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J’ai toujours aimé te regarder dormir.

Dès notre première nuit passée ensemble, je me suis surpris à rester éveillé pour avoir la liberté de t’observer durant cette douce étreinte avec Morphée. J’ai toujours pensé que regarder quelqu’un dormir, c’était regarder vivre son subconscient. Les mondes que tu visitais, les rencontres que tu y faisais, les sentiments qui t’habitaient, tout cela je le vivais avec toi. Tu ne le savais pas, je ne te l’ai jamais dit. C'est un secret que je gardais pour moi ; celui de mon amour constant et indéfectible. Même après la pire des disputes, je ne pouvais pas t’en vouloir. Si je t’en voulais, te voir dormir balayait en un souffle les défauts les plus insignifiants que tu pouvais avoir. Durant tes voyages, ton âme mise à nu se révélait à moi et alors je sentais que je te comprenais pleinement. C’était un cadeau que tu m’offrais. Un cadeau si précieux qu’il m’était possible de tout te pardonner, parce que je savais. Je te connaissais par cœur, je te connaissais tout entière. Chaque nuit depuis douze longues années, je t’ai regardée dormir avec la même curiosité, le même frisson, la même passion que les nuits précédentes. Je ne dormais guère moi-même, mais je n’ai jamais eu besoin de beaucoup de sommeil. Ton repos était le mien.

Ce soir, le frisson est plus fort que jamais. La curiosité me dévore de l’intérieur. J’aimerais pouvoir te réveiller et mettre fin à ce désir qui brûle au fond de moi, dans l’attente d’assister à ta prestation nocturne. Seulement, je ne peux pas. Ton corps, paisible et inerte, est bien trop beau pour tenter quoi que ce soit.

Ce soir, tu es nue. Tu aimais la liberté que cela te procurait mais ces derniers temps, le froid, par ses assauts répétés, t’en privait. Étendu aux côtés de ton corps dénudé, mes nuits n’en étaient que plus exaltantes. Il m’était alors possible d’étudier tes expressions, chaque parcelle de ton corps au moment exact où il s’animait dans le clair-obscur de notre chambre, la lune pour seule confidente. C’était une expérience des plus troublantes. Toutes ces années, j’ai assisté avec assiduité et émerveillement à l’éveil de ton intimité. Nuit après nuit, je me suis enivré de ces instants privilégiés à ton insu. Tu ne le savais pas, je ne te l’ai jamais dit.

Ce soir, j’y prends plus de plaisir encore, car c’est la dernière fois. C’est la dernière fois que nous nous voyons. C’est la dernière fois que je te verrai aussi pure, aussi simple et aussi fragile que tu ne l’es à présent. C’est la dernière fois que je te verrai aussi vivante et aussi désirable que tu ne l’as jamais été. Car ce soir, c’est la dernière fois.

J’ai toujours aimé te regarder dormir, et cette nuit encore je suis resté éveillé.

Je caresse ton corps d’une main fébrile. Tu ne te réveilleras pas à ce contact, tu ne l’as jamais fait. Mes doigts sur ta peau recouvrent la douceur du coton égyptien de notre lit nuptial. Ta chevelure noire et soyeuse, coulant sur tes épaules, définit avec soin le contour de ton visage juvénile. Un visage rond et plein, au teint lumineux, qui éclairait tes grands yeux noirs et sombres. Ton regard, je l’ai toujours connu ainsi. Dans tes yeux en amande ne subsistait aucun éclat, même lorsque ton cœur était en joie, comme s’ils percevaient toute la misère du monde. L’un de mes doigts s’arrête à la commissure de tes lèvres charnues et retombe sur ta lèvre inférieure, dessinant sur ta bouche cet air impatient, même endormie. Je poursuis le tracé minutieux de ton corps et parviens jusqu’à ton cou fin et anormalement court, toi qui étais si grande. Je descends jusqu’à ta poitrine sans oser toucher tes seins que tu considérais, à tort, comme deux protubérances aux formes disgracieuses. Pour toi, ils portaient le sceau de la maladie, pour moi ils symbolisaient le combat d'une vie. Pris d’un léger tremblement, mes doigts entrent en contact avec tes hanches, ton ventre passablement arrondi, et cet autre, que je ne connaîtrai pas.

Je pose ma tête sur le bas de ton ventre et m’enivre de ton parfum qui disparaît déjà. Mes yeux scrutent avec attention une vallée silencieuse. Ton sexe, tes cuisses, tes genoux, tes jambes, tes pieds. Ce paysage, jadis accueillant et familier, semble soudainement éteint. Je ne sens plus rien. Je ne vois plus rien. Je n’entends plus rien. Tout est calme et froid. Les mondes se sont évanouis. Est-ce bien ce corps que j’ai connu ? Est-ce bien la femme que j’ai aimée ? Ton essence s’évapore et avec lui les frêles fantômes de ces nuits d’ivresse. Je me redresse et te contemple. Je photographie dans mon esprit cette ultime image de toi telle que je t’ai connue, car c’est la dernière fois. C’est la dernière fois que nous nous voyons. C’est la dernière fois que je te verrai aussi pure, aussi simple et aussi fragile que tu ne l’es à présent. C’est la dernière fois que je te verrai aussi vivante et aussi désirable que tu ne l’as jamais été. Car ce soir, c’est la dernière fois.

J’ai toujours aimé te regarder dormir, et cette nuit j’ai du mal à continuer.

Je presse ta main froide contre ma joue et frissonne à son contact. La réminiscence des caresses échangées apaise un instant la douleur de la séparation, mais déjà ton absence me consume. Je ne parviens pas à me détacher de ce corps enlacé tant de fois. La joue posée contre ta poitrine, je m'abîme dans les vestiges de cette vie passée à tes côtés. La tendresse de nos premières étreintes, la passion de nos nombreux ébats, la violence de nos altercations refont surface et me submergent d'une douce chaleur. Je crois sentir encore le frémissement de ta peau découverte tressaillant sous la brise fraîche des soirs d'automne ; saison où tout meurt pour mieux renaître. Mais toi, me reviendras-tu ?

J’aimerais te garder avec moi. Revivre les plaisirs que m’offrait ton corps. Seulement ce soir, ce n’est plus toi. Seule demeure cette enveloppe de chair, insipide. Cette viande sans parfum, ni saveur. Cette carcasse de tissus adipeux. Désormais, il ne s’agit plus de nous. Cette main, si tendre autrefois, se raidit autour de ma lame, indifférente à notre passé. Impitoyable, tranchant à vif la toile de ta vie, elle écharpe les fragments survivants de ton existence. Insensible, elle te vide de toutes substances. Les éclats de rire chantant à mes oreilles, les sanglots trempant mon épaule, les cris transperçant mon cœur ; ton être m’éclabousse au visage alors même que le fer, froid et affûté, équarrit ta robe sombre et stérile. Une brûlure à l’acide ne pourrait m’être plus pénible et pourtant, poussé par cette irrépressible envie de te posséder encore une fois, je poursuis ma besogne dans les profondeurs nécrosées de ce pays déserté.

J’ai toujours aimé te regarder dormir, et cette nuit c’est la dernière fois.

Tout semble si loin déjà. Celle qui jadis embellissait mes jours de ses robes aux couleurs de printemps, relevait les arômes des lys et des lilas, incarnait la plus belle des allégories. Ô belle Amour ! Je te revois sur ce petit banc de marbre, penchée sur un livre les jours de grand soleil. Tu ne faisais guère attention à moi, triste personnage d'un récit oublié. Puis arriva ce premier regard, celui par lequel tout commence. Ce jour sacré où l'attention que tu portas sur l'ombre que j'étais, me conféra une existence propre. Invisible jusqu'alors, je naquis à tes côtés, ravi par ta beauté, nourri par ton esprit, abreuvé de tes mots…

Il ne me reste plus que le silence. Seul, je dépéris.

Pardon. Surtout, ne m'en veux pas. Je m'accroche inlassablement au peu qu'il me reste de toi. À ce qu'il reste de moi. Qui suis-je si tu n'es plus à mes côtés ? À mesure que tu t'éloignes, je sens ma jeunesse s'envoler, ma mémoire s'étioler, mon coeur s'arrêter, la vie me quitter. Tout n'est déjà plus. Nous n'est plus. No us. Il n'y a plus que moi…

Que reste-t-il alors, sinon ce temps présent, qui glisse à reculons, vers ce qui fut jadis ? Pourtant je ne te vois pas. Je ne te sens pas. Je ne t'entends pas. Reviens… Car ce soir, c’est la dernière fois.

J'ai toujours aimé te regarder dormir, et cette nuit tout est terminé.

Adieu toi et moi. Pourrais-je un jour retrouver le sommeil ? Ton monde était le mien et sans toi, je ne sais plus où aller. Il ne subsiste plus que le souvenir évanescent de tes lointains rivages. Je retrace de mes mains fiévreuses et assurées les routes de tes terres disparues. Là, est ma seule consolation. Cette tâche si délicate, je ne pouvais la laisser à nul autre que moi. Mes confrères ne l’ont pas compris. Et comment le pourraient-ils, eux, ignorant tout de ta nature prodigieuse ? Oui, pareille féérie nécessite le travail d’un orfèvre, d’un virtuose, d’un magicien. À cette seule pensée, cette douce chaleur que je croyais disparue me parcourt de nouveau. Il me faut pourtant me résigner. Je ne peux te retenir plus longtemps. D’un dernier baiser je t’abandonne à ta barque cendrée, couverte du linceul de notre amour.

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