourir. Mon sanctuaire est en moi. Alors je m’y rends… Ferme les yeux. Inspire le vide, exhale l’Entropie. Tu génères et tu détruis. Selon ta volonté. La Panacée n’existe pas. Il n’y a pas de remède à la vie, seulement le Chaos, Le Grand Tout. Combattre le temps, le Grand Directeur. Souviens toi pourquoi : ne pas mourir d’avoir trop vécu. Pourquoi le combattre ? parce qu’il est mauvais. Par nature ? Oui, père de Rouille et de Décomposition, tout ce qu’il touche meurt, sans retourner au Chaos qu’il spolie. Si cela continu, le Chaos mourra sous des coups pernicieux. Dans Sa grande force Il n’a pas nommé de protecteur. Ceux qui font ce serment le prennent en connaissance de cause. Là est l’honneur, véritable force des guerriers du Chaos. Ton sillage n’est pas qu’une terre brûlée, il est aussi la coulée de lave. Tu te bats pour transformer et non pour soustraire, voilà ton honneur, voilà ton feu, le foyer du forgeron, lieu de création, atelier de l’Homme et de son intelligence opposée aux éfrits gloutons. Voilà ce que tu es. Tu suis les lois fondamentales de la nature et ton aspect monstrueux que tu prends n’est que la courageuse acceptation de l’entièreté polyphonique de ton être. Voilà, comme le disait le prophète d'Orphalese, non pas la Vérité mais ta Vérité, celle qui est ton honneur, ton combat, mais qui ne sera jamais ton casus belli. Cette appellation ne sied pas à une lutte juste et belle. Voilà ce que cache ta folie : la droiture de ton serment que tu as toi même choisi, sans contrainte, sans contrepartie, celui que tu portes sans être un fardeaux. Le principe directeur qui est, de par sa constitution propre, entièrement opposé au Temps. Voilà, tu comprends la véritable force de ta condition, celle de devoir créer apprendre, soulever, fabriquer, goûter, faire, transmettre à l’autre, même ceux que tu détestes, non pour te moquer d’eux mais pour avoir l’infinie jouissance de vire à l’infini par les graines de connaissance que tu auras plantées et de voir ce lierre rampant qu’est le savoir humain grimper le long du mur du Temps qui toujours s'agrandit en agglomérant la matière qu’il extorque au Chaos. Voilà, voilà ta Vérité, chevalier du Chaos, hussard infernal ou tout autre titre que tu te donnes pesant te rapprocher des grands empereurs en accumulant la bravoure comme d’autres les biens matériels. Cette vérité sera ta perte salvatrice, car mourir d’avoir trop vécu est certes un mal. Mais les titres que tu t’attribues, ces histoires que tu racontes, ces épopées fantastiques et de victoires inattendues que tu chantes, ne sont que des joies puériles. Voilà ce que tu as toujours su, ce qui était profondément enfoui non pas dans ton esprit, mais dans ton cœur mal utilisé et pourtant de si bonne facture. Tout est là, et si parfois tu oublies, rappelle toi du jour où tu as tué tes songes.
Inspire. Expire. Maintenant ouvre lentement les yeux : où suis-je ? Toujours dans mon non-rêve, il n’y a plus rien, plus de feu, plus de bourdonnement. Alors il faut créer. Quoi ? je ne le sais pas. Mais il faut créer. Pour qui, je ne le sais pas. Mais il faut créer. À quoi bon ? Je ne le sais toujours pas. Mais il faut créer. J’ai tout cet espace désormais. Cet espace, ce lieu, sera désormais ma salle de repos, mon bureau et mon atelier. Je suis le seul à savoir comment y rentrer et ça restera comme ça. Pourquoi toujours exclure l’autre de ta réflexion ? Parce que justement c’est ma réflexion, mon processus, ma réalité, ma vérité. L’autre n’a rien à faire ici. Je ne partage pas la réalité de l’autre ni y participe. Je ne participe pas à la réalité partagée qui est, pour moi, l’espace de la société à laquelle je suis incapable de participer. Je pense que ma folie vient de là. De mon incapacité à vivre l’autre, à exprimer mon empathie naturelle. Je vais t’expliquer parce que, de toute manière, je dors.
Les autres regardent un objet posé là, inerte, froid, stupide. Tous le regardent mais bien évidemment, ils ne sont pas tous à la même place, ils ont donc des points de vue différents sur le même objet. Chacun possède donc une vue de la vérité de cette objet, une image. Différente par l’orientation, mais identique par la nature, celle de l’objet. Hé bien pour moi, la réalité partagée, c’est la somme de ces cônes de vision dirigées vers cet objet réel, tangible, présent. Tout l’inverse des cônes cumulés : virtuels parce invisibles et imaginés, naturellement intangibles, rien ne les matérialise. Ces cônes forment un lien passant par l’objet regardé entre tous les participants : la société. Oui je pense, moi le fou, que ce qui forme une société, c’est l’objet que ces membres regardent ensemble et débattent. Cet objet peut avoir plusieurs formes et diffère suivants les lieux, les habitudes et les époques. Plusieurs questions me viennent alors à l’esprit. Mais d’abord, je préfère poser clairement mon espace de réflexion et ses murs porteurs. Je pense que la société existe grâce à un lien invisible entre plusieurs personnes. Ce lien passe par les cônes de vision des participants dirigés vers un objet central, posé par quelqu’un. Les cônes forment un espace semi-fini appelé réalité partagée. L’essence et la forme de l’objet regardé varient suivant l’histoire, les rites et les habitudes des participants. Par exemple, dans certaines sociétés, l’objet est un mot, dans une autre, un ensemble de mots et dans une dernière, une idée. Je sais que cela semble encore flou mais à la manière du mathématicien créant un modèle de représentation de la nature, je propose un modèle de représentations des sociétés humaines universel, une réflexion. Dans ce modèle, l’objet regardé sera notre première variable. Maintenant, voilà les questions que je me pose : lorsque je vois ces gens, ces objets et ces espaces, qui décide de l’objet regardé : je viens de dire qu’il pouvait varier suivant plusieurs variables et contraintes mais le Chaos dans son infinie sagesse, abonde de possibilité. Or, ne peut être regardé par l’âme ou les yeux des Hommes qu’un point unique, il ne peut y avoir qu’un seul objet au cœur d’une société donc quoi ou qui, choisi parmi les objets multiples apportés par le Chaos, quoi ou qui les passe aux tamis des vicissitudes humaines avant de choisir si celui-ci ou celui-là en particulier. Je pense que de là naît le pouvoir, celui de choisir, de décider, ainsi que les différents types de gouvernement. Celui qui gouverne, c’est celui qui dit « regardez cela » et il détient le pouvoir si après s’être exclamer ainsi, les autres membres de la société regardent ce qu’il pointe. Trois axiomes naissent de cette pensée :
- Le pouvoir, tel que décrit ici, peut exister sans gouvernement.
- La direction des regards peut être influencée par divers moyens, physiques ou intellectuels.
- À chaque instant, les membres de la société peuvent regarder ailleurs.
Pour ce qui est de moi, je suis incapable de fixer mon regard plus de quelques instants sur un objet. Voilà pourquoi je hais tant l’autre, parce que entre deux changements, deux regards, j’essaie de faire quelques pas en arrière, de voir justement cet autre, les yeux rivés sur une obsession qu’il subit. Le voir souffrir ainsi me révulse, la bêtise de s’infliger cela passivement me révulse, l’incapacité maladive de ne pas tourner la tête alors qu’il le peut me révulse. Ma haine vient de là, de cette passivité mortelle, subie, violente, douloureuse mais acceptée. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je regarde les autres. Il y a encore tant de choses à dire sur ce modèle, tant de questions, de remarques à soulever, d’axiomes à verbaliser, à cristalliser. Aussi je suis dans mon espace de réflexion, immuable sauf de par ma volonté alors je peux tranquillement laisser ici ma pensée se reposer et la reprendre ensuite pour la sortir de sa stase. Apprendre à apprendre et accepter que toutes les tâches ne peuvent être réalisées en une seule fois. Tout cela se trouve dans le Chaos. Vais-je me réveiller ?
Les gens passent devant moi, je ne sais pas s’ils me regardent. Je suis allongé par terre, mon corps endolori. Je pense m’être évanoui. Pas le temps de braire, j’ai toujours autant soif...Ugh, ma tête. Que s’est-il passé. Je n’ai pas tant bu pourtant. J’ai fait un mauvais rêve où je pensais avec raison. Ça me glace le sang. Vite, un bar, j’ai soif d’alcool. Le caniveau sera mon lit de ce soir.
De l’ambiance des bars : savoir se reposer dans la danse des sens. La musique le plus fort possible, ces cris, des rires, voilà une forme de repos, l’air tatoué de zelliges âcres, parfois décoré de quelques colonnes vertes ou de brunes cheminées. Je participe, toujours avec grand plaisir, à l’élaboration de ces monuments : les couleurs sont bien trop belles. L’observation des volutes m’emporte toujours. Avoir la certitude mathématique qu’une équation pensée par un homme peut décrire avec une totale exactitude les mouvements, pourtant torturés, d’une matière se déplaçant dans une autre avec autant de grâce me réjouit et me terrorise. Savoir qu’une telle chose, une telle formule existe me paralyse. Elle est là, quelque part , parfois approchée, parfois modélisée, jamais exprimée, et pourtant, elle existe, cachée-là, quelque part dans la nature, dissimulée derrière des variables, des expressions, des intégrales complexes. La mathématique est belle. Non pas parce que, comme les idiots le pense, elle est parfaite, exacte et omnisciente. Elle est belle justement parce que n’est pas cela : elle est belle de rigueur. Elle est comme un tuteur à l’expression du génie humain. Calme, elle avance en mère des sciences qui découle à la fois d’elle même et du génie humain qu’elle développe. Elle ne s’embarrasse ni d’opinion ni de religion. Elle avance à la tête de son cortège sereine et patiente. Elle sait son savoir mais aussi, ce qu’elle ne sait pas, ou pas encore et toute sa sagesse vient de là. Alors le cortège avance calmement. Parfois une de ses filles l’interpelle et, toujours attentive et sereine, elle fait jaillir inépuisable foudre d’une satyre encore ballot et aveuglé par la force de l’éclair. Et une fois le pauvre remis de ses émotions et assagi, le cortège reprend sa marche, calme et solennel. Les volutes ne sont qu’une stèle sur ce chemin et bientôt, comme tout le reste, le cortège passera devant. Soit, en attendant, j’ai toujours rien à boire…
"Tavernier ! Une chope de stout, et dépêche toi, j’attends depuis trop longtemps déjà…"
Cela fait plusieurs fois déjà que les souvenirs de la bataille des terrasses me reviennent. Je vais profité du nectar pour remonter un peu le fil de ma mémoire…
La bataille des terrasses. Je m’en rappelle. Oh oui ! terrible tragédie que cette bataille. C’était il y a si longtemps, lors de ma tierce jeunesse, ou peut-être la seconde, je ne sais plus. Notre corps avaient reçu la folle missive de conquérir le palatinat de Pulsion Et nous, idiots impétueux que nous étions. Nous voulions ce pays, nous le désirions de toutes nos âmes. Combien de fois les aèdes revenus de ce petit pays nous avaient envoûté de leurs histoires de grandes tours d’argent caressant le ciel, de la sublime porte de rubis et de ses festins infinis qui duraient des semaines entières, combien de fois ? Ces histoire embellissaient nos jours et hantaient nos nuits. Nous devions conquérir Pulsion. Alors têtes brûlées que nous étions, nous y sommes allés, persuadés de notre victoire, de notre droit de jure sur cette minuscule et méprisable d’innocence petite lande à peine cartographiée. Sans reconnaissance, sans espion, la fleur au fusil presque, nous sommes gaiement partis en guerre. Une fois les armes graissées, les sabres aiguisés, les munitions et les vivres empaquetés, la poudre mise en tonneaux, les canons de 6, 8, 12, et même de 15 livres attelés, nous sommes gaiement partis en guerre. Et mon corps, comme un, se mit en branle, guidé par le plus braves de ses hussards. Ha ! que nous étions fiers et gaiement partis en guerre. Les premiers jours de campagne, comme tous les premiers jours de campagne, furent heureux. Nous cavalions, de régiment en régiment, informant, notant, communiquant, échangeant. Nous voir était toujours une heureuse surprise pour les soldats du rang. Ils nous aiment, nous les aimions. Il en va ainsi entre frères d’armes. Quitte à mourir ensembles, nous vivions ensembles. Les premiers jours de campagne furent heureux. Nous, flamboyants jean-foutres que nous étions, nous y sommes allés.
Nous marchions le cœur léger vers notre objectif, alertes, mais apaisés, guidés par notre confiance guerrière, notre expérience et notre foi en Chaos. Tout arriva un jour du mois du chien, un jour humide, un jour mauvais pour la poudre. Satanée pluie. Nous traversions une grande plaine que empruntions afin d’éviter la grande route. La boue et la pluie, nous aurions dû le sentir venir. Toujours à l’avant garde, nous rassemblions des informations sur la région. Hameaux, population, possibles mouvements des troupes adverses. Je me rappellerai toujours de ce hussard, cet ami, me revenant haletant comme sa monture : “Ils sont là ! Ils nous attendent sur les terrasses qui bordent la plaine”. Merde ! Merde, merde, merde ! Dans ces plaines de l’ennui, une embuscade !
“Vite, prévenez tout le monde, que colonne se prépare à se mettre en ordre de bataille.”
Je souriais, j’avais l’habitude de mentir. Il était tard et nos hommes fatigués de leur journée de marche. Allions nous vraiment nous battre ici, au milieu de nulle part, dans la nuit et fatigués ? Merde ! Au triple galop, nous rejoignimes le reste de l’armée. En quelques minutes, paralysée.
“Nous sommes là pour ça messieurs, allons ! camarades, amis, je vous parle de vous battre, de faire la guerre, de combattre avec vos frères, ne sommes nous pas là pour ça ? Voilà notre chance, saisissons la ! La gloire est au bout de vos fusils !”
J’étais idiot, je l’avoue aujourd’hui. La nouvelle parcouru la colonne comme un frisson, jusqu’à l’arrière garde. Nous n’avions que quelques minutes, tout au plus, avant un massacre. Les terrasses encerclaient notre position, une fois en haut nous aurions été tout juste bons à nous faire cueillir à la baïonnette. Toutes notre artillerie inutile, ils étaient trop hauts. C’était un piège, une débâcle annoncée. D’un coup, les trompettes adverses sonnent. Des millier d’ailettes métalliques s’avancent dans la nuit. Nous étions dans la gueule du loup, prêts à nous faire dévorer. Il fallait que je prenne une décision. C’était un coupe-gorge. Il faut bien mourir un jour. Vivre, c’est pour les jean-foutres ! Nous les retiendrons !
“Dites à la colonne de faire demi-tour, sonner la retraite et faire venir à moi ma brigade, eux resteront ici avec moi ! Va !”
Les hussards tiendront, il le faut, coûte que coûte. Nous, les fiers hussards de la brigade infernale, les flamboyants fils de putes, les soûlards mélancoliques et émérites, les guerriers sentimentaux ceints des ors des dépravés, nous retiendrons nos ennemis et nous danserons avec la mort la plus belle des valses. Quelques braves artilleurs, convaincus qu’ils ne pourraient pas s’enfuir, nous vinrent en aide, eux et leurs canons, ils positionnèrent courageusement devant nous. Ils n’avaient rien à perdre. Le temps que l’ost ennemie ne soit à portée, ils furent prêts. Les bols des canons garnis de boulets verts et bruns perforerent nos ennemis. Encore et encore, tant et si bien que les volutes avaient à peine le temps de sortir des gueules. L'âcre odeur du soufre chanvré nous faisait tourner la tête, atomisant nos cortex déjà bien aviné, pour nous donner du courage. Puis, et puisque les canons avaient assez parlé, nous passâmes à l’offensive. Quelle folie.
Nos sabres tressaillent d’envie de pourfendre les tendres chairs de nos ennemis. Que les quarante derniers pas qui nous séparent de l’armée adverse sont beaux ! Entre ces deux pôles, le temps n’existe plus. La moiteur de l’air, les chevaux piaffant d’impatience, mais nous, nous demeurons sereins, libres. Libres de mourir au combat, dignes devant la mort avec qui nous allons danser, frôler son corps, libre de choisir ce moment parfait, d’accepter ce jour et son cadeau salvateur, son combat brut, son résultat implacable. Depuis la mort de Seconde, nos hommes acceptent le jour qui danse avec la mort.
“En piste mes amis, en piste !”
La charge est toujours une ode au Chaos. La terre arrachée par les sabots furieux s’envole, défiant sa nature, libérée de sa prison. L’air, alors si lourd il y a encore quelques instants, se laisse couler dans les naseaux de nos pégases aux muscles bandés et les sabres agités le fendent. Et, à l’intérieur de nos corps, l’eau et le feu se mélangent à nos humeurs sans pour autant disparaître et l’espace de ce moment sacré, nous ne sommes plus qu’un avec le grand Chaos. Chaque souffle, chaque soupir, chaque larme devient la propriété du maître invisible. Chaque émotion nous traverse, notre esprit contredit notre corps, l’âme en boue pleure de confusion, le sang ne transporte plus que qu’un souvenir et l’homme devient berserk, destructeur du Temps, l’ultime guerrier maître de lui et oint du nectar doré de sa folie. Un cri, un hurlement sacré jaillit alors, est-ce un rire ?
Il est trop tard, nous n’existions déjà plus et notre folie éclaire déjà le mort de son éclat vert. Devant nous, l’ennemi abhorré ! Grand fût le fracas du fer et du feu. J’eus à peine le temps de plonger dans le cœur de la matrice le sabre en l’air et de m’écraser lamentablement sur le sol. Mes oreilles sifflent encore en y repensant. C’est tout ce que je sais. Je ne vais pas te raconter comment, je ne sais pas combien de temps après, je me suis réveillé sous un cercueil de macchabées composé du corps de mes amis, d’autres on déjà fait ça bien mieux que moi ! Je suis revenu dans ce monde, l’esprit et la tunique en lambeaux, seul. Terriblement seul. C’est depuis cette bataille que je n’ai plus vu mes amis, mes compagnons d’armes. Piquante défaite n’est-ce pas. La plus belle des brigades décimée au champ d’honneur, sauf son champion… Mon retour sur les terres du Chaos fera l’affaire d’une autre histoire, plus tard. Tout comme les répercussions de cette bataille sur le monde. Le nectar ne fait plus effet. Quelle tristesse, je dois retourner vivre. Adieu souvenir douloureux, je reviendrai te voir bientôt.
***
Ma tête, encore… Je ne devrais pas boire autant, surtout seul… C’est une habitude de hussard, je n’ai même plus mon cheval… Mais j’ai toujours mes sabres ! Tavernier ! Haaaaaaa….Ainsi je peux replonger dans mes souvenir et dans mes pensées. Ou alors je peux pour une fois réfléchir à ma condition nouvelle. Faisons le point, le bilan et tâchons d’en sortir autre chose que « le temps passe comme des voitures ». Je dois retrouver une cause, un combat, une idée : un avenir ! Alors commençons, aidé par la divine impression du surmoi imbibé d’amour universel, d’alcool et d’aversion profonde pour mon prochain.
Commençons par la couche la plus simple, la plus apparente : que pensent mes camarades : soit ils sont morts au combat, ont disparu ou bien, comme le dernier passant et ma porteuse de résédas, je les ai moi même tués. Il ne reste donc plus que celui qui arrive à lire mes pensées, les quelques soûlards amorphes ici présent et, évidemment, le tavernier, mon soleil noir. À celui qui lit, je ne peux connaître son opinion, alors passons, par sagesse et par la lâcheté. Des ivrognes, je dois être un semblable, surtout vu l’heure. Et pour le tavernier : un client étrange à peine encore assez lucide pour prononcer « un autre ». Je suis donc, vu de l’extérieur, un ivrogne bien léché, pour l’instant. C’est donc l’image que je dégage ? Il faut le croire de par le lieu que je fréquente et les habitués qui s’y trouvent. Soit. Bien que cela ne me satisfasse pas complètement, continuons. Retirons de mon analyse la mince couche extérieure, cendres infernales déposées par le regard de ses charlatans sur mes habits. Que vois-je de moi même ? Que me disent mes yeux ? Je porte encore, malgré la boue et le sang séché des vestiges de mon uniforme de général de brigade. Les nœuds hongrois de mon dolman pendouillent et n’arbore plus la magnificence d’antan, quel gâchis… Il me reste cependant mes armes, dans un état correct et par correct, j’entends ‘utilisables’, même si la rouille provoquée ici et là par les nombreuses pintes que j’ai renversées commence à se faire voir. Mon sabre, mon katana, mon kopesh et mon glaive, à vrai dire, le reste m’importe peu. Elles ont tellement d’histoires à raconter. Je suis heureux de les avoir avec moi, au diable cet examen de conscience, il attendra ! Je ne suis plus le général de brigade, ce flamboyant fils de pute. Mes camarades sont morts et porter ce vêtement souillé est une insulte à leur l’honneur. Ils ont suivi cette veste sur de nombreux champs d’Arès et de Thanatos. Que le ciel mauve du royaume éthéré où ils reposent maintenant dissimule ma bêtise, ma passivité et mon ignorance. Amis, touchés par ces balles d’argent des agents du temps, notre pernicieux ennemi, je vous salue. Je vous ai tant aimé dans chacun de nos moments passés dans les bivouacs, pendant les longues nuits bruyantes devant le feu de camp, lors de nos charges où vous étiez présents. Penser à vous me détourne quelques instants de la bataille qui me dépasse. Penser à vous fait de moi un humain, cette faiblesse dorée. Mes souvenirs de vous sont le sémaphore de mes nuits alcoolisées. Je ne peux me présenter à vous ainsi vêtu, ainsi perdu. Vous valez bien mieux que ça. Je vous fais la promesse ici et maintenant braves camarades. Nous nous reverrons, mais avant ça, je dois agir. Agir à purger mon âme de concubines des doutes passés présents et futurs. Agir à purger mon corps des poux ennemis de mon humanité, des balafres et de tous ces sucres-de-lune. Je promets mes amis. Je serai digne. Je ne refuserai pas l’aventure. Par le combat que je mène contre le temps, je gravirai les ruines de nos existences et j’y sacrifierai ce que j ‘ai de plus grand pour vous. Que le Chaos m’en soit témoin, je jure dans cette fange façonnée par le temps, sur les lames que je porte et sur tout ce que je considère dans cette vallée de larmes où je marche parmi les maudits comme sacré, je jure de revenir parmi vous.
“Tavernier ! Un seau, je dois vomir, et une autre pinte, j’ai à fêter.”
Petit est mon foie, mais grande sont les nuits pendant lesquelles il travail. Ô, ma vision se brouille, adieux concubine assommante, je t’aime.
***
La sensation du caniveau ayant fait office de repose-tête de la nuit est toujours pénible. Il me fait de l’eau, j’ai soif ! Et je n’ai pas souvenir de mes rêves cette nuit. C’est l’alcool. Je dois aller voir le vieux. Après ça , je me mettrai en route. J’ai juré alors je m’exécute. Voir le vieux, retourner à Babylone, chercher mes camarades, devenir un homme meilleur. Ça me semble correcte. Le plan est là, la volonté d’y parvenir aussi, j’ai mes armes, tout ira bien. Mes intestins par contre...Suis-je devenu si misérable ? Un guerrier sans solde ni butin se résumerait-il à un simple serf ? Suffirait-il que le flot des florins éphémères s’enfuit pour figer les fiers et funestes hiérophantes ? Fallait-il y croire ? Que faire de mon uniforme ? Le rendre à la fange ? Au feu ? Je vois encore les fanaux que je suis déjà fatigué de réfléchir, fatales fées vertes mais je suis le seul fautif. Alors brisons les incessantes balivernes insipides de mon esprits dodelinant, j’ai à vivre ! Le vieux saura quoi faire, même si son caractère hautain le dessert, sa raison sait le rendre utile. Mais que me dira-t-il si j’arrive dans cet état. Le feu, c’est un tribut nécessaire. Le Chaos saura quoi décider, mais que porterai-je à la place ? Je ne vais tout de même pas sortir sans vêtements sur moi. Allons, allons réfléchis encore un peu, tu as besoin d’argent, aussi terrible que cela puisse te paraître, tu pourras alors revenir à Babylone avec quelques thalers en poche et choisir une vraie tenue. Je sais qu’avoir besoin d’argent te ronge l’âme mais tu ne pourras pas t’enivrer de bière et de souvenirs jusqu'à la fin des temps, ni du Temps, si ça continue comme ça. Bouge ! Cadavre ! Ne te laisse pas avoir par les paires de seins des fées vertes et n’oublie pas les leçons que les lamias t’ont enseignées. Le courage, c’est de vivre en Homme, pas en homme. Je le sais, tu le sais. Ta folie et ta sueur pour quelques pièces, ce n’est pas de la prostitution, c’est être utile à la société que tu hais tant, mais dont tu ne peux pas encore t’extraire. Tu m’emmerdes, mais tu as raison Pazuzu. Mes armes, ma folie, ma sueur, c’est à la fois tout ce que que j’ai et tout ce dont j’ai besoin. Merci petit être à la raison fugace. Kairos de poche, tu pourras bientôt voler seul. À jour nouveau, pensées nouvelles et il y a tant à réfléchir !
Je vais aller voir le vieux. Lui qui sait, qui voit le futur et qui fait danser les êtres d’éther mauve et orange. Du haut de sa tour d’ivoire au plus près des dieux qu’il entend rire, il a dans son isolement millénaire, su capter les rares pluies de nectar et faire pousser l’ambroisie. C’est, depuis toujours je crois, mon ami. Je n’ai pas de souvenir d’avant notre rencontre. J’observais le ciel, puis au détour d’un songe mes yeux sont tombés sur ce gratte-dieux, entre les dents de lait des nuages et la silice tannée par les soleils. Il fallait être chanceux pour se perdre dans ce coin de désert. Ou bien le Chaos dans sa malice… Allons, je pue. J’irai prendre un bain chez lui, la route est longue.
Sur le chemin du retour, je suis passé par la grande route pavée, embourbé parmis les marchands de tapis, les esclaves et les gardes. Au loin, sur la rive Occidentale on pouvait voir les immenses champs de pétrole de Babylone. À l’infini, ces jambes de métal parfaites couronnées de leur torche s’activent jours et nuits sans que personne n’ait le courage d'arrêter cette folie. Ces flammes consument le cœur de ceux qui se battent pour ces matrices d’or noir. Même les efrits raffolent de ce carburant dans lequel ils se baignent. Le va-et-vient des pumpjacks fait venir ici des milliers d’idiots, venu pour le spectacle, soi-disant, divertissant. Ils observent, fascinés par la répétition absurde et incessante, venu là pour ressentir la chaleur qui se dégage des derricks prophétiques. Le monde entier admire et trouve grâce à ces allers-retours contre lesquels les transes des chamans ne valent rien. Cet or serait-il noir par la corruption qu’il engendre ? Celui qui les contrôle est le maître du monde mais celui qui n’en n’a besoin est maître du sien. Ces torches que l’on peut voir au loin n’ont rient des sémaphores du Chaos, ni même ceux de l’humanité. Pourtant, elles fascinent par la miriade d’application possibles que cette énergie offre. Il n’y a que les simplet et les jean-foutres pour ne pas le remarquer. Regardez ces flammes, sentez leur chaleur assoupir vos convictions, vautrez vous y comme des porcs dans la boue. Ces orgues de flammes ne chantent que les cantiques de votre fin, et pourtant vous subjuguent d’espoir. Choisissez vos chaînes, elle siéent aux esclaves. Vous n’avez que cela et les hais pour cette raison.
Amère réflexion, mais il ne peut en être autrement dans mon esprit. Je pense qu’ils sont à plaindre. Ultimement, les êtres ont-ils le choix ? Je pense que oui, ils sont en mesure de prendre des décisions. S’ils veulent se vautrer, qu’ils le fasse. Je peux me battre pour mon monde, mais pas pour l'univers tout entier. Aussi vaut-il mieux détourner le regard. La ville s’éloigne mais l’odeur du pétrole de Babylone s’engouffre encore dans mes narines. Maudites tours ! traîtresses ! vos effluves me font tourner la tête. Partez, laissez moi seul, j’ai à faire. Ne m’obligez pas à intervenir, à vous réduire en cendre par la foudre de mes armes. Alléchantes puanteurs, allez vous-en ! Je suis venu en homme et à peine ai-je mis les pieds dans cette ville que son esprit essaie de s’accaparer le mien ! Je dois rester concentré. Le bien et le juste sont avec moi. Oublie l’opinion de ton nez, comporte toi dignement et honore ton bon génie.
Cette ville….pourrai-je un jour y dormir en habitant ? Je la hais, elle qui m’a pourtant tant donné…. Non, c’est ce qu’elle m’a fait croire. J’aurais dû me méfier, elle est construite sur du sable. Mais pourquoi alors je veux y revenir ? Je ne sais déjà plus, ça fait tellement longtemps. Esprit malin, Soleil et Chaos, rappelez mon pourquoi je fais tout ça. Je ne suis qu’un enfant. Mon allure, je l’ai emprunté, mes armes, j’ai tué pour les avoir, mes artéfacts ne sont que des babioles, ces amulettes autour de mon cou et ces bagues autour de mes doigts ont le poids des chaînes, punitions du malfrat que je suis, je suis lourd et je ne suis rien. Mes amis sont morts à cause de moi, je suis incapable d’amour. Je m’érige sur ce champs de ruines qui s’appelle ma vie. Ô Chaos, aide moi, j’ai besoin de toi. Cette ville me happe déjà dans son flot incessant. Je coule dans son pétrole, ce maudit mazoute me paralyse. Déjà mes armes rouillent à son contact, mon esprit s’évapore et ma vertu s’oxyde. Poison ! amplifié par le goût de mes fautes, tu emplis ma bouche. Et maintenant, même mes souvenirs fondent, les mots fuient mon âme vers le styx où ils charrient les cadavres de mes chers amis. J'étouffe dans ta poix fille de béton et du Temps. Mon passé est mort et maintenant, je me noie. Ô Chaos, aide moi ! Guide moi vers le grand Sémaphore dans le désert. Le vieux qui l’habite saura quoi faire, il sais tout. La poix, j'étouffe !
Où suis-je ? Quoi ? Encore ? Je suis fatigué de ces rêves, ces mirages dans les reflets d’hydrocarbures. Les bulles éclatent, libérant leur souffle puant. À quoi vais-je songer cette fois ? Ô Psyché, tu me tortures et pourtant je t’aime. Tue moi encore une fois, broie moi, brûle moi, jette mon corps aux lamias, mon esprit au gardien voilé de la porte de jade et mon cœur aux efrits. Quoi qu’il m’arrive, en me réveillant, les tours de Babylone seront encore là, debouts. Pulvérise moi, je ne suis rien dans ton royaume. Toi la reine, moi le serf. Ta couronne de poix ne sied pas à ton minois. Mais qu’importe.
Les couloirs souterrains de Babylones, eux, sentent plus la pisse que la poix. Je ne sais pas si c’est une bonne nouvelle. Des courants d’air viciés passent par moment, mon visage se décompose. Je crois que je suis accompagné par quelqu’un, une femme que je ne connais pas. Elle me suit. Pourquoi je ne suis pas sur mon cheval ? c’est absurde. Où est mon cheval ? Il doit être terrifié sans moi, perdu dans ces rues puantes, entouré d’idiots et de marchands. Ô Psyché, tu te joues de moi, mais tu fais ça mal ! Ce rêve n’a pas lieu d’être, jamais je n’irai me perdre dans ces horribles boyaux. Et pourquoi une femme me suit ? Aussi jolie soit-elle, et c’est vrai, tu l’as bien dessinée, mais pourquoi ?... Quoi ? moi ? hahaha non, non, c’est elle qui me suit, pas moi. J’en suis incapable, tu le sais pourtant…. Où est mon cheval ?! Où sont mes armes ?! ne m’oblige pas à mettre le feu à ton royaume, n’oublie pas qui je suis ! Je peux ruiner ton pré-carré, même seul ! L’engloutir dans les flammes de Chaos et de ma folie ! Oui Psyché ce sont des menaces qui te sont adressées directement. Je te menace et pourtant, je suis perdu dans ce boyaux…
“Prochaine arrêt, Vie d’adulte, 24ème arrondissement” ? Tu n’as rien de plus original ? Tu n’as pas, je ne sais pas pas moi, des dragons, des magiciens et des donjons à me faire visiter ? Peh ! J’ai plus de courage que ça ! Je refuse votre défi Madame, mais je vois que vous me forcez à continuer ma digression, alors soit ! Je vais devoir sortir de là par mes propres moyens, je vais retrouver mon cheval, qu’importe ce songe et ces mirages, votre jeu m’ennui Madame, aussi je m’y soustrais. Je m’approche alors de la belle, lui prends les reins doucement et penche ma tête vers la sienne. Je peux sentir son souffle sur ma bouche, moment parfait pour l’embrasser… ou lui assener violemment un coup de tête. Je m'exécute. Sur le coin de mon front vient s'affaisser son minois maintenant ruisselant. Je sors mon sabre et dans le même geste, je remonte ma main libre sur son cou que j’agrippe fermement. Je croise son regard perlé de pleurs. Puis je frappe, sans retenue aucune, avec la garde de mon sabre, encore et encore. Le sang coule de son arcade au rythme des wagons sur les rails. Ses yeux se ferment mais elle gigote encore. Alors, toujours en cadence je continue. Jusqu’à devenir sourd à ne plus entendre ses cris. Son corps je mue en lourde pierre, inerte, ma main dans ces cheveux, je la hisse devant moi comme un pantin et je lui tranche la tête d’un coup sec, ou de cuillère à pot. Elle se détache. Son corps s’écroule. Les gens dans la rame restent silencieux. Sa tête, je l’attache par les cheveux à ma ceinture, comme un sabretache. Mes bottes sont pleines de sang, la porte s’ouvre, je pose un pied sur le quai. Blanc sur bleu “Vie d’adulte”. Je me fais bousculer par d’impatients fils de putes, je vous hais. Où est mon cheval ?! Les sorties indiquent : 1) Rue des fils de putes lambdas, 2) Angoisse existentielle perpétuelle. Au moins dans ce rêve, j’ai ma pipe et de quoi fumer. Les deux mènent au même endroit de toute façon. Vite, de l’air. De l’air et mon cheval !
Je me suis rendu compte trop tard de ma bêtise… Mon cheval est mort lors de la bataille des terrases. Comment ai-je pu oublier cela ? Il faut croire que j’ai tout gagné…Bravo Psyché, tu m’as encore eu, bravo. Je vais pouvoir mourir l’esprit rongé par la honte et le remord.
***
Je me réveille enfin, déambulant dans la nuit de Babylone, la nuit du monde. La poix est toujours présente, je ne sais pas pourquoi, je ne cherche pas à savoir, et honnêtement, je m’en fous. Elle est là, moi aussi, tant mieux. Je ne mourrai pas en vain. Je suis invincible, inexorable et immortel. Le Chaos est ma boussole, je marche vers les soleils, ils se rapprochent tous en même temps, sans être au même endroit. Je marche dans la poix, libre, mort, vivant. Je marche
Les gens dans les rues, les idiots ordinaires, les civils, ils me regardent. Je n’en ai rien à faire. Si je le voulais, je pourrais tous les tuer. Mais pas eux, ils sont de trop. Ils sont inutiles. Je suis libre de vous, regardez. Je vous intrigue, vous m'ennuyez : l’équilibre du monde est ainsi respecté. Je marche libre dans la poix et vous n’êtes rien. D’où vous vient ce calme ? Je dois voir le vieux. Oh ! des vêtements, des pièces pour les acheter. Hahaha moi ? me prostituer pour quelques piécettes ? Non, voyons, je suis un guerrier du Chaos, je les volerai ! Que me faut-il ? Quelque chose de propre, et de simple comme il aime. La paix, un si bel alibi pour ce larcin.
Je flotte dans les rues, toujours libre, je m’égare dans un souk, un de ceux qui ne dorment jamais. Il faut croire que même les vendeurs de tapis peuvent faire la nuit debouts. Un de ces fils de pute lambda m’aborde, je le salue poliment en lui faisant comprendre que je ne suis pas intéressé. Il insiste, alors je rentre dans sa boutique, il me montre ces plus beaux tissus. Ces damasquineries m’intriguent quelques temps, puis une fois la contemplation terminée et que ses dires parviennent à nouveau jusqu’à mon esprit, je le remercie. Je sors mon glaive et lui insère vigoureusement au travers de la gorge, en plein milieu de la trachée, évitant ainsi des effusions. Je fouille du bout de ma lame un interstice entre deux vertèbres. J’ai ! Je la glisse dedans et d’un coup sec, je lève le bras. Son corps inerte s’écroule, lui aussi. La paix retrouvée, je me perds comme un enfant dans cette bibliothèque de tissu. Je lis chaque page, de chaque parchemin. Orange, voilà quelle sera la couleur de mon larcin…
Libre et propre, j’arrive, vieil ami, j’arrive.
Les souks, leurs odeurs et leur brouhaha, ne sont plus qu’un mauvais souvenir, un de plus. Les gardes découvrirons le corps dans une heure ou deux attirés par le calme du lieu, les rats ou les mouches. Je serai déjà loin. Les égouts sont trop puants pour ma nouvelle livrée. Que faire en attendant le jour ? Il y a toujours les drogues pour faire passer le temps, mais avec l’habitude, elles ne font plus rien, il ne me reste que l’alcool alors mais sans le sous, personne ne partagera son travail avec moi. Alors que reste-t-il à l’homme juste, quoique assassin, pour passer le temps, pour danser avec la nuit ? il ne lui reste rien, hormi lui. Mon cheval me manque. Sur son dos je pouvais mépriser, haÏr bien plus tranquillement. Les badauds les plus courageux se précipitaient sur moi et d’un coup sec leur tête volaient. J'étais plus proche des soleils quand j’avais mon cheval. Mais je sais que tu te traines dans le ciel, voisin des pégases audacieux et j’espère te voir ce matin à la tête du cortège. Mais passons, je dois attendre et les rues de Babylone sont grandes, j’arriverai bien à m’y perdre.
Je n’ai jamais aimé les bas-quartiers de la ville. Je ne tolérerai pas de vivre ici, dans cette misère. Comment font-ils pour l’accepter aussi bien ? Tiraillés par la soif, la faim, mourant de maladies inconnues qui pour chaque ajout au registre mortuaire un autre s’ajoute dans les encyclopédies des médecins. N’y a-t-il point de colère dans ces gens. Sont-ils tous plus sages que mille bouddhas pour supporter le poids de leur propre vie ? Je ne comprends pas. Je voue à ces gens une sorte de respect et en même temps, ils me dégoûtent. Ils puent, parlent de tout trop fort mais ne savent rien. Les porcs incultes vivents, dorment, mangents, respirent dans cette fange. Cette ville leur va si bien, qu’ils y restent, qu’ils y crèvent. Tant qu’ils ne font pas trop de vagues, on les laissera vivre. Alors je marche dans les quartiers pauvres. On m’y accoste librement pour du pétrole ou du shit : “pour t’évader” me disent-ils. Chanceux celui ou celle à qui je ne coupe pas la tête, pleine de poux, faute de vertus. Il n’y a guère que les Montévidéens pour apprécier ces bêtes vampiriques. Je me demande pourquoi ils sont là à s’entasser dans ces masures branlantes et ils acceptent. L’espoir de les savoir plus patients et sages que moi me tue. Mon esprit s’immole de cette vision illogique et inconcevable. Ils n’ont rien et ils savent s’en accommoder, simple. Accommodés de l’idée de la mort permanente, d’enterrer son enfants, de ne rien léguer, ni à ses entrailles, ni au monde, de n’être rien et cela pour toujours ? Bloqués entre cette muraille et cette autre muraille ? Non c’est impossible. La rébellion devraient naître ici, dans cette enceinte humide et puante, où les va-nus pieds côtoient les affamés. Mais rien, rien que cette misère toute humaine. Même les animaux ne s’infligent pas ça. Oui, cette ville vous va si bien. Bêler autant que vous voulez, quémandez, requêtez, mendiez autant que vous le voulez. Vous n’aurez rien. Personne n’osera vous tendre la main de peur qu’au contact de votre peau scĺérosée vous transmettiez la peste, le choléra ou la gale. Votre combat n’est pas le mien, d’ailleurs votre combat n’est même pas à vous, la seule chose qui aurait pu faire de vous autre chose que des rats, vous l’avez donné à des hypocrites à peine intelligent. Votre combat n’est pas à vous. Vous n’avez pas d’armes... Vous n’avez pas d’armes ! Hahahahahahaha. Je saisi mieux maintenant… Alors je vous pardonne. Vous êtes des lâches et ce comportement correspond parfaitement à votre genre. Vivez en lâches, peut-être un jour trouverez vous une cache ou une forge. En attendant, subissez votre bêtise, je ne peux rien pour vous, je suis déjà libre, mais de celà je j’ai pas de formule, je n’en ai que les armes, celles qui vous manquent.
Quand le soleil se lèvera-t-il ? Ha ! voilà le magnifique char. J’ai hâte qu’il réchauffe ma face de vieille liche. Les rayons, comme du nectar ! Dans quelques minutes, les murailles de la ville empêcheront quiconque de voir sa fac. Je dois partir, rester ou mourir revient au même ici. Les porte de la ville sont ouvertes et les gardes ne sont pas attentif, tant pis pour eux. Les soleil et la tour d’ivoire m’attendent.
Me voilà en dehors. Le vent balaye mon visage et des nuages de sable entaillent ma peau, chaque grain comme un pic. De ces milles supplices, je souri. Je protège mon visage dans un bout d'étoffe ensanglanté. Longue sera la marche jusqu'à la tour d'argent. Je saurai être patient. La faim, la chaleur du jour, la froideur de la nuit, la soif, la fatigue, tout cela ne m'atteint plus. J'ai trop saigné, trop tué, trop pensé. Le torrent de boue se moque bien de ce qui se dresse devant lui, il s'en va pour mourir dans les champs.
"- Pazuzu ! Chante pour moi ! toi qui d’habitude ne sert qu’à me tourmenter. Chante pour moi la fureur, l'exaltation, une ôde au Chaos, il me faut un peu de courage pour cette longue marche !
- Très bien maître, je peux vous chanter les chants sacrés des fils de Bâal, ceux-là même que vous avez tant aimé pour s’être longtemps battus à vos côtés.
- Je m’en souviens oui… Ces braves enturbannés capables de tout, vaincu par leur propre folie. Brave, sauf dans la mort. Tu vois Pazuzu, c’est pour ça qu’il faut des dieux sans idole. Le jour où les dévots comprennent leur erreur, ils cessent d’être humain, ils sombrent, non pas dans le Chaos, mais dans le Vide et c’est un terrible endroit pour se perdre. Mais tout ça tu le sais déjà non ? Alors chante, chante pour les braves aspirés par le vide.”
***
Les plaines et les vallées sont toujours les mêmes. À chaque voyage pourtant, je m’en étonne. Pour parvenir à la tour d’argent, mon seul havre en ces 100 000 royaumes, il faut passer par les vertes montagnes où l’on cultive les oliviers sur mille terrasses blanches. Dans ces collines et ces pentes je progresse lentement, une tête d'épingle après l’autre. C’est l’unique chemin, l’ascension. Enfin, après de longues journées de marche et de chants, accompagné de mes fardeaux, j'atteins enfin le premier sérail. Il n’est pas digne de moi et je ne suis pas digne de lui, alors il est parfait, niché dans ce magnifique endroit. Sobre et fait de belles pierres calcaires, d’un jaune doux. Si on les observe attentivement, on pourra y remarquer nombre de petites fissures, marques des hivers qui passent : l’eau s’y infiltre avec la rosée du matin, ou l’humidité et travaille la roche lorsque la saison la fait geler et, éclat par éclat. Elles finissent ridées, comme les hommes qui les ont extraites. Je connais bien ces pierres, je connais bien ces hommes. Ce sérail, j’y viens toujours les mains vides, dépourvu d’offrande et pourtant, on m’y accueille toujours à bras ouverts, comme si j’étais le quatrième roi mage qui n'existe pas. Je ne saurai vous dire pourquoi, il faut croire que pour certains, quelles que soient vos erreurs, vos remords et vos démons, ils vous accueilleront. J’ai honte. J’ai honte parce que ce cette petite niche perdue dans les montagnes, je trouve la vie agréable, les gens avenants auxquelles je n’ai que ma haine à donner. J’aime y venir, pas y rester. La vie y est trop bonne, trop douce, trop simple. Combien de fois j’y ai vu le plus vieux paysan du village se lever avec le soleil, à peine plus ancien, pour aller dans son jardin cueillir son petit-déjeuner ? Combien de fois j’ai vu cette petite fille se faire offrir des fleurs sauvages par celui qui, quelques années plus tard deviendra son mari ? Combien de soirées paisibles nappées dans le chant des grillons ai-je passées avec des voisins, des fratries et des familles perdues entre les cartes, les cigarillos et les bières. Maudite sois-tu Babylone, toi et ta poix, tes drogues et tes lamias ne valent pas une journée ici. Laisse moi me reposer maintenant, j’ai eu mes chaleureuse retrouvailles, mon thé et mon repas. Je dois dormir, il me reste encore du chemin et demain je dois me lever tôt pour aller voir la tombe de ce vieux paysan.
Ce village est propice aux rêveries. Le jour, la vie y est simple, douce. Le soleil baigne de sa sérénité les bonnes gens. La bonté semble être un mirage, une illusion produite par les températures accablantes. Mais non, tout cela est bien réel. La nuit, elle aussi a quelque chose d’éthéré. Dans cet horizon cosmique mauve où un million de soleils brillent, mes yeux de fou se perdent et pleurent. Mes sanglots ne brisent pas la nuit, je les étouffe. Mon Dieu est là, il m’écoute, il m’aide, ça force abstraite régénère mes tissus et mon âme en ruine. Alors j’entends les loups. D’abord et comme toujours, un premier hurle, quelque part dans la vallée, je ne sais pas si c’est un appel à l’aide, un cri de guerre, une prière ou tout simplement une manière de loup pour dire “j’existe, je suis là, je suis vivant”. Quoi qu’il en soit, un second répond après un court silence d’un ton à peine différent, puis un troisième, puis un quatrième et d’un coup toutes ces gueules infâmes dispersées dans la vallée chantent à l’unisson. Un chant si simple, un cri si pur et si puissant que lorsqu’il remonte les flancs des collines et qu’il s’envole vers le firmament, le simple auditeur hébété que je suis ne peut croire qu’une chose : ce chant vient du ciel. Les loups ne sont pas les avatars perdus des lunes et des soleils lointains. Ce chant vient des étoiles, je le pense, je le crois à cet instant. Tel miracle ne peut pas venir des tellures. Les vagues mauves tremblent encore quelques instants. Les loups se taisent toujours en même temps. Une fois le concert fini, plus personne ne joue. Que ces nuits passées ici sont propices à la rêverie. Je ne connais que trop peu le loups des steppes, mais je ne suis que trop familier avec celui des collines. Je pleure encore, mais plus pour très longtemps.
Dormir ici est un crime de bien-être. Le confort de ce matelas dur et de cette couette rèche vaut toutes les soies du monde. Je me réveille toujours les yeux embués. Je n’aime pas le repos. Je déteste cette impression d’avoir perdu mon temps dans les limbes. Morphée vole ma vie, je n’y peux rien. Dieu injuste que tu es, à peine moins intolérable que ton maître. J’ai trop longtemps cru que tu étais de mon côté mais tu m’as quitté. Tu n’es plus que le sombre refuge des temps perdus, le foyer des efrits. Il n’y a plus qu’ici que tu redeviens mon ami. Peut-être est-ce les loups qui t’assagissent ! Pars de mon esprit maintenant, j’ai à faire.
“- Pazuzu, lève toi, nous ne sommes pas digne de ce havre. Nous nous en irons avec les vents mauvais. Toi et moi Pazuzu, toi et moi.
- Votre voix vous trahit maître, êtes vous triste ?
- Tout me trahit Pazuzu. Lève-toi. ”
Il ne trouve rien à redire et pour une fois, il a raison
***
Quand je marche seul dans la ville, la solitude ne m'atteint pas. Il y a trop à faire entre éviter les passant, éviter les merdes de chiens, éviter la pisse des clodos, éviter de finir ivre dans les rues tard le soir, éviter la milice tard le soir, éviter de leur montrer son cul tard le soir, éviter de se faire prendre ivre tard le soir par ces cowboys malapris. Toutes ces occupations, ces distractions puériles mais infiniment drôles, sont comme autant de rites sacrés que je Lui consacre. Ici, il n’y a rien, ni imbéciles, ni merde, ni pisse, ni cowboys et surtout, pas d’alcool, alors je comprends que je ne peux m’éviter. Je me porte, je me prends, je me subi. Ce que je tente d’éviter chez les autres, ici dans ce désert, me percute comme un cheval au triple galop. Ce que je crache sur les autres devient la rosée du matin. Si dans la ville, il y a la poix, dans le désert, il y a moi. J'espère encore. Je sais qu’ici au moins, je suis à l’abris des agents du temps. Je sens mes mains qui tremblent et c’est alors que dans cet erg que je pleure à nouveau, gâchant de précieuses perles qui disparaissent à peine touchent-elles le sable. Ici, on ne peut que marcher ou pleurer, drôles d’alternatives pour un hussard…
Que suis-je venu chercher déjà ? Ha, oui, la tour. La tour d’argent au milieu du désert. Elle existe, je le sais. Aucune carte militaire ne la mentionne mais elle existe, je le sais, j’y suis déjà allé.
“- Pazuzu, j’ai besoin de toi.
- Plaît-il mon bon maître ?
- Chante, chante encore, donne moi la force de vivre et de marcher comme un homme, comme un véritable guerrier du Chaos, comme un digne paladin de la vie et la mort, comme l’abomination irrationnelle que je suis.
- Maître, vous ne devriez pas.
- Chante ! je n’ai pas besoin d’une mère de substitution !
- Votre sabretache hurle le contraire.
- Chante Pazuzu… Je t’en supplie, j’abdique.
- Une litanie de haine ? Je crois me souvenir que vous adorez ces cantiques.
- Va pour cela, commence à “Ô triste muses, nous pauvres satyres, palamentes dans les spiritueux...”
Alors il chante. Je ne revois bien plus jeune, bien plus vaillant. Rares étaient les coups de semonces qui calmaient nos esprits. Il continue : “Galériens, nous ramons sec vers la fin d’un monde hideux. Avec grand joie, belles lamias nous plongeons dans vos yeux”. Ce texte, il me parle. Ces vers frappent mon âme asséchée. Des rires. Je ne puis voir que cela . Une absurde et impossible abondance de rires. Ces chansons, nous les vivions. Moi, mes camarades de brigade vivions par et pour ces litanies. Chaque vers, chaque mesure. Nous étions ces satyres. Nous le savions, avant que le temps nous emporte, les emporte. Si seulement. La suite s’entends grâce à la fluette voix de Pazuzu, mais déjà les cent mille songes des campagnes m’envahissent, je ne suis plus là? je marche, certes, mais je suis aussi à l'embuscade de Ptah, sous la pluie de flèches tirées par les humiliants mercenaires puniques, puis dans l’infernal tourbillon des khopesh de bronze. Maintenant je marche dans le dédale des infâmes, perdu avec mes compagnons d’infortune. Nous n’avions alors que notre foi et quelques tripes pour nous en sortir, faute d’alcool. Empêtrés dans les toiles d’araignées, ralentis par les courants d’air gelés et hantés par les cris dans banshees et poursuivis par l’odieux minotaure. Durant notre perditions dans ces couloirs absurdes, là encore, nous nous efforçâmes de rire, à chaque pas, à chaque arrêt, nous riions quitte à faire peur aux banshees et à attirer le minotaure, qu’importe, nous riions. Oh ! Combien de fois avons nous regretter d’avoir ri si fort ? À cause de notre promiscuité, à cause de notre bêtise, à cause de nos occupations idiotes pour garder le moral. Que ce dédale fut sévère, même pour nous, les fiers, quoi qu’un peu jeunes, hussards de la brigade infernale. Durant notre périple dans cet endroit perdu, je me souviens de ces boyaux sombres, nos mains étaient recouvertes de petites plaies à cause des paroies rugueuses et nos épaules couvertes de bleues, souvenir de nos nombreuses rencontres avec les pierres mal taillées. Peut-être étaient-ce des ruines d’une ancienne mine, puisque nous y trouvâme, lors de notre quatrième jour de perdition, une petite forge. Il y avait là tout le nécessaire pour que quiconque y parvenant puisse travailler le fer, de la fonte à l’aiguisage, et passant par la trempe. Nous restâmes dans ce trou lugubre des jours durant, nous nous nourrissons tant bien que mal de viandes séchées, de mélasses amères que tous trouvions dans des barriques laissées là. Et nous battions le fer, encore et encore. Ivre de peur et de fatigue. Nous riions à tue-têtes lors de nos rares pause. Parfois, nous entendions l’horrible minotaure passer dans les cursives au dessus de nos têtes. À chaque fois lors de ses passages nos regards se croisaient, emplis d’un mélange de peur et d’audace. Nous continuâmes des jours et des jours. Même les tintement métalliques finirent par nous faire mal au crâne, alors nous riions d’avantage, plus fort encore. Toujours le sourire aux lèvres nous battâmes nos lames sans relâche, motivés par la peur. Ces millions de coups de marteaux sont encore intacts dans mon esprit. Nous travallâmes tellement longtemps et avec tant d’assiduité, que nous finîmes par obtenir quatre sabres identiques en tout point, coulés, martelés, affinés, polis, aiguisé puis oints. Ces merveilles de patience illuminaient maintenant ce coin sombre qui était devenu notre maison. Était-il possible que nous produisîmes d’aussi belles lames malgré l’enfer autour de nous ? Il faut croire que oui ! Il faut croire que nos rires entêtant, cette source infinie de courage puéril magnifiait nos esprits et nos mains. Le Chaos nous avait fait son premier don, il nous avait offert les uns aux autres, sans un mot et sans libations préalables. Bénis étions nous alors. Sans le savoir, Il avait apposé son sceau sur nos vies, nous étions devenus ses guerriers. Mais nous n’étions pas totalement sortis d’affaires, aussi nous décidâmes de graver sur les sabres de chacun des maximes ésotériques, symbole indéfectible de la loyauté qui nous liait désormais. Nos sabres étaient parfaits, scintillants, tranchants et dans chaque estoc, je pouvais, et je peux encore, voir nos rires se refléter. Nous bûmes une dernière fois à la petite source de notre enclave. Nous partageâmes un dernier morceau de viande salée, puis nous sortîmes de la forge. Lourds étaient nos cœurs à ce moment, nous savions que jamais plus nous ne retrouverions enfer aussi agréable. Le sabre au clair, nous avions oublié les terribles banshees. Nous avions compris que ce que nous pensions être d’épouvantables cris n’étaient qu’en réalité les lamentations de leurs tristes non-vies. Nous marchâmes d’un pas souple, le sabre à la main, ivres de l’ambroisie de notre amitié galvanisée. Nous n’avions plus peur. Nous n’avions plus peur ! Alors nous l’avons rencontré. Il était là, fulminant. Il nous regardait de ses petits yeux rouges, animés par la violence propre aux bêtes sacrée. Avant même qu’il n’ai le temps de lever son fouet, nous l’encerclâmes. Nous savions quoi faire : combien de fois nous nous étions jurés de lui donner la mort ? Trop de fois. Trop de fois nous avions affûté nos lames en pensant à sa chair lacérées par nos coup et percée par nos estocs. Nous avions appris à reconnaitre la bête, chacun de ces gestes, chacun de ses renâclements nous étaient connu. Au dessus de sa tête, une fois encerclé, il claqua son abjecte outil en signe de défi, mais nous n’avions plus peur. Je ne sais comment, la créature sembla le comprendre, jetant son arme, elle se rua sur un de mes compagnons. Jamais boucherie ne fut aussi violente. Nous nous transformâmes en derviches levant et abattant nos bras comme si nous puissions notre force dans les entrailles du Chaos. Les filets de sang sur nos visages, les muscles ouverts de la bête, sa peau rugueuse et épaisse, écarlate. Nous n’avions plus peur et nous frappions d’autant plus fort. Il s’affaissa, dans un dernier râlement sourd. Avec grande peine nous récuperâmes le bougre coincé en dessous, nous étions vivants, maculés de sang, épuisés, torturés par le manque de soleil et l’humidité collante, mais vivants. Il n’eut pas plus beaux Gilgameshs que nous en cet instant, aussi aurions nous aimé quelques Ishtars à qui jeter des lambeaux encore chauds. Nous nous tûmes. Il faisait froid, mais nos corps étaient brûlants. Ce gigantesque cadavre à nos pieds devenaient de plus en plus petit. Si petit, si ridicule, qu’il disparu sous nos regards hagards. Il s’était évaporé, nous regardâmes nos lames encore ensanglantées. Je voulais être sûr d’avoir vaincu la bête alors j’ai commencé à frénétiquement lécher ma lame. Le sang et le goût métallique manquaient de me faire vomir mais qu’importe, il me fallait une preuve, et je l’avais. Mon corps tout entier se révulsa d’amertume. Le sang et son goût infecte envahissait ma bouche vermillon. J’ai ton sang dans ma bouche, je sais que tu es mort et j’en veux pour preuve le goût de ton sang, celui que nous avons fait couler ce jour. Toi et ceux de ta race tremblerez devant nous car désormais nous savons. Ô Chaos grâce à toi, nous savons. Il nous fallait une preuve de notre exploit, même le sang fini par sécher. Là ! son arme : elle n’avait pas disparu. Le lourd fouet de la bête sera la relique de notre fait d’arme. Nous le portâmes tour à tour jusqu’à ce qu’enfin nous sortions de ce dédale. La sortie se présenta à nous presque naturellement, comme si après avoir perdu suffisamment de temps dedans, la diablerie expulsait les prisonniers présents depuis trop longtemps, par moquerie ou par dédain. À la première lueur que nous parçûmes, mon cœur s’emplit de joie, et je ne doute pas que celui de mes compagnons aussi. Alors, une fois de plus, après toutes ces angoisses, toutes ces terreur et tous ces tourments, nous nous sommes mis à rire, c’était la seule chose que nous pouvions faire. Rire et rire encore ! Rire des monstres de papier, rire des armes qu’ils utilisent, rire du tourment des banshees. Rire de tout parce que nous savions, nous savions que le Chaos nous guiderait, que sous son égide, nous serions invincibles et que partout où nous irions, il sera là parce que nous serions là, les uns pour les autres. Oh, oui, ces chansons, nous les vivions. Heureusement, parfois, que cet esprit malin est là. Il est petit, idiot, un peu con sur les bords, mais il réussit encore, lui, à me faire rire. Ridicule crétin. Es-tu vraiment le seul à pouvoir apaiser mes maux ? Les rires que tu voles au Temps, comme autant de feux, me réchauffent et m’éloigne de moi quelques instants du funeste destin que je me réserve. Merci Pazuzu. Ta petitesse d’âme se compense par la beauté de tes paroles et des images qu’elle projette. Puises-tu ne jamais comprendre le bien que tu m’apportes.
“- Tu chantes mal Pazuzu, et c’est de pire en pire. En quittant la ville. Tu faisais déjà fuir les chiens, maintenant, regarde, la vie elle même a décidé de quitter les lieux.
- Maître, vous être un méchant, doublé d’un menteur, en somme, un jean-foutre.
- Hé ! Holà petite chose, respecte mon nom, nom rang et mon honneur. Ne t’avise plus jamais de m’appeler ainsi !
- Et pourtant, maître, malgré vos lames, vos titres et vos victoires, c’est la vérité.
- Apporte moi s’en la preuve, faquin !
- Maître, elles coulent sur vos joues...”
Je me suis trompé. Son âme n’était pas si petite, peut-être fusse la mienne, je ne sais pas. Longs silences dans le désert. Lourds et longs silences dans le désert.
***
Jusqu’où me mènera ma bêtise, ma folie ? J’avais un rang, un uniforme, des armes et des amis. Que me reste-t-il aujourd’hui ? Même mon cheval est mort, lui qui m’a tant porté, qui a tant subi mes colères, reçu mon fiel et ma poix, sans jamais me trahir. Je fais mourir tout ce qui est bon. Incapable de m'arrêter, je continu avec mes amis… et me voilà à penser comme le mercenaire de Riv. Triste vie que celle d’un soldat sans campagne. Où est ma compagnie, ces braves et infatigables cavaliers, ces hussards qui se battent comme des hetairoi : que sont-ils devenus ? Je les ai perdus dans le fracas de la bataille, avec qui suis-je censé boire ma solde ? D’ailleurs, à quoi sert ma solde ? Je veux mourir au combat, pas épargner pour cette jean-foutrerie que sera ma retraite. Il n’y aura que la guerre, le choc des épées et les volées de plombs. Le reste n’est que vue de l’esprit. Ce désert, ces villes, ces marchands de tapis et cette poix ne sont que des mirages du Temps contre lesquels nous devons nous battre. Les chants à notre gloire me manquent. C'est pour cela que nous nous battons ? Non, peut-être, je ne sais pas. Mais nous les aimons, après avoir combattu, après avoir vu nos compagnons mourir au combat, après avoir bandé les corps, il faut bien bander les esprits. Ces chants sont nos baumes. Les nuits passent, les jours se lèvent mais ces chants résonnent toujours. Ô Chaos, ô compagnons de la brigade infernale, que suis-je devenu ? Je vais de question en question dans ce désert, qui pourra bien y répondre ? Et voilà, une de plus. Que les neuf mages me pardonnent, j’aurai fait un très mauvais guide de caravane…
“- Vois la dune là-bas Pazuzu, elle me dit quelque chose. Serions-nous arrivés ?". Après tant de doute et de pleurs ?
Ce sable blanc, ce goût de sel et d’amertume, cette poudre volatile entre mes doigts, là ! La tour d’argent et d’ivoire, le phare en plein désert. Nous y sommes ! Enfin ! pourquoi une tour d’ailleurs ? pourquoi pas une grande villa ?
“- Et pourquoi pas une cité radieuse pendant que tu y es ? C’est une tour parce que c’est simple, beau, symétrique, facilement ordonnable. Faut-il réellement toujours tout justifier ?
- Non, pas toujours
- Tant mieux
- Et puis c’est vrai que c’est moche une cité radieuse… ”
Quand je me dirige enfin vers ce lieu, j’ai toujours les même sensations. Ma fatigue disparaît, mon cœur et ma poitrine s’allègent, mes muscles se détendent, mon esprit s’enflamme, les mouches meurent. Je suis ici chez moi. Quelque part, dans ce désert, je suis chez moi. La paix sans remord, ni tapis, ni marchands, ni vestale. Le Chaos, le désert, et moi. Et Pazuzu. Encore quelques heures et nous y serons. Je vois déjà les blanches portes au tympan de dieux gravés, les foudres et les feux en main. Elles gronderont gravement lorsque je les pousserai enfin. Allons, la patience ne sied pas aux hussards...
Que cette vallée est belle. La tour se situe au bout de la vallée des larmes. Les paysans racontent que c’est parce que seuls ceux qui ont beaucoup de regret y parviennent. Je ne sais pas quoi en croire, je pense surtout qu’on s’en fout. On ne doit pas toujours tout justifier. D’ailleurs, à quoi bon nommer les vallées au final ? Tant que de leurs gorges coule l’eau.
Enfin, oui haha ! Oui. Après tant de doutes et de douleur, j’y suis ! Nous y sommes. Ha mes amis, vous auriez été fiers de moi en cet instant. Je sais qu’ici, je serai en paix, dans l’oeil du cyclone. Le cœur battant du CHaos, ce lieu sans soleil, exactement. La brise souffle sur ma peau chauffée par les beaux astres, puis nous entrons dans l’ombre du bâtiment. Ma peau s‘apaise. En haut j'aperçois ce minuscule point rouge. Il est là, comment aurai-je pu en douter? Évidemment, il est toujours là, mais on ne doit pas toujours tout justifier. Il m’a vu. L’attente, encore un peu. Quelques instants, encore quelques instants.
Elles grondent, elles grondent exactement comme je l’avais prédit ! Je vois sa toge dans l’entrebaillement.
“- Bienvenue dans ma demeure Brave-Ami. Bienvenu dans ta demeure devrais-je dire. Comment vas-tu depuis ta dernière visite ? Tant de choses ont changé ici depuis ta dernière visite ! Merci de tes nombreux cadeaux d’ailleurs ! Viens ! nous avons tant à célébrer !
- Bel-Ami ! Te revoir me fait tourner la tête ! À quand remonte ma dernière visite ? Je ne m’en souviens plus ! De quels cadeaux parles-tu ? Je n’en ai aucun souvenir… Mais tu as raison ! allons boire quelques pièces d’artillerie, tu répondras à toutes mes questions au rythme des batteries !
- J’ai tout ce que tu aimes, les liqueurs, les bières, les eaux-de-vie et bien sur de l’arak mais...
- Mais bien évidemment, ni ouzo, ni raki, que je déteste, tu me connais bien.
- Hahaha, je le savais… Je serai ravi de répondre à toutes tes questions, j’ai de quoi nous rendre ivres pour plusieurs semaines.
- D’affilée ?
- D’affilée !
- Euh, on est vraiment là pour ça ?” s’étonne Pazuzu.
“Toi, plus tard ! “ Voilà ce qu’on lui rétorqua en cœur.
Je ne l’avais jamais remarqué : ses cheveux, à son âge, ils devraient être blancs, alors qu’ils sont encore pleins de cette couleur de jais, où seules quelques arêtes polies et bien nettes naviguent sur ces flots brillants. Peut-être voulait-il cacher sa jeunesse et c’est pour ça qu’il est toujours encapuchonné. Peut-être, peut-être pas…
“- Bel-Ami, toi qui es si sage, si savant, si avenant, dis moi comment faire pour enseigner cette sagesse. Chaque jour un peu plus, ma cause et mon esprit s’érodent, je m’égare en palabre et mes nuits, qui ne sont plus celles de Walpurgis, finissent sur le mont chauve. La poix de Babylone gangrène mes rêves. S’il te plait, enseigne moi ta sagesse, enseigne moi comment la transmettre. Apprends moi la harpe radieuse, celle qui annonce le jour !
- Allons, allons, je n’ai même pas encore versé le premier godet que tu pleures déjà comme un petit enfant. Où est passé le légendaire courage des hussards ? Hein ! où est il ?
- Parti en fumée. Dans les blunts, dans la skunks, dans les culottes de ma pipe. Liquidé, dans la cervoise, dans la bavaroise. Envolé dans l’éther pour l’éternité. Piétiné, par les bottes et les sabots de ceux que je détestais.
- Hahahaha, tu es bien un fier fils de Chaos. Prends un peu d’eau de feu ou de vie et reviens faire quelques pas sur la voie de ton idéal, sur ce chemin-là, tout le monde titube, autant le faire ivre.
- Ne comprends-tu pas ? J’ai déjà trop bu. Ça ne change plus rien désormais. Cette ambroisie ne m’affecte plus, elle me fatigue tout au plus. Je peux boire pour mon passé mais plus pour mon future. Enseigne moi, je t’en supplie.
- Hé bien ! Te voilà tombé bien bas brave hussard, quel comble, un cavalier de ton audace qui n’a plus soif.
- Et encore, je ne suis tombé que de mon cheval.
- Hahaha, au moins tu n’as pas perdu ton humour.
- Juste un peu de ma superbe.
- Allons, allons, ne sois pas si dur avec toi. La sagesse commence par la compassion. Être dur avec soi-même…
- ...Être dur avec soi-même pour être bon avec les autres. C’est comme ça que je marche Ainsi l’équilibre de toute chose est préservé !
- Il n’est préservé uniquement si toi-même et les autres sont égaux. Or si les deux membres sont égaux alors les mêmes règles s’appliquent des deux côtés de l’opérande et alors être bon ou mauvais, avec soi comme avec les autres ne devient plus qu’un choix arbitraire.
- Tu crois donc que la bonté est un choix, un jet de dés, une envie, un simple souhait ?
- Je pense surtout que si nous devons parler de bonté, alors nous devons d’abord la définir. Mais je pense surtout que ma bonté étend celle des autres à l’infini.
- Et anarchiste avec tout ça ! Bravo. Tu ne trouves pas ça un peu facile. Oulala je suis tellement de gauche, un jour j’ai sucé Lénine, blablabla. Conneries !
C’est ainsi que s’exclama Pazuzu qui a toujours un don pour l’ouvrir quand il ne faut pas.
- Tu traînes toujours avec ce galopin, hein ? Celui qui apporte les vents mauvais
- Et maintenant regardez moi je cite Verlaine gnagnagna !
- C’est pas vraiment de ma faute, je l’aime bien et puis dans le fond, il n’est pas si méchant, juste un petit peu con. Et puis, nous savons tous les deux très bien qu’il fait ça pour se faire remarquer.
- Tu as bien raison Brave-Ami, reprenons. Pour répondre à ta question, je ne pense pas que la bonté soi une décision arbitraire, mais logique, tout le contraire.
- La logique est un arbitraire déguisé en vestale. Change une ligne, une assertion, un axiome et ce château de carte s’écroule !
- Alors souffle de tout ton chef toi qui, il y a quelques jours louais sa fragile mais imperturbable beauté !
- Tu triches Bel-Ami ! Ces pensées n’ont jamais quitté mon esprit !
- Et pourtant, je sais. Laisse toi aller quelques instants. Sois en paix, nous ne sommes pas là pour nous battre. Ce lieu n’est pas un champ de bataille. Tu n’as plus rien à prouver ici. Ma demeure est ta demeure. Tu vois, ai-je à justifier de ma bonté ? Non, je t’invite. Nous partageons un bon moment et ce qui se passe ensuite se passera ensuite. Faut-il réellement tout justifier ?
- Tu… Comment !?
- Je sais, et pourtant, je ne l’ai pas lu dans les livres. C’est aussi ça la sagesse.
- Tu parles en intrigues, en vers et en images, pourquoi rendre tout cela si compliqué ?
- Et toi ! Tu parles avec de vieux jurons de jadis, pourquoi rendre tout cela si compliqué ?
- Parce que je suis un Guerrier du Chaos palsambleu ! Je refuse ces mots de traître. Ces foutreries verbales sans queue ni tête ! Je m’y refuse, je parle comme je vis, au diable les insatisfaits, les muffles et les faquins !
- Hahahaha je retrouve bien là ton caractère de cochon.
- De hussard je te puis !
- De hussard, si tu veux. Il n’empêche : être désuet ne fait pas de toi un grand homme, ni un grand général d’ailleurs.
- Comment oses-tu ! Je n’ai jamais voulu être autre chose que libre et bon !
- Et au final tu n’es qu’un pochetron doublé d’un lâche.
Pazuzu à vraiment un don pour placer ses interventions !
- Il suffit Pazuzu ! Arrête là tes insultes et laisse nous discuter tranquillement où je te jure que je te ferai taire !
- Il a raison Bel-Ami. Je fais le grand, je fais le fort, je fais le brave, le fougueux, le joyeux, le stratège, l’amoureux. Mais je mens, la nuit je mens, le jour aussi. Je mens parce que j’ai peur, j’ai peur de mourir. Je ne suis rien de tout cela. Je ne suis qu’un petit enfant effrayé par les méandres du Styx. Je ne veux pas mourir sur un champ de bataille. Je ne veux pas mourir alors je charge sabre au clair pour ne pas voir les rideaux de plomb venir à moi. Je guide mes camarades vers une mort que je ne veux pas voir. Je suis le pire des lâches. Il a raison. J’ai menti à mes amis, à mes frère et mes Dieux. Je ne mérite pas la vie parce que je ne souhaite pas mourir. Même Pazuzu est plus honnête que moi, c’est dire. Alors laisse le parler, ses lazzis valent plus que ma vie.
- Je suis tellement triste, une fois j’ai sucé Alain Bashung.
Pazuzu n’a-t-il pas de bornes ? Il faut croire que non.
- Vous deux…Vous deux, je ne sais pas totalement ce que vous avez fait. Où est-ce que vous êtes allés pour revenir porteurs de tant de maux…
- J’ai échoué c’est tout. J’ai failli à ma tâche par bêtise et par lâcheté. Et chaque jour un peu plus, je m’éloigne de mes camarades dans la honte. Voilà la vérité mon ami. Je suis devenu vide. La chose qui m’animait est morte par ma faute. Je dois mourir, mais je ne sais comment faire.
- Alors, sans changer son amère expression sur son visage, il me décocha une gifle à en faire pâlir les meilleurs régiments de grenadiers. Et rare furent les occasions où mon visage fut aussi écarlate sans que l’alcool ou le sang de mes adversaires n’y soit pour quelque chose.
- J'espère que j’ai frappé suffisamment fort pour faire tomber toutes ses bêtises de ta tête et si ce n’est pas le cas, je me ferai un plaisir de recommencer, encore plus fort. Est-ce bien clair ?
- Les bêtises reviendrons, pas la douleur de ta gifle.
- Tu es tombé bien bas.
- Je te l’ai déjà dit, seulement de mon cheval et marcher parmi les hommes est une épreuve que je ne pourrai supporter plus longtemps.
- Pour l’amour des Dieux et même du Chaos, s’il le faut. Qu’y a-t-il de si dur, de si impossible pour que le hussard, le brave parmi les braves, l’invincible, le rieur, le joueur, le fougueux et le que sais-je encore se morfonde dans la peur et la honte ? Tes titres ne sont pas usurpés ! Chacun de tes épithètes tu l’as mérité. Rappelle-toi, les batailles, les coups que tu as reçus, ceux que tu as donnés, les bêtes que tu as terrasséees seul ou avec tes amis. As-tu déjà oublié ton courage ? Celui qui loge dans ton cœur et que tu penses rouillé et tombé en poussières ? Mais il est là, plus robuste que tu ne te l’imagines. Ne va pas me dire que même ton courage est tombé de ton cheval !
- Non, lui est resté en selle et tout comme mon cheval, il est mort. Je suis en ruines mon bon ami. Je suis à bout, je n’ai plus rien, plus de braves à mes côtés, plus de nation, plus d’objectifs, plus de gloire, plus de cheval, plus de drapeau, plus de médaille, plus de grandeur. Je n’ai plus rien Bel-Ami, plus rien…
- Tu me mens, tu te mens. Ils te reste tes souvenir, tes sabres, ta force, ta bravoure. Tout ce que tu as fait jusqu’à maintenant fait de toi le gaillard d’aujourd’hui. Il y a-t-il à se plaindre d’être libre ?
- Libre ? N’avoir rien à faire, ce n’est pas être libre. Être libre c’est faire que que l'on veut !
- Alors que veux-tu faire, là, maintenant ? Éclaire moi de ta volonté !
- Je veux vivre ! je veux mourir ! je veux dormir, je veux chevaucher, je veux rêver, je veux vomir d’avoir trop bu, je veux aimer, je veux devenir enragé. Je veux tout, tout dans les mains et dans mon esprit, pour tout de suite et pour l'éternité, sans regret, sans question, sans logique, sans justification. Je veux vivre ! Comme un Dieu et comme un homme ! Tout cela et bien plus encore. Je veux tout, la guerre, la paix, la victoire et la défaite. Je veux devenir immortel et puis mourir ! Voilà ce que je veux !
- Et tout ça sans avoir eu le temps de finir ton premier verre ? Et bien, la soirée s’annonce intéressante. Brave-Ami, tu as besoin de penser tes plaies, ton corps est peut-être rétabli, pas pas ton esprit. Tu trouveras ici de quoi te reposer, je te le promets.
Je suis amer, fébrile fatigué aussi. Il avait raison, encore une fois, sa sagesse m'embrume. Il reste là, calme, il tient qu’importe le temps qui passe, les échecs, les défaites. Comment fait-il ? On dirait presque une machine. Ressent-il ? Vit-il ? Je ne sais pas. Je pense que oui, il respire, il ne vrombit pas ! mais ce calme presque …insolent, cette indolence silencieuse. D’où lui vient cette force? Ô Chaos, excuse moi, je t’en supplie, parfois j’envie sa paix.
- Pourras-tu m’apprendre, toi que est si sage et pourtant pas encore tout à fait vénérable ?
- Mais Brave-Ami, tout ce que je sais, tu le sais déjà, je te l’assure, tu le sais, tu n’en as pas encore conscience, c’est tout. Mais tout ce que j’ai vu et pensé, tu l’as toi aussi déjà vu et pensé. Écoute tes souvenirs, écoute tes sabres, écoute ton cheval que tu penses avoir perdu, écoute tes camarades que tu penses retournés auprès de ton dieu ou dans les limbes. Écoute les batailles, les charges et les cris de guerre. Tu sais déjà.
Encore une fois, son visage était calme, sans nervosité, un sourire sur sa face ronde. Impassible mais sans colère, sans rage, qu’est-ce qui l’anime ? il n’a ni dieu pour puiser sa foi, ni supérieur pour lui dicter ses lois. N’a-t-il pas peur d’avancer dans le noir des vals boisés, dans la pénombre et les murmures des créatures qui les habitent ? Je connais la peur, Ô Chaos je l’avoue, j’ai connu la peur, celle des guerriers de mourir dans un lit, la peur de vivre trop. Lui non, il avance, il marche sereinement, un pas après l’autre.
- Toi, le sage vêtu de rouge, d’or et de blanc, tu finiras bien pas me dire ton secret, je dois savoir.
- Hahaha crois-tu ?
- Par tous les diables, oui !
- L’avenir nous le dira. En attendant, vas te reposer, grand guerrier. Il n’y a que les statues et les dieux qui n’ont pas besoin de repos. Nous nous enivrerons plus tard
- Une fois de plus tu as raison, la fatigue me guette déjà. Je connais les lieux, tu n’as pas besoin de m’indiquer ma chambre.
- Alors je te souhaite un bon repos Brave-Ami.
- À toi aussi, gardien de sémaphore.”
Je ne sais pas pourquoi, mais je me suis toujours déplacé dans cette tour comme dans ma caserne, avec aisance. Sûr de la tranquillité des lieux, sûr de n’y croiser que des amis, des braves. Pourtant, cette tour n’a rien d’une caserne. À chaque fois que je viens ici, j’ai l’impression d’avoir à monter un peu plus haut pour trouver ma chambre. Le trajet n’en est pas plus long et j’en suis ravi. Partout sur les murs, dans chaque salon ou étude que je traverse, il y a des tableaux , des emblèmes, des cartes, des instruments, des outils, des livres, partout, presque disposés là par hasard, éparpillés. Des tissus, des vêtements, des vases des masques. Partout. Comment a-t-il pu obtenir tout ça ? aucun marchand ne passe par ici. Les aurait-il volés ? lui le sage, le trop honnête ? non, c’est impossible. Et puis pourquoi se demander après tout, l’ensemble est apaisant. Chaque endroit est comme une composition ordonnée sans sens, sans cohérence mais non sans volonté de communiquer une idée. Si bien que quelque chose bizarrement, chaotiquement, fini par surgir. Inexplicablement, elle existe, je lui poserai la question demain, puisqu’il à l’air de tout savoir. Au moins je suis en paix quand j’arrive dans ma chambre. Las, mais heureux comme si je rentrais victorieux d’une campagne. Voilà ma chambre. Il a tellement de respect pour ses hôtes que jamais il ne la range. Aussi, je la retrouve toujours dans l’état dans lequel je l’avais laissée. Il y a tout ce qu’il me faut ici, comme d’habitude. Je ne sais toujours pas comment il faut pour se procurer les onguents et les parfums. Lors de ma première visite, il m’avait rapidement cerné, du moins je le crois. Il m’avait tout de suite emmené dans cette chambre, celle-ci, pas une autre. C’était ma chambre. Le lit y est simple, robuste, pratique, sans fioriture, comme je les apprécie, sans odieuse tête de lit sculptée vilainement. Un sommier, quatre pieds et un mince matelas. Le bureau est lui aussi simple : un grand espace plat pour y déposer plans et cartes, et un nécessaire d’écriture, pour les missives, les ordres et parfois, quelques billets doux, ceux que j’envoyais à celle qui n’est plus. Pourquoi ai-je fais cela ?... Il y a aussi, au pied du lit, une cantine, comme à la caserne, avec tous les outils du hussard : une blague à tabac, une pire, de quoi nourrir et entretenir le cuir de mes bottes et quelques dés pour faire passer le temps les nuits de campagne. Et puis il y a en face du lit, un présentoir vitré où mes armes sont déposées magiquement à chaque fois que j’arrive dans son enceinte. C’est un tour de passe-passe qu’il adore me faire subir : à chaque fois, elles se retrouvent ici, scellées , je n’y peux rien, j’ai l’impression d’être sans défense, il le sait, pourtant : sans elles, j’ai l’impression d’être nu comme un vers. Alors parfois, je passe des heures entières à les regarder à travers la glace, à repérer chaque entaille, chaque éclats, je me rappelle de chaque coup porté ou évité grâce à elles, juste en les regardant à travers le verre. C’est une sorte de doux supplice que je m’inflige en faisant cela. Je me sens fragile dans un lieu où rien ne peut m’arriver. Peut-être est-ce là une leçon qu’il essaie de m’inculquer, je ne sais pas. Elles sont là et pour une fois c’est moi qui les protège, attendant là, tranquillement dans cette vitrine, enrobées dans le velour rouge. Ces quelques bouts de ferraille sont toute ma vie. Je vis grâce et à travers eux. C’est d’ailleurs peut-être pour cela que j’abhorre tant les marchands et leurs petites piécettes ridicules, piètres bouts d’étain et d’argent. Fondez-les ! faites en vous des armes, battez vous au lieu de conserver ces petites piécettes insignifiantes. Un tel gâchis de métal si précieux. Ô fines lames dépositaires de ma foi, je vous aime, vous étiez ma vie, vous êtes mes souvenir et vous signerez ma mort, à coup sûr. Et pourtant je vous aime.
Il se fait tard et j’envie demain, je dois me coucher. Pour une fois que je ne suis pas dans une étable ou dans une auberge ou vautré dans mon vomi sur une ruelle quelconque, tâchons d’en profiter. Ô Chaos, accorde moi une nuit de trêve, sans rêve, ni cauchemar, une nuit de repos, juste une, je t’ai tant donné, j’implore ton ignorance ce soir, je t’en supplie, laisse moi me reposer. Mon corps et ma tête sont trop lourds pour me battre. La vue de votre paladin essoufflé sur le champ de bataille te ravirait-elle ? Je ne pense pas, alors ô Chaos, j’implore ta paix pour cette nuit, puisses-tu me l’accorder.
Je m’affale rarement dans un lit. D’habitude je m’y assoie en premier, puis je m’allonge paisiblement sur le dos, les mains derrière la tête. Ici, ce n’est pas pareil. Je tombe comme un rouge, droit, stoïque, la face en avant pour que tout mon corps rebondisse dans un mou fracas. Le tissu est doux, je crois même qu’il est satiné ? Je n’ai pas l’habitude de ce luxe. À moi la paille et les chevaux, à d’autres les beaux drapés. Mais pas ce soir . Je dormirai nu, dans des draps propres et légers, ensuite, en me levant, j’irai prendre un bain dans l’eau chaude, brûlante même et ensuite j’irai recoudre mon habit, le seul que j’aime et qui me sied, celui du guerrier, du brave. Je dois dormir maintenant. Puisse ma complainte être entendue.
***
Ai-je dormi ? Vraiment dormi ? Ô Chaos, merci. Les soleils se lèvent à peine, j’ai encore un de temps devant moi. Qu’il est bon de se reposer nu. Encore un peu...
***
Ô soleils rassant, montez encore, vous m'aveuglez. Jour, tu es magnifique. J’ai bien dormi, le monde semble radieux. C’est grâce à la paix du Chaos, je crois. Récompense des braves ? Peut-être, je n’en sais rien. Et maintenant, aux bains ! il me tarde de laver mon corps, espérons simplement ne croiser personne dans cette non tenue. Juste quelques étages à descendre, espérons ! je sais, je l’ai déjà dit, mais ces salles, ce bâtiment, ces objets, ces artefacts: d’où viennent-ils ? Je dois savoir, je ne comprends pas ! Tout y est tellement impossiblement cohérent, comme une galerie de natures mortes dérangées. On peut sentir la douceur de son caractère rien qu’à la manière dont il dispose son espace. À croire qu’il faut être architecte pour être sage. Attendez, j’entends enfin le bruit des bains. Les vapeurs odorantes, haaaaa, il ne fait vraiment pas les choses à moitié. Ces bains sont dignes des plus beaux hammams et des plus beaux thermes. L’eau y arrive par le haut, par je ne sais quel prodige de science ou de magie. Les fins filets tombent dans les rigoles et parcourent l’étage décrivant de folles arabesques. On entend parfois le ronronnement des grosses bonbonnes-réservoirs qui se contorsionnent sous les effets de la pression et de la chaleur. Une fois en bas, l’eau transformée en vapeur est diffusée par le sol, passant par des grilles grimées en zelliges. Le reste de l’eau alimente doucement les différents bains dans un clapoti apaisant. La moiteur et les fragrances enrobent tout l’étage et n’importe qui y pénétrant n’a d’autre choix que d’en être stupéfait. C’est un ballet extraordinaire, ici et là des globes lumineux lévitent pour guider les passants, alors qu’en haut, loin en haut, au dessus de ma tête, d’énormes roues dentées s’imbriquent les unes dans les autres pour aiguiller les flux. Est-ce son oeuvre ? ou n’est-ce qu’une simple démonstration de son infini pouvoir qu’il cache au monde ? Terrifiants sont les sages qui vient dans le désert. Que-cache donc-t-il ? J’y réfléchirai dans mon bain.
Je n’ai pas l’habitude de tant de volupté. Je sais, je me répète, mais qu’importe. La beauté et l’harmonie m’entourent, non, m'accueillent. Les feux de camps et l’épaisse fumée des fusils me semble si loin. Ici tout est léger, lisse, calme. J’ai honte. Je me suis forgé dans la peur, le feu et le sang, dans les cris et la brutalité, comme un véritable guerrier du Chaos et je me retrouve ici, dans un bain, dans les vapeurs parfumées, apaisé, serein. Serai-je en train d'apprécier ? En quelque sorte. J'apprécie ce moment et cet endroit uniquement parce que j’ai connu la boue et la mort, la fange et le fer. J’avais ma compagnie, mes compagnons d’armes, eux sont retournés au Chaos. Pas moi. Serait-ce alors une récompense, un don, un miracle de mon Dieu pour mon incroyable lâcheté ? Non, il ne peut avoir d’influence ici, cette tour n’est pas sous sa coupe, ni sous celle d’aucun dieu d’ailleurs. Ici, dans ces bains, dans ces étages et ces fondations, il n’y a pas de dieu, ou alors, ils sont partout. Seulement un vieu pas si âgé et, parfois, quelques invités égarés.
Je ne sais pas si c’est l’eau ou le temps qui coule sur ma peau. Peut-être les deux. Dans ce trop plein de volupté, je ne reconnais plus rien. Peut-être est-ce mieux ainsi, il vaut mieux la confusion des sensations que celle des sentiments. Ou peut-être encore, je suis paranoïaque, incapable de lâcher prise, ne serait-ce que quelques instants. Puis-je m’oublier ici ô Grand Dieu ? puis-je ? je sens l’eau envahir mes narines. Les bulles d’air remontent mon nez et viennent mourir à la surface. Courageuses petites bulles qui n’ont d’autre choix que mourir, fonçant à travers le bleu pour rejoindre les leurs. J’envie ces bulles, elles sont plus capables que moi. J’ai l'impression moi aussi de marcher vers ma mort, mais je ne retrouverai jamais les miens. J’aurais dû mourir à Pulsion. Une fois, deux fois, trois fois, dix fois ! Ô Chaos, je dois bien l’admettre et même si tu le sais déjà, je te le redis, je suis un jean-foutre et c’est pour cela que je ne peux mourir. Ô Chaos, je l’avoue, je l’avoue ici et maintenant, je suis un jean-foutre, et je ne peux mourir. Je ne vaux pas une bulle d’air, je ne vaux rien, alors pourquoi Chaos, ô Chaos me tolères-tu dans ta création ? Quelle est ta quête pour moi ? ou suis-je trop insignifiant pour être dans ton schéma ? pardon, ô Dieu, pardonne mes doutes, je ne suis pas digne de Toi. Laisse moi m’éloigner quelques heures encore.
Je suis là. Je flotte. Toujours la douce machinerie, les vapeurs, les parfums. Comment puis-je préférer la sueur et le fer à ça ? Comment ?! Je me le demande bien. Si, je le sais, et je sais que je le sais : la danse avec la mort ! voilà la vérité. Les balles qui sifflent, les cris et les coups, voilà la vie digne, la vie véritable ! Vivre pour mourir, vivre pour danser avec la mort. Alors à quoi bon le reste ? je m’en fous. Si je ne suis rien pour le Chaos, je ne suis rien pour moi. J’ai perdu mes amis, mon cheval, mes galons et ma ferveur, autant perdre la vie ! Je crois que ce bain a un peu trop duré. Je sais qu’il m’attendra dans son salon avec un thé en main, un autre posé sur la table en face et enfin, un beau siège vide. Il regardera les soleils par la vitre et quand il m’entendra, il se retournera, le sourire aux lèvres et il m'accueillera d’un bon mot. J’en suis certain ! Tant de tranquillité, tant de calme : on dirait de l’ennui.
***
“- Hahaha Brave-Ami ! Tu avais raison ! Tiens, prends ton thé.
- Tu as l…
- Tu penses trop fort, ça te trahit.
J’esquisse un sourire doux-amer.
- Foutrerie, prestidigitateur de pacotille.
- Allons, allons, n’insulte pas mes talents.
- Tes tours de magie n'impressionnent que les enfants.
- Et c’est bien pour cela qu’ils marchent si bien sur toi.
Quel bougre ! il sait donner des coups, même à ces amis.
- Touché…
- Allez, bois, je t’ai longtemps attendu.
- Pwa ! C’est pas du thé c’est de la gnôle !
C’est à son tour de sourire.
- J’essaie de m’adapter à tes goûts Brave-Ami. D’après ta réputation, tu n’es pas vraiment un buveur de thé.
-Hahaha, comme quoi même ici, tu as entendu parler de moi, c’est déjà pas si mal.
- Ça t’amuse hein, que tes exploits soient connus de par le monde.
- Je vis pour le Chaos et pour la gloire, je suis un piètre dévot, mais que veux-tu, je suis le meilleur guerrier du monde. Et un excellent buveur, surtout en campagne, il faut bien alléger les peines de mes hommes.
- Ha ! Le meilleur guerrier du monde ? Tu es tout juste bon à te prélasser dans les bains.
- Hé doucement l’ami, j’ai besoin de repos, c’est tout. Parfois.
- Justement, pourquoi être venu ici ? Pourquoi avoir besoin de repos, toi qui aimes tant les campagnes, la poudre et le fer et le fracas et je ne sais quoi encore, il n’y a rien de tout cela ici.
- Je te l’ai dit, parfois, j’ai besoin de repos.
Il a l’air insatisfait de ma réponse, pourtant c’est vrai, parfois. Oui le Chaos, oui la guerre. Mais je fais la guerre pour connaitre un jour la paix. Et c’est vrai, parfois, incapable de la tenir entre mes mains, j’essaie de respirer son parfum. Est-ce un mal ?
- C’est des conneries ! Tu le sais et moi aussi !
- Tu n’as pas besoin eu de repos après ton échec à Pulsion, ni après la chute du minotaure, ni même après la mort de la vestale, ni même après ton voyage dans la poix, et non plus après cette nuit avec les couleurs qui dansent. Alors que ce passe-t-il ? Que s’est-il joué à la bataille des terrassses ?
- Je ne sais pas. Nous étions tous là, sabres au clair, prêts, en uniforme, sur nos beaux chevaux. Et pourtant, je suis le seul à en être revenu. Pourquoi ? Je ne le sais pas. Cette pensée me ronge. Je n’ai rien fait de mal, j’ai suivi les rites et récité les prières, et pourtant, je suis vivant ! Toi qui sais tout, explique moi cela, toi qui connais les arcanes des hommes et celle des Dieux !
- T’es un gros con, c’est tout, pas besoin d’interroger le firmament ou de sonder ton âme. T’es con, un très gros con, c’est tout. Tu veux un autre verre ?
- Quoi ! qu’est-ce que tu racontes ?
- C’est assez simple, non ? T’as vu une formation de lanciers, t’y es allé, c’est complètement con. Le soleil se couchait, tu voulais engager alors que la minute d'après, tu n’aurais plus rien vu, c’est encore plus con. La tradition militaire ne préconise-t-elle pas d’envoyer la cavalerie en soutien de l’infanterie. Jamais de confrontation directe avec les fantassins, sinon la cavalerie ne peut se dégager et ça tourne au bourbier sans issus. Il n’y avait personne avec vous ce soir-là. Ça fait beaucoup d’erreurs pour le soi-disant plus grand guerrier de tous les temps, le plus braves des généraux ou je ne sais quoi encore. T’es un gros con. Tu as failli, tu as été aveuglé par je ne sais quoi, jusqu’à en oublier la stratégie et Sun Tzu t’a puni. T’as merdé gamin. Un point c’est tout.
Quel bougre ! ...
- C’est tout ce que tu as à me dire ?
- T’es venu chercher la vérité, pas le réconfort. Tu as voulu la vérité, tu l’as. Pour le réconfort, il reste 84 bouteilles de gnôle et les bains !
- Quoi, c’est tout ? Des erreurs de stratégie, c’est tout ce que tu as? Je m’en fous de ça ! Je veux savoir pourquoi mes amis sont morts. Que sont devenues mes compagnies, l’armée, où sont les autres ? Je veux savoir bon sang, c’est comme si tout avait disparu ici, tout a changé. Où sont les ors de l’empire, les dévots du Chaos, où sont-ils ? J’étais admiré, j’étais craint, j’étais respecté. Que reste-il de tout ça ? Que reste-t-il de mon honneur ?
- Rien, rien du tout. Ton honneur et ta gloire sont morts avec tes amis et tes camarades. Il n’en reste rien, ne comprends- tu pas ? Tu n’es pas mort, certes, mais celui que tu adores tant t’as rendu ta liberté. Ta bêtise t’a rendu libre. Il n’y a plus de dieu, plus d’empire, mais il reste toi !
- Alors toute la sagesse du monde vaut ça, c’est tout ? Il ne me reste que moi ? Merci ! Il ne me reste donc plus qu’un hussard sans cheval, sans guerre et sans frère d’armes. Il ne me reste rien, je ne suis rien dans tout ça. C’est toi qui ne comprends rien. Tu penses pouvoir vivre seul avec quelques tours de passe-passe. Tu te mens. Tes livres ne sont pas tes amis et tu crois pouvoir me sermonner de mon excès de confiance par ton excès de confiance en eux !
- De confiance ? De bêtise oui ! Tu as confondu honneur et orgueil, tes amis en sont morts, ton empire s’en est effondré et ton dieu t’a quitté. Si tu voulais la vérité, la voilà ! Désormais, tu es seul et tu erres dans le désert parce que tu es un idiot impétueux. Voilà, une erreur était suffisante et en voilà le résultat ! et si tu es encore plus con pour comprendre, je réitère : ton dieu t’a rendu ta liberté ! Tu n’as plus rien, tant mieux ! Tu peux vivre désormais comme tu l’entends !
- Et si ce que j’entendais c’était être un hussard de l’empire, je fais quoi maintenant ? Hein ? Monsieur je sais tout, je fais quoi maintenant ? à part prendre des bains dans une tour d’ivoire plus que d’argent !
- N’as-tu donc rien compris ? Et pour les autres, ils sont morts, empalés pour la plupart, piétinés sous les sabots pour les autres ! Voilà le résultat de ta bêtise. Le reste de l’armée à battu en retraite, comme prévu, mais sans arrière garde ni de cavalerie pour protéger ses flancs, ils se sont fait rapidement rattraper et décimer. Il n’y avait plus d’armée au petit jours. Même ton empereur s’est fait avoir. Le surlendemain, plus d’empire. Il a été exécuté sans procès. Tu n’as plus rien et tu ne pourra plus jamais être celui que tu étais avant. Ton ancienne vie est partie avec ton empereur. Vis imbécile, vis ! Que tu le veuilles ou non, le monde entier est ta tour !
- Facile à dire ! Je n’ai rien à faire dans un monde en paix ! Je ne vaux pas mieux d’un mercenaire sans contrat. J’étais le plus grand hussard, le plus courageux, le plus craint de ses adversaires et le plus respecté des soldats du rang. Sans guerre, je ne suis rien ! Et toi tu es là, tu me dis que je suis libre ? Que je peux vivre ? Une liberté d’enfant, une vie de chien ! J’avais l’ambition pour une vie entière. Voilà ce qu’il me reste : un cavalier sans cheval, des sabres ébréché et un uniforme déchiré. Voilà ma vie et tu penses que je devrais m’en réjouir ?
- Oui ! mille fois oui ! Tu ne comprends pas. Non, tu as encore peur… Tu regrettes, tu pleures tes amis. Tu t’en souviens encore et ces images hantent tes rêves, quoi que tu fasses, dises ou penses, il n’y a plus que ça pour toi. Tu n’as plus rien parce que tu ne veux plus rien. Alors certes, ton cœur est vide, ton esprit aussi, mais que te dis ton âme ?
- Elle ne me dit plus rien. Elle veut détruire, oblitérer, annihiler le vivant et raser les villes. J’ai l’âme de l’efrit. Il n’y a plus que la destruction et le meurtre qui apaisent ma haine. Il n’y a plus que les flots de sang que je n’ai pas pu faire jaillir ce jour-là. Ma paix se saignera, voilà ce que mon âme est devenue : destructrice comme un efrit et assoiffée comme un vampyr.
- Et pourquoi ne pas t’en repaître ? Si tu as besoin de destruction et de sang, pourquoi ne pas assouvir tes envies ?
- Parce que je ne suis pas un de ces monstres, voilà pourquoi, n’est-ce pas évident ?
- Parce que ce n’est pas ça que tu cherchais pendant les campagnes et les batailles peut-être ? Peut-être t’es tu engagé pour la sécurité de l’emploi et l’impact environnemental du massacre de dizaines de milliers de tes ennemis ? Quelle distance entre toi chevauchant ton destrier à toute allure et ces monstres ? D’ailleurs s’ils habitent ton âme n’en es-tu pas un toi-même ?
- Qu’est-ce que tu insinues ? Que je suis de la race de ces engeances ?
Depuis longtemps mon sourire avait disparu, mais maintenant une grimace de dégoût pour lui tordait mon visage, comme ma haine déforme mon âme.
- Exactement Brave-Ami ! Ces créatures, depuis la nuit des temps hantent les cœurs des Hommes, qu’ils soient princes, poètes ou poltrons. Tu penses réellement que toi, le, au mieux, héros, au pire assassin de masse, tu puisses te défaire d’elles ? Allons, n’oublie pas que tu es des nôtres, n’oublie pas que tu es mortel.
- Menteries ! Chaos a déjà sauvé mon âme et Il le refera encore, parce que je suis son avatar. Il me sauvera, entends-tu ! Il me sauvera !
J’avais foi à ce moment précis. J’avais foi en cette chose si belle, si puissante, si… vivante. Alors pourquoi me suis-je mis à pleurer ? De mes yeux sortent mes fautes, coulent sur mes joues comme des coups de sabre. J’entends mes amis par delà le brouhaha du massacre. Ils sont là. Partout sur mon visage humide. Je pleure. Pour la première fois je pleure mes amis. Mon cœur est froid, mon âme vendue aux efrits et mon esprit se noie dans la tourbe. Je deviens la poix que j’ai juré de combattre. Et je pleure.
- Allons Brave-Ami, tu pleures ? Moi aussi je les entends. Pleure dans mes bras quelques instants, ou quelques éternité s’il le faut. Pleure comme les sources des rivières d’or, pleure comme le nouveau né. Tes sanglots ici ne seront entendu que de moi...
Mes sanglots résonnent longtemps dans la tour et dans ces bras. Chaque voix, chaque visage, chaque souvenir. Ils s’évaporent dans cet air chaud et sec. Dans mes yeux embués, j’ai lu dans le Styx et le Styx à lu en moi. Ô fleuve mélancolique j’irai bientôt me baigner à ta source froide. Bientôt, mais pas tout de suite, j’ai à faire. Je te promets Styx, je te promet Chaos, je te promets cerbère. Je vous promets camarades. Je vous promets.
Ses vêtements si doux, ma tête y repose. Il se tient droit, il me tient, moi, ma carcasse et tout le reste. Il se tient droit et je pleure.
Allons, allons. L’eau de tes yeux contenaient ton monde, il est normal qu’elles soient aussi lourdes. La guerre est finie, n’est-ce pas là ce que tu souhaitais ?
- Que faire ? Qui suis-je sans guerre ? Qu’est-ce que ce monde sans hommes en armes pour le conquérir ?
- Poses-toi d’abord la question suivante : pourquoi répondre à ces questions te semble-t-il si important ?
- Parce qu’elles me définissent, elles me donnent ma direction et la voie à suivre.
- La voie n’est-elle pas le chemin ? Pourquoi as-tu vécu comme tu as vécu jusqu’à aujourd’hui ? Qu’avait-il avant ces questions ?
- Avant ? il y avait le feu, le Chaos, la boue. Il y avait la guerre, grande forgeronne des tempéraments et des fraternités. Il y avait la dignité après la fureur, ces moments pénibles pendant lesquels nous quittions douloureusement nos frères d’armes en les enterrant. Puis il y avait les veillés, celles de campagnes et celle avant les batailles. Celles-là, je ne peux te les raconter, elles appartiennent à ceux qui les vivent. Il y avait quelque chose entre nous tous. Nous nous connaissions, comme toi tu connais les arcanes.
- As-tu pris le temps d'honorer une dernière fois tes compagnons ? Avant de partir ?
- Je n’y ai jamais pensé. Quand je me suis réveillé, le sol n’était qu’une mare de cadavres. Le sang avait remplacé l’eau, l’air était nauséabond. Comment aurai-je pu les enterrer ici ?
- En suivant ton cœur et tes idéaux
- J’ai fui, je sais, ne me le rappelle pas
- Alors tu sais ce que tu dois faire, voilà ta réponse.
- Quoi ? Tu veux vraiment que je retourne sur ce lieu maudit, ce lieu de ma honte ?
- Ce n’est pas moi qui l’appelle de mes pleurs.
- Hahaha, ça y est, les mystères de nouveau, les paroles étranges et les invocations aux vieilles puissances. Il est vrai. Je le veux, je le dois, comment pourrai-je être digne autrement ? Voilà ce que je veux, dire adieux à mes amis.
- Et ça, tu le savais déjà.
- Tes visions divinatoires sont toujours aussi limpides.
- Et pourtant tu es quand-même venu.
- Et pourtant, je suis quand-même venu et tu vas même me dire pourquoi, ai-je tort ?
Parfois, en de rare occasion, la flatterie prends avec lui, signe qu’il n’est pas encore tout-à-fait sage. Puisses-tu garder ça encore longtemps Bel-Ami.
- Parce que tu avais besoin de venir et de dire, tu avais besoin de pleurer et de cristalliser la pensée. Tu es venu pour donner corps à ta volonté, voilà pourquoi tu es venu, et voilà pourquoi tu viens toujours.
- Alors nous avons à faire, à incarner !
- Tu veux passer toute la journée dans une étude, le nez dans un traité de magie occulte ?
- Si je veux rendre hommage une dernière fois, je ne peux pas y aller comme ça. Nous vivions en uniforme, nous mourions en uniforme, je ne peux pas me présenter comme ça devant eux.
- Et depuis quand sais-tu coudre ?
- J’apprendrai, j’ai suffisamment passé au fil de l’épée, une aiguille ne devrait pas trop me poser de problème.
- Hahaha et modeste avec tout ça ! Tu n’as vraiment pas changé.
- N’oublie pas, je suis un hussard, le meilleur. Le plus flamboyant des jean-foutres. Mes sabres, ma verve et mon audace, je ne peux être réduit à moins !
- Il est vrai Brave-Ami. Va maintenant, tu trouveras bien une mercerie quelque part dans la tour.
- Et même si tu ne le sais pas, elle est là depuis toujours ?
- Exactement ! Mais ne te réjouis pas trop vite, tu n’y arriveras pas si facilement
- Tant mieux, j’ai à penser.”
***
Satanées cursives ! Pourquoi faire autant de parcours, de pièces, d’enchevêtrements. Il est peut-être érudit mais certainement pas architecte. Pourquoi tant d’études ? Des livres, des parchemins, des édits, des traités et pas une seule chronique de nos victoires. À quoi bon nous battre si les érudits ne lisent pas nos prouesses ? Et puis c’est une mercerie que je cherche, pas une bibliothèque. Pazuzu ! Pazuzu, où es-tu ?
“- Oui quoi ?
- Aide moi à trouver la mercerie dans tout ce fatras.
- Non
- Comment-ça “non” ?
- Non, je ne vais pas vous aidez à trouver la mercerie dans tout ce fatras
- Et pourquoi donc, faquin de malheur ?
- Hé bien, voilà pourquoi : si vous trouvez la mercerie, vous allez vous refaire votre uniforme, repartir sur les lieux de votre défaite, rendre votre dernier hommage à vos camarades et ensuite, soulagé de votre fardeaux, vous deviendrez heureux et libre.
- Et donc ? La suite galopin !
- Et donc, je ne souhaite pas que vous soyez heureux et libre, aussi je ne souhaite pas vous aider.
- Malfrat, j’aurais dû te tuer il y a bien longtemps déjà.
- Vous l’avez déjà fait maître, il y a bien longtemps de cela.
- Et pourtant, tu es toujours là.
- Les mauvais esprits ne sont pas si simples à faire disparaître maître, j’en suis bien désolé.
- Fiélon, tu ne me seras donc jamais utile !
- Et pourtant...
- Et pourtant tais toi ! J’ai trouvé ce que je cherchais.
- Comme quoi…
- Comme quoi tu m’es bien inutile. Tais-toi désormais et pars avec le vent mauvais.”
Pourquoi Pazuzu, oiseau de malheur, pourquoi me suis-tu ? Je me débarrasserai de toi un jour, d’une manière ou d’une autre. Enfin bref, la mercerie. Il y a là tout ce qu’il me faut : Les fourrures, les tissus, la laine, le feutre, les insignes, les broderies, les panaches. Tout ce qu’il me faut pour vaincre la peur. Tout est là. Tout est là mais je ne sais pas par où commencer. Si les choses sont biens faites, alors ce buste de mannequin me correspond. Ce magicien est toujours aussi plein de ressource. Déballer un uniforme percé de part en part, voilà ce qui me fait me souvenir de cette triste nuit. Ici le coup d’estoc de la lance qui me perfora l’épaule gauche et là, le trou d’une balle tirée pendant notre charge qui s'arrêta dans ma cuisse. La trace de boue sur l’autre jambe, elle vient de ma chute, juste avant que je ne m’évanouisse. Les autres trous parviennent peut-être d’autres campagnes, quelques coups d’épée recousus proprement. Eux ne me dérange pas, ils sont comme autant de trophées, des symboles de nos victoires. Certaines cicatrices sont faites pour être montrées, certaines seulement.
Avant toute bataille, il faut se renseigner sur le terrain : où est le mètre ?
***
Que faire ? Je peux aussi bien le réparer et le recoudre proprement. Puis le laver et lui faire retrouver sa gloire d'antan. Mais est-ce que je veux sa gloire d'antan ? Son passé hideux et magnifique, sclérosé et rayonnant. Non. Je ne peux pas être redressé. Je me présenterai devant eux comme dans leur imagination, avec tout l’apparat, droit, face aux soleils. Je me présenterai à eux invaincu, il le méritent. Cet uniforme, que dis-je, ces haillons, seront le patron des hardes de mon dernier voyage. Des fils, des aiguilles, du tissu et de la craie. Il y a là tout ce qu’il me faut, et il est temps de sonner la charge.
***
Qui aurait cru que faire un uniforme prendrait autant de temps ? je travaille toute la journée, à couper, recouper, coudre, assembler, tordre, plier, mesurer, remesurer pour enfin, recommencer. La pelisse et le dolman doivent être parfaits, tout comme la culotte : ce n’est pas une livrée dont j’ai besoin ! Je ne suis peut-être pas le plus grand général de l’histoire, mais je ne suis pas devenu un laquais non plus ! Je dois me perfectionner, encore. Mes doigts saignent mais je le dois. Encore et encore. Une question me taraude cependant : mon ancien uniforme était aux couleurs de l’empire, celui du Chaos, mais s’il n’est plus, quelles couleurs puis-je porter ? Les miennes ? C’est absurde, je suis un hussard de l’empire, je viens rendre hommage à mes frères d’armes morts au combat. Serait-il juste que je me présente à eux sans ces couleurs ? Non, ce serait du plus profond irrespect ! Il me méritent dans ma plus belle forme, celle pleine de panache, de fulgurance. Pour eux, je redeviendrai cet être légendaire et flamboyant. Pour eux, je deviendrai quelqu’un que je ne suis pas. Pour eux, une dernière fois. Ha ! couleurs ! je ne peux vous maudire mais je dois l’admettre, vous être bien plus lourdes à porter qu’autrefois.
J’ai le patron, les couleurs, que me reste-t-il à préparer ? plus grand chose. Alors demain je commencerai. Depuis combien de jours suis-je ici ? J’ai l’impression d’être prisonnier de cet uniforme. Non, je suis libre de ma quête. Je dois parce que je veux ! Ô Chaos, que ta grâce peut-être parfois difficile à percevoir. Le fil est là, le tissus aussi, tout comme le feutre, la laine, les ornements, les plumes. Il y a là tout ce qu’il me faut mais je crois être en train de connaître la peur. J’ai peur. J’ai peur de commencer. Aurais-je peur de coudre ? Hahahahahahah ça n’a aucun sens ! Et si ça n’a aucun sens, l’idiot qui habite ces lieux devrait pouvoir m’aider.
***
Aurais-je encore à le chercher dans cette satané tour ? Il doit être au calme, quelque part. Pour le retrouver, je dois me perdre, encore. Pourquoi, pourquoi magicien, pourquoi veux-tu toujours tout rendre terriblement tortueux ? Des marches, des couloirs, des salles, des balcons, pourquoi tant ? Voilà bien une tour dans laquelle mon cheval m'aurait été utile.
Là ! au bout du couloir, enfin ! Nimbé par les derniers sourires des Sols, il est là, perché au bord du vide. De son balcon blanc, il contemple, alors je me rapproche. Le zéphyr souffle tranquillement, il caresse mes joues et mes cheveux. Un frisson me parcourt. La journée se termine, je me laisse aller à mes respirations et sur la peau avide du désert, il dessine ses arabesques qui virevoltent, elles dansent ! Alors dans le ciel clair obscur, il lève sa main et d’un geste, il insuffle la couleur de l’éthéré à ses illusions mouvantes. Elles dansent, elles dansent ! Elles dansent et me font oublier la torpeur et le froid qui arrivent.
“- Oui Brave-Ami, que voulais-tu savoir ?
- Je...Je ne sais... plus ?
- Alors ce n’était pas important. Oublie sans crainte et regarde la nuit tomber.
- Elles dansent…
- N’est-ce pas là un magnifique spectacle ? Parfois, il faut mieux voir le beau et se taire. La création par le mot est un don du démiurge. Nous, nous devons nous taire.
Je ne sais plus. Elles dansent. Elles dansent et j’ai tout oublié. Peut-être ne me fallait-il que ça. Un soir pour oublier, un soir pour danser, un soir pour penser, un soir pour contempler. Le chaos de la guerre, les cris, le bruits des volées, j’ai aimé cela de tout mon être. J’ai aimé la guerre tant qu’elle ne m’avait rien fait perdre. Ai-je manqué de discernement ? Certainement. Mais je ne vais pas me morfondre. Nous avons bien vécu, nous aimions notre vie de campagnes et les ruines que nous laissions. Nous avons bien vécu et ces souvenir heureux valent bien plus que la gloire, les uniformes, les sabres et les honneurs. Avoir des histoires à raconter, là se trouve, je pense, le secret d’une vie sans regret, aussi devrais-je être heureux le jour de ma mort. Ça oui ! des histoires, des aventures, j’en ai à raconter, parce que je suis un brave et que je suis allé au combat. J’aurais gaspillé ma vie à faire autrement. Je suis malheureux mais je n’ai pas de regret. La guerre est ma prière, l’honneur, mon sacerdoce et mes frères d’armes, mes coreligionnaires. Un seul dogme, notre code d’honneur. Je peux sourire, je n’ai rien perdu de mon zèle. Je ne suis pas encore un jean-foutre fini ! Ô mes braves amis, je viens à vous avec l'orgueil de l’invaincu, la joie du brave et le cœur de l'assoiffé ! Ô oui mes amis, j’arrive et je reviendrai vers vous comme si je ne vous avais jamais quitté.
- Merci.
- Je t’en prie, tu es venu ici pour cela.”
***
Encore une nuit sans rêve. Ce n’est pas si grave, j’ai à faire. Bientôt mon habit sera fini et je partirai d’ici. L’aventure, une nouvelle campagne. La hâte me prend !
Ainsi, les couleurs ne changeront pas et elles seront fièrement portées. Je n'oublierai pas mes amis, les braves, j’oublierai l’empire ! Tant de fils, de broderies, de tours et de retours, mes doigts sont endoloris mais je sais ce que je fais. Je fais ça pour les bonnes raisons. Encore ! J’ai connu des retraites moins décousues que ça ! Une fois le dolman fini, je m’attaquerai à la culotte, puis à la pelisse.
***
Voilà une belle pièce de couture. Je n’ai même pas à la reprendre. Elle me va parfaitement. Quelques belles broderies, quelques ornements et le dolman sera parfait ! Mais combien de temps me faudra-t-il ? Broder, moi ? général d’un empire déchu, je suis devenu couturier. Le métier reste le même : trouer des choses avec une aiguille ! Quels motifs pour ce satané tissu ? voilà une question à laquelle un vrai couturier serai répondre. Je n’ai plus qu’à inventer, je crois. Que pourraient-ils évoquer ? Le Chaos ? la solitude, le souvenir ? Hum… Les motifs et les broderies doivent-ils signifier quelque chose ? L'héraldique et la symbolique des broderies d’uniforme de hussard existent-elles ? J’ose espérer que non. Il ne me reste plus qu’à recopier celles de mon ancien uniforme. Je vais en avoir pour un bon bout de temps. J’apprendrai, je vous le promets et je prendrai le temps qu’il faut pour le faire. Un mois, un an, une décennie s’il le faut, j’ai promis. Nous ne nous sommes pas battus en vain. J’apprendrai, je vous l’ai promis et je reviendrai vers vous grand et brave, j’ai promis !
***
Combien de temps suis-resté ici ? Je ne compte plus les jours. J’avance, certainement. Une ferveur nouvelle me porte, je pense à eux. J’espère qu’ils vont bien. Oui, je sais, ils sont morts et ne peuvent plus “être” grand chose. Je ne sais s’ils m’en veulent. À cause de moi, ils… J’ai échangé l’empire contre une charge de cavalerie… Hahahaha j’aurais fait un bien mauvais marchand. Je pense que moi aussi je suis un peu mort avec eux mais si ma vie pouvait s’échanger, ce qui n’est pas le cas, je pense qu’une aussi belle charge aurait pu faire l’affaire. Peut-être que c’est ça, le prix de l’honneur. À défaut d’une vie inmercantile, nous nous mesurons avec la mort comme degré de notre honneur… Non, mes amis ont eu peur et pourtant, je le sais, ils ont été tout aussi grand et brave que moi. Je devrai d’ailleurs plutôt dire que j’étais digne d’eux et non l’inverse. C’est ainsi donc, assis là dans une mercerie perdue en plein désert, perché au je ne sais combientième étage d’une tour d’argent et d'électrum que je prouve que l'honneur ne vaut une vie. Sinon, je serais mort. Il aura fallu que je devienne un peu couturier pour réfléchir à l’art de la guerre. On ne dira que même quand j’étais général, j’accordais beaucoup, peut-être même trop, d’importance à mon uniforme et qu’ainsi j’ai commencé à repriser ici et là celui des autres et qu’aujourd’hui je suis capable de m’en faire un. Il y a encore tant à faire, tant à broder mais le dolman sera bientôt fini. Il sera beau, je le vois déjà.
***
Pourquoi devrais-je couvrir de broderies ma culotte ? C’est idiot ! Un beau rouge vermillon devrait suffire non ? Je passais le plus clair de mon temps à cheval, à quoi bon décorer mes jambes ? je devrais me concentrer sur la confection plutôt que sur la réflexion. Je devrais faire une pause et voir ce à quoi le magicien passe son temps. Ma culotte attendra !
***
“- Pourquoi est-ce toujours aussi compliqué de vous retrouver Bel-Ami. Pourquoi vivre dans une tour aussi grande ?
- Je n’ai pas vraiment eu le choix, c’est la vie que j’ai choisie et à vrai dire, cela me plait. J’ai besoin de ces espaces. Savoir que pour les autres, c’est un calvaire et plutôt rassurant à mes yeux.
- Toujours des énigmes, hein ! On aurait dû faire appel à tes service pour coder nos communication pendant les campagnes.
- Tu me crois vraiment capable d’obéir aux ordres ?
Parfois, sa lucidité me frappe.
- Tu as raison, les choses simples et directes, ce ne sera jamais pour toi. Suivre un ordre n’est pas assez bien pour toi, c’est bien ça ?
- En d’autres termes, avec une explication en plus et avec un peu moins de condescendance. Mais oui, dans l’absolu, c’est juste.
- Maintenant que je suis là Bel-Ami, j’ai besoin de te parler. Je suis las de converser avec moi seul.
- Oh ! Et bien je prends alors ta venue et ta requête comme un compliment.
- Ne te méprends pas. Ici, je n’ai pas vraiment le choix du bougre à qui m’adresser.
- Si j’avais un peu d’égo, tu m’aurais peut-être blessé Brave-Ami. Mais je comprends, les hussards sont de merveilleuse compagnie à ce qu’on dit.
- Ne t’inquiètes pas. Ils vont bien, j’en suis persuadé. Mais passons, j’ai le cœur en fête Bel-Ami. La confection de mon uniforme avance à grand pas et j’ai de nouveaux objectifs dont je voulais te faire part.
- Tu veux rendre un dernier hommage à tes hommes, tes camarades, à tes amis parce que tu te sens responsable de leur mort. Aussi tu penses que c’est à toi, en bon général, de les rendre à l’honneur et au Chaos.
- Quoi ! Comment peux-tu déjà savoir ça ?
- C’est facile Brave-Ami : c’est l’honneur qui te guide, aussi le suis-tu.
- Je… Oui, évidemment mais de là à pouvoir prédire mes actes !
- Tu es un objet animé soumis à la force de l’honneur et uniquement à elle. Aussi ton chemin est tout tracé.
- Tu parles de moi comme si j’étais une chose sans pensée, sans volonté !
- Loin de moi cette idée. Tu as choisi ta motivation, ton idéal. Tu étais libre de le faire, aussi as-tu choisi l’honneur. Et maintenant, tu vis en poursuivant ton idéal. Tu es toujours libre d’ailleurs de choisir à nouveau et tu es même libre de le pas choisir.
- Penses-tu vraiment qu’un homme peut changer d’idéal ?
- Je crois qu’il y a certaines conditions qui peuvent aider à ce changement. Je crois ne pas savoir. Tu sais, je n’ai pas réponse à tout.
- Parce que si c’était le cas, tu serais comme un dieu, or, tu es un homme, et donc tu ne peux pas tout savoir.
- Dialectique simple, mais efficace. Ce n’est pas dans tes habitudes : d’où tiens-tu cela Brave-Ami ?
- J’ai appris à coudre.
Oui Bel-Ami, j’ai appris à coudre dans ton royaume, grâce à toi. Tu m’as donné le temps d’apprendre et pour cela, et pour tout le reste, je te remercie. Peut-être ne suivons nous pas nous même idéal Bel-Ami mais nous marchons ensemble sur la même voie.
- Hé bien ! Il faut croire que la mercerie contient autant de sagesse que la bibliothèque. Qui l’eût cru ?
- Pas moi ! je te l’assure.”
Nous continuâmes de discuter de tout et de rien encore longtemps mais nous ne dîmes rien de plus ce soir là. Pazuzu avait disparu, tant mieux. Je n’aurais jamais pu deviner qu’apprendre à coudre résoudrait autant de mes problèmes. Bientôt mes amis, bientôt. Je reviendrai à vous identique mais néanmoins meilleur. Je crois en ça. Je pense à vous et je crois en ça.
***
Encore quelques coutures et ma nouvelle culotte sera prête ! Presque trois mois déjà. Ma détermination n’est aucunement altérée. Je pense à eux souvent et à nous aussi. À cette belle culotte, j'accrocherai mon sabretache au vieille insigne dépoli puis après avoir affuté mon sabre de cavalerie, mon khopesh, mon glaive et mon katana, je partirai en direction du lieu de la bataille des terrasses. Je suis heureux.
***
“- Bel-Ami, j’ai fini. Enfin, mon nouvel uniforme est prêt !
- Excellente nouvelle. Que comptes-tu faire désormais ?
- Prendre un jour ou deux de repos, mes doigts me font mal. J’ai des difficultés à tenir correctement mon sabre et ça fait longtemps que je ne me suis pas entraîné. Oui, quelques jours de repos ne seront pas de trop. Même si j’ai hâte de lever le camps, je te l’avoue
- Ne t’inquiète pas pour ça, je comprends bien et tu n’es pas vraiment un casanier, ça doit de manquer.
- Tout me manque Bel-Ami, tout ! Mon cheval, la guerre, le chaos des batailles, la peur, l'épuisement, la rage de la victoire, tout cela me manque. Mais ce qui me manque le plus, tu le sais bien, ce sont mes camarades, mes frères d’armes, mes pairs et eux ne se trouve ni en dehors, ni en dedans.
- Et pourtant, tu partira bientôt les chercher.
- Et pourtant, je partirai bientôt les chercher. Dans le sang et dans la boue, j’irai !
- Alors, si tu es décidé, repose-toi, profite d’un dernier bain, d’un dernier thé chaud et d’un dernier repas ici. Je m’occupe du reste, de tes armes aussi. Fais la paix avec ton esprit, dors et pense…
Il m’adresse un clin d’oeil, fait suffisamment rare pour être remarqué.
… Tes soucis, je les règle avec quelques formules, considère cela comme un cadeau d’au revoir. En attendant, buvons un peu, réjouissons nous ! N’est-ce pas là un moment heureux ?
- Et pourquoi pas après tout, je ne pourrai plus faire ça dans quelques jours, autant en profiter. Mais il n’est pas un peu tôt pour de telles réjouissances ?
- Un hussard qui a peur d’attaquer tôt le matin ? Quel comble ! hahahaha.
- Tu te moques comme les satanés rouges hahaha. Tu sais que j’aime le bruit des canons et finir comme un boulet rouge. Verse la Bérézina !
- Je te reconnais bien là Brave-Ami hahahaha et voilà la première volée !
Il est étrange pour un hussard de lever le coude ailleurs que dans une auberge un peu minable, sans ses camarades. Je ne suis pas dans ma caserne, ni dans une auberge, ni en campagne et pourtant… Et pourtant, je ne comprends pas cette sensation. Serait-ce du bonheur ? là en cet instant ? sans camarades, sans la boue ni le sang, sans le combat qui galvanise mes muscles et mon esprit ? rien de tout cela et pourtant, je me sens bien. Et dire que je n’ai pas encore bu !
- Feu ! ”
***
Arf… ma tête… mon corps… De l’eau, vite ! Ouvre toi maudite carafe. Je sais que c’est lui qui l’a posée là. Il a bien l’habitude de tout prévoir, c’est plausible. La voilà vide ! ça, il ne l’avait pas prévu ! Quoi ! j’ai à peine tourné ma tête que quoi... c’est impossible. Je ne vais pas m’en plaindre ! une deuxième rasade ne me fera pas de mal. Il est fort ce bougre, encore, vite ! Combien de temps ai-je dormi ainsi ? Pwaaaa je pue l’alcool, un bain ! Ce sera le dernier avant longtemps, Ce sera le dernier avant longtemps, autant en profiter. Juste un dernier bain !
***
Cette salle m'étonnera toujours autant. Comment en plein désert peut-on avoir un tel prodige. Les bulles de vapeur semblent dodeliner tranquillement, comme si elle n’avaient pas à rejoindre le sol, parfois un peu de fumée colorée s’échappe mollement, à peine plus vive que la bulle qui elle continue sa lente sama dans sa nouvelle robe. Pourquoi Bel-Ami s’entoure-t-il de tout ça ? Et puis il y a cette grande cuve en cuivre, vu sa couleur. Pourquoi est-elle gravée ? Est-ce lui qui a fait ça ? D’où vient-elle ? Jamais je n’ai vu pareils bains, et pourtant j’ai voyagé ! Pas dans les bons endroits il faut croire… Et puis pourquoi par tous les diables tant de savons hahaha. Il y en a pour un corps entier ! Il ne tiendrait même pas une semaine en campagne, il a trop de manière pour la guerre hahaha. Tâchons tout de même de profiter de son trop plein de bon goût, on ne peut pas nier que ce soit agréable.
***
Combien de temps pourrais-je passer dans ce bain ? Rien ne m'oblige à en sortir. Je pourrais rester là indéfiniment. Je pourrais même mourir ici si je le voulais, noyé dans un bain. Je le peux. Je ne le ferai pas, mais je pourrais. Quelle étrange sensation, quelle étrange… angoisse. Je bulle et pourtant je bous. L’eau est claire, ma quête, que dis-je, mes amis m’attendent. Tout est là, tout est prêt. Tout n’a plus qu'à se mettre en branle, sur mon ordre. Je suis mon propre , je ne peux m'empêcher de rire, propre général à la tête de mon propre corps ! Hahaha je suis trop heureux pour mourir aujourd’hui. Ce bain là ne sera pas ma Bérézina, pas aujourd’hui braves sapeurs, pas de radeaux de fortune. Aujourd’hui nous suivrons nos couleurs, nous chanterons nos hymnes et nous raconterons nos victoires ! parce qu’aujourd’hui, nous partons en braves. Aujourd’hui, je ne suis pas seul !
***
Je regarde mon uniforme depuis des heures déjà. J’ai eu le temps de sécher. Ma peau à l’air libre est parcourue de petites fissures blanches, résidus de savon. Alors je les frotte est elle disparaissent. Mon nouvel uniforme lui est toujours là. Bizarrement inflexible sur le mannequin. Ce n’est pas un uniforme, c’est une armure et elle est magnifique. L’espace d’un instant je me retrouve nu, sans serviette. Mon corps est un zellige de cicatrices. Des plombs, les coups d’estoc, de taille. Mon corps en est imbibé. Ils sont en moi, il me rendent dignes et marquent mon courage. Ils sont les preuves, ils font parti de moi, le résultat de ma vie, de mes choix. Ces cicatrices sont les miennes, je ne peux les faire disparaître et je ne dois pas les oublier.
Il est grand temps que je l’enfile. Quel comble, mon plus bel uniforme me sera donné après une défaite, alors que l’empire n’est plus. Ha ! ma carrière militaire aura donc été une vaste farce hahaha. Tout ça pour ça ! Les ruées, les cavalcades, les danses avec la mort, sabre en main, tout ça pour recevoir son plus bel hommage de sa propre main. Quel jean-foutrerie là dont je suis digne. Que je me trouve une chemise propre et un caleçon. Je repartirai d’ici totalement neuf. Et voilà ! Encore un cadeau de Bel-Ami je suppose. Bel-Ami ex-machina hahaha ! Quel bougre celui-là aussi. La rouge culotte me va parfaitement, elle est ni trop longue, ni trop large, ni trop serrée, la laine n’est ni trop mince, ni trop épaisse. Elle est parfaite ! Maintenant, le dolman, ajusté comme il se doit ! J’avais oublié à quel point c’était cintré mais celui-ci est bien plus léger sans les galons et ces fioritures. Quelques noeuds auront suffit, il est loin le temps où nous devions nous faire beaux pour Guerre et Mort. Je n’ai plus personne à effrayer. Et pour finir, la plus belle pièce de n’importe quel uniforme, quelque soit l’empire, l’ère ou le plan : la pelisse. Belle canaille qui m’a évité bien des ennuis dans bien des campagnes, surtout de nuit. Mais trêve, oh le vilain mot, de souvenirs glacés. Me voilà revêtu de rouge, de noir et d’or, comme à la belle époque. Rha, je sens le vieux frisson des batailles. Vite, mon sabre. Que dis-je, mes sabres. La hâte m’envahit, je ne saurai dire pourquoi, une force, une joie puérile et idiote me galvanise sans crier gare, à la hussarde ! À nouvel uniforme, nouvelle campagne. Tant d’heures passées assis à se pique les doigts, à reprendre et repriser.
“- Tu n’as pas l’impression qu’il te manque quelque chose ?
- Bel-Ami !? Depuis combien de temps es-tu là ?
- Hahahaha rassure-toi, je viens d’arriver pour te voir béa. Alors, tes doigts sont-ils semblables à ceux des fées ?
- Hé bien il faut croire que oui ! Regarde ça ! il est impeccable !
- Sans doute, mais aussi incomplet !
- Que racontes-tu là Bel-Ami ? un dolman, une pelisse, une culotte ! Tout est là !
- Et le sabretache ? Et les gants ? Et les bottes ? Et ton shako ?
- Je prendrai les anciens, ils sont encore en bon état.
- “À nouvel uniforme, nouvelle campagne”
- Justement Bel-Ami. Ce n’est pas même chose que contraposée et réciproque, ce n'est tout de même pas moi qui vais d’apprendre ça ! En aucun cas ça ne veut dire “À nouvelle campagne, nouvel uniforme”
- Hahaha, il est vrai ! Mais quoi qu’il en soit, tu auras du mal à les prendre avec toi !
- Et pourquoi cela ?
- Parce que Pazuzu est parti avec...
- Quoi ! Faquin, le fils d’Albion !
- Il faut croire qu’il n’a pas apprécié ta résolution retrouvée.
- L’ordure, je jure sa mort ici et maintenant !
- Calme toi Brave-Ami. Ta colère est inutile ici, garde-la pour la prochaine fois que tu le verras.
- Je jure que ce sera la dernière. Il m’a assez emmerdé jusqu’ici !
- Allons, allons. Tu n’as pas à t’en faire. Comme je t’ai dit, je m’occuperai du reste.
- Tu es en train de me dire que tu le savais et que tu ne m’as rien dit.
- Disons que le bougre à un talent certain pour la tromperie et la dissimulation.
- Comme quoi, le meilleur endroit pour commettre un crime, c’est bien dans le panoptique…
- Par contre c’est aussi le meilleur endroit pour obtenir réparation. Tiens, voilà pour toi. J’ai un peu cherché dans mes réserves, tu as de la chance, j’ai trouvé quelques artefacts qui remplaceront à merveille ce que l’on t’a subtilisé.
- Ha ! encore une pièce remplie de magie et de trésors dissimulés.
- Je suis un initié, ne l’oublie pas, accumuler le savoir et étudier sont mes prérogatives, aussi ai-je besoin de sujets d’étude ! Tiens voilà un sac sans fond et sans insigne. Je suppose que tu n’en as pas en réserve ?
- Un sac sans insigne ? Je ne peux décemment pas porter ça ! Comment saurais-je que c’est le mien ? Un hussard, un sabretache !
- Par les dieux, on s’en fout Bel-Ami. Tu es le dernier hussard de l’empire et tu t’inquiètes de quelques signes de ta vie passée ! La peste soit du fat ! Il est dans fond ! Sans fond Bel-Ami, qu’importe du reste !
- Pour moi il sera sans insigne avant d’être sans fond ! Mais merci, je prends, même si je pari que j’aurai l’air d’un idiot avec ça sur le dos !
- Passons, veux-tu ? Voilà une paire de gants et de bottes. Elle sont toutes les deux neuves. Je n’ai rien trouvé d’autre alors avec quelques formules de mon cru, je les ai créées. Tu peux me faire confiance, je suis peut-être mauvais cordonnier pas plutôt bon invocateur. Les voilà ! Elles sont à toi !
- Merci Bel-Ami, tu me sauves la vie, encore une fois !
- C’est comme ça, je n’y peux rien. Si je n’ai pas mes propres amis, alors qui puis-je aider ? Tu n’as pas encore vu le meilleur, viens ! Je te réserve encore quelques surprise ! Suis-moi.
- Quoi ? Tu m’as déjà couvert de présents comme si j’étais un nouveau né. Qu’as-tu encore à m’offrir ?
- Mes invités ne reparte jamais les mains vides, je te dis. Or ce que je viens de te donner n’est que réparation pour les affaires qui t’ont été volées. Il est temps pour moi de t’offrir un vrai présent, quelque chose que seul moi peux t’apporter. Viens donc et cesse un instant de poser des questions, tu vas finir par me ressembler.
- Hahaha ! Loin de moi cette idée et cette envie. Ouvre donc la voie, j’arrive !
- Prends tes affaire et rejoins moi en bas !”
Je me demande bien ce qu’il va me donner cette fois. Il est trop généreux, trop aimable ! Peut-on être trop gentil ? Hummm… Pas lui. Il sait trop de chose sur la nature et notre genre. Alors m’offre-t-il tout ça à visée ? Impossible, il n’est pas de ces rats. Alors quoi ? Que caches-tu Bel-Ami, dans quels abîmes cherches-tu à m'emmener ? Aurais-tu, toi aussi, besoin d’aide ? Comme nous tous ici finalement. Toi le sage, le discret, le sobre, le mesuré, toi, tu serais comme les autres ? Appelant à l’aide, seul. Serais-tu toi aussi flottant dans tes propres limbes. Que caches-tu Bel-Ami, que caches-tu ?
***
“ - Tu en as mis du temps pour descendre, tu t’es perdu en chemin ?
- Quel humour Bel-Ami ! Non je réunissais mes dernières affaires avant de partir. Je te lègue mon ancien uniforme. Il te sera plus utile qu’à moi désormais. Conserve le comme il se doit, il fait parti de l’histoire du monde maintenant, il appartient du passé.
- Une véritable oeuvre d’art à en croire tes mots.
- Respecte un peu l’habit et son ancien propriétaire. J’ai souffert plus que de raison en portant cet uniforme. Je te le donne parce que j’y tiens. Considère ça comme une marque de confiance, mais aussi d’amitié.
- Alors je m’en montrerai digne.
- C’est ce qu’on attend de son propriétaire !
- Passons aux choses sérieuses, Brave-Ami. Tu vas partir. Ton uniforme est neuf et propre, tes lames affutées, les voilà, ton corps lavé et cicatrisé. Tu vas partir dans le désert, puis dans les plaines, les plateaux et les montagnes et que sais-je encore. Nombre de dangers et de rencontres croiseront ta route. Ton voyage sera long et toujours incertain, aussi dois-je re rendre un dernier honneur, un honneur de ton rang, ou plutôt de ton grade.
- Accouche Bel-Ami, j’aurais déjà eu le temps de charger 10 fois pendant ton discours
- Hahahaha, toujours aussi volontaire, je vois, je vais faire court !
Jamais claquement de doigt n’aura eu autant d’effet sur moi. Une lueur ocre enroba sa main, un instant, comme ça, comme un coup de feu. Et voilà qu’apparut un cheval ! Une cheval né des flammes, bleu et pourpre, robe pour le moins inhabituelle et aux crins argentés. Un cheval d’ailleurs, éthéré, comme toutes les invocations. Un Cheval ! Son dernier cadeau était un cheval qui se présentait là en selle d’arme et prêt à tout !
- Je ne sais quoi dire…
- Alors ne dis rien Brave-Ami et monte dessus ! Voilà une pierre d’invocation. Pense au cheval en la tenant dans ta main et l'utiliser. Garde la précieusement, comme le souvenir du temps que tu auras passé ici !
- Je…
- Grimpe, allons bon ! Le temps presse. Il ne reste plus qu’à attacher ton barda, tes lames et quelques vivres et tu pourras partir l’esprit tranquille.
- J’ai déjà l’esprit tranquille Bel-Ami, mais je vais quand même prendre quelques vivres avec grand plaisir.
- Passe moi ton sac sans fond, je reviens !
Et dans un soupir de vapeur, il disparu. C’est absurde. Il peut voler, changer de plan, invoquer des créatures du fin fond de l’infini, mais il ne peut pas remplir un sac de vivres avec de la magie et quand…
- Me revoilà ! Et bah oui, je peux utiliser ma magie pour tout. Si j'invoquais de la nourriture, elle pourrait disparaître après plusieurs jours. Tu aimerais découvrir, comme ça, au milieu de nulle part, que ta nourriture a disparu ? Je ne pense pas ! Là au moins, avec de véritables denrée correctement séchées, j’ai pas de soucis à me faire pour toi ! La magie, peut-être ! Mais il faut bien manger tout de même !
- Je déteste quand tu fais ça.
- Je sais mais ça ne marche qu’à quelques lieux. Quand tu seras parti, je ne pourrais plus faire ça !
- Et c’est bien la seule bonne nouvelle de mon départ. Longtemps tu resteras dans mes pensées Bel-Ami. Merci pour tout. Je ne sais pas si nous nous reverrons alors sache que je t’aime et que tu as sauvé ma vie de hère: je te dois beaucoup.
- Alors tu ne peux pas disparaitre si tu m’es redevable. Et celà signifie donc que nous nous reverrons, alors ne t’épanches pas en adieux Brave-Ami, ce ne sont que de simples aurevoirs.
- Parfois, ta certitudes et ta confiance… m'effraient.
- Tu n’as rien à craindre et tout à vivre ! Je te dis tout cela parce que j’ai confiance en toi, non en l’avenir. Lui est trouble, incertain, mais toi Brave-Ami, tu veux trancher les épreuves d’un coup de sabre et je ne connais pas de meilleur épéiste que toi, voilà tout !
- Hahahaha ! Les flagorneries du départ ! Encore !
- Toujours Brave-Ami, toujours. Je souhaite simplement te revoir, vivant !
- Je ne peux rien te promettre. J’essaierai !
- “Essayer” n’existe pas. Peux-tu “essayer” une charge. Peux-tu “essayer” une bataille. Peux-tu même “essayer” une vie Brave-Ami ?
- Hum, toujours à philosopher ? À rendre belle cette vallée de larmes. Peut-être devrais-tu au moins “essayer” de vivre autrement.
- Ha ! Ne sois pas si amer. Je tiens à toi même si nous devons nous quitter. Tu me connais, je n’ai que quelques tours dans mon sac et à peine plus de conseils à dispenser. Je ne sais rien de la guerre, des batailles et coups d’estoc et des parades. Te suivre signifierait ma mort, et donc, puisque je crains pour moi, je crains pour toi.
- Jamais personne ne s’est inquiété pour moi Bel-Ami. C’est justement pour ça que je suis devenu un hussard.
- Et c’est bien pour cela qu’aujourd’hui tu es libre.
- Je suis libre, ou tu me laisses partir ?
- Vilain maraud hahaha ! Comment oses-tu ! Et c’est moi qui philosophe tout le temps hein ! Haha ! Tu es libre Brave-Ami. Tu l’as toujours été. Voilà pourquoi tu es un hussard. Toute autre explication ne saurait être juste.
Il n’avait pas tort, le bougre. Je ne peux que sourir maintenant. Sourir et chevaucher vers les soleils.
- Encore merci Bel-Ami.
- De rien Brave-Ami. Fais bon voyage et reviens moi vivant.
- Avec plaisir. Laisse moi un peu de temps et à mon retour, je te raconterai mes aventures.
- J’ai hâte ! Va maintenant.
- Prends soin de toi, de tes livres et de tes machines. Hue… il me faut un nom pour ce canasson…
- Tu as tout ton trajet pour en trouver un. ”
Je me suis retourné une dernière fois. Je lui ai donné un dernier salut. Il me l’a rendu, nous sourions tous les deux, même si nous étions un peu amer. Nous nous retrouverons Bel-Ami, je le sais, j’en suis sûr. Je devais partir, alors je pars.
***
Le vent caresse doucement mon visage. J’ai chaud, mais je chevauche. Toujours tout droit, vers cet artefact de mon passé, ce souvenir. C’est le bon moment pour fumer. Ha ! Faquin de Pazuzu, il ne m’a même pas laisser ma pipe !
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