Chapitre 1 : Un mariage ?!

9 minutes de lecture

Quelque part en France au domaine Deroy, 1757

— Tu te marieras que tu le veuilles ou non ! 

Les paroles de ma mère me font l’effet d’une gifle si violente qu’elle me coupe le souffle, et manque de me faire tomber sur le sol aussi dur et froid que son ton.

À ma grande surprise, il s’avère relativement moelleux ; j’atterris sur le fauteuil qui se trouve par miracle juste derrière moi.

Agacée, elle agite son éventail nerveusement tandis que j’essaye de reprendre mon souffle aussi aisément que mon corset me le permet. Un tourbillon d’émotions m’assaillit en passant de l’incrédulité à la fureur. Ne sachant comment les contrôler, je me contente de serrer et desserrer compulsivement ma poigne sur les accoudoirs du fauteuil, à peine consciente du froissement de l’étoffe de sa robe qui tourne en rond dans ma chambre.

Elle finit par s’asseoir sur le lit en lâchant un soupir las.

— Je sais qu’on a eu cette conversation des centaines de fois, commence-t-elle le ton adouci. Je sais aussi ce que tu penses de tout ça, mais il faut que tu comprennes que tu ne peux pas te permettre de vivre comme bon te semble sans te soucier des conséquences. Malheureusement, notre condition de f... 

— De femme ne nous le permet pas ! C’est ça ?! m’exclamé-je en me relevant d’un bond.

Furibonde, je me mets à mon tour à tourner en rond.

— Si papa était encore là, il n’aurait jamais permis une telle chose ! Tu te rends compte de l’effet que ça me fait ! 

À bout de souffle et les larmes aux yeux, je dois m’arrêter pour rependre ma respiration.

— Saleté de corset !

Je gesticule comme un asticot en tentant de desserrer furieusement les lacets. Une fois délivrée de mes entraves, l’air s’engouffre enfin librement dans mes poumons.

— Chérie, je sais que… 

— Non ! Non, tu ne sais pas… Toi tu as eu la chance d’avoir le mariage de tes rêves avec l’homme de tes rêves. Pourquoi tu me fais ça ? Tu avais promis à papa ! 

Désespérée, je laisse mes larmes couler à flots sur mes joues.

À travers mes yeux embués, je vois ma mère me regarder avec tristesse, voire même avec un semblant de compassion. C’est la meilleure !

— Ce n’est pas vraiment comme ça que ça s’est passé… Et puis, la situation a changé maintenant, dit-elle en venant me masser les épaules.

Enragée, je ne relève même pas ce qu’elle me dit et continue de pester dans un langage bien fleuri qui manque de la faire tourner de l’œil.

— Marina ! Un peu de tenue, je te prie ! On dirait que tu n’as reçu aucune éducation. 

Elle recommence à s’éventer comme si elle était prise d’une soudaine bouffée de chaleur. Peu ravie de ma réaction, elle retourne se rasseoir sur mon lit en lissant sa robe. Puis, en prenant une grande inspiration pour canaliser sa colère, elle finit par reprendre calmement :

— Tu as 18 ans et tu t’obstines à rejeter toutes demandes en mariage sans laisser la moindre chance à qui que ce soit de faire ses preuves. Ta soif de liberté te perdra. À ton âge, tu ne peux plus te permettre d’attendre. 

Elle esquisse un geste dans ma direction mais abandonne l’idée quand elle croise mon regard noir et se dirige vers la porte.

— Repose-toi un peu. Nous reprendrons cette discussion lorsque tu seras calmée. 

Après un dernier coup d’œil vers moi, elle quitte la pièce en refermant la porte derrière elle.

Une fois seule, j’arrache littéralement ma robe et la jette sur le sol. J’ai besoin de prendre l’air ! Oui, une bonne promenade avec Tempête m’aidera à me détendre.

Je me dirige vers ma commode et en sors une robe plus courte, bien plus courte que la bienséance le permet, mais tellement plus confortable pour monter à cheval.

Après m’être assurée que personne ne rôde dans les couloirs, je quitte ma chambre à grands pas, enfile mes bottes, et m’éclipse de la maison en courant avant qu’une certaine personne ne tombe à la renverse en voyant ma tenue scandaleuse.

En arrivant sans embûche aux écuries, je salue chaleureusement Joseph, notre palefrenier.

— Joseph, pourrais-tu seller Tempête, s’il te plait ? 

— Tout de suite, Madame ! 

Habitué à mes excentricités, Joseph ne relève même pas mes choix vestimentaires et se met à la tâche.

Quand on y pense, après dix longues années passées à mes côtés, plus grand-chose ne devrait arriver à le choquer dorénavant.

À l’époque, il n’était qu’un jeune garçon de treize ans sans famille ni maison.

Mon père l’avait rencontré lorsqu’il s’était mis en tête de m’acheter mon propre cheval pour mon 8e anniversaire. Sur les bons conseils de Joseph, il avait jeté son dévolu sur un cheval brun doté d’un tempérament fougueux.

— Difficile à apprivoiser dis-tu, mon garçon ? Ce cheval est parfait pour ma fille ! 

En riant, il avait tapoté affectueusement la croupe de la bête en lançant un coup d’œil sur les vêtements crasseux du petit garçon, ainsi que sur les bleus qui recouvraient ses avant-bras osseux.

— Que penserais-tu de rejoindre la famille en tant que palefrenier, mon petit ? Tu serais correctement nourri, logé et, bien entendu, traité avec respect.

Y voyant l’occasion rêvée, Joseph accepta directement la proposition de mon père en se disant que ça ne pourrait pas être pire que sa situation actuelle.

C’est ainsi que nous vîmes le chef de la famille revenir à la maison avec, sous une pluie battante, un jeune garçon aux cheveux bruns bouclés perché sur le dos d’un magnifique cheval brun à la crinière noire, Tempête.

Malgré les nombreuses années et épreuves passées ensemble, Joseph ne peut se résoudre à m’appeler par mon prénom ni même me tutoyer. Il y voyait là un cruel manque de respect envers ses employeurs.

Loin du petit garçon qu’il avait été, les coups bleus, qui ont recouvert son corps autrefois fragile et osseux, ont été remplacés par des muscles saillants sous sa chemise. Joseph s’est transformé en un fort bel homme qui ne manque pas d’émoustiller certaines de nos domestiques, dont Rosita.

— Voilà Madame, elle est prête, dit-il en me confiant les rênes de mon cheval.

Tempête me hume d’un air soupçonneux déjà consciente de mon humeur peu joviale. Je me hisse en selle et remercie celui que je considère comme un frère.

— Faites tout de même attention à vous, Madame. La pluie ne devrait pas tarder… me prévient-il en humant l’air.

Je commence à humer bêtement l’air à mon tour comme si le constat allait me tomber dessus naturellement.

— Il faudra vraiment que tu m’apprennes comment tu fais ça ! 

Sur ce, je resserres mes jambes sur les flancs de Tempête qui ne se fait pas prier pour se mettre en route.

~

Comme à chaque fois que je chevauche avec elle, un sentiment de liberté m’envahit instantanément. J’aime quand mes cheveux volent librement autour de moi, quand l’air entre librement dans mes poumons, quand Tempête et moi pouvons fuir la réalité. Fuir…

Voilà ce que je me contente de faire depuis que mon père nous a quittés un an plutôt. Je fuis les responsabilités, je fuis l’âge adulte, je fuis mon deuil. Je me rends bien compte que ça fait de moi une personne immature et égoïste… Pourquoi moi plus qu’une autre devrait échapper à son devoir ?

Je finis par m’arrêter au bord d’un ruisseau pour permettre à Tempête, en nage, de s’abreuver.

— Désolée ma belle, je t’ai encore poussée trop loin. 

Je m’assois non loin d’elle, les coudes posés sur les genoux, profitant du silence de la forêt. C’est toujours ce que je fais quand j’ai besoin de réfléchir, de m’apaiser.

Je ferme les yeux et laisse le doux bruissement des feuilles d’arbre ainsi que la douce caresse du vent sur mon visage me calmer.

« Tu te marieras que tu le veuilles ou non ! »

Me marier… Quelle piètre épouse je ferais !

Le mariage avait toujours été soigneusement rangé dans un des tiroirs de ma tête que je gardais obstinément fermé. Pourquoi est-ce que je me montre si réfractaire au mariage ? J’en ai pourtant été témoin d’un modèle de réussite.

Mes parents se sont aimés et respectés. Mais je sais aussi que nous n’avons pas tous la chance de vivre ce genre d’amour.

Je me souviens du mariage désastreux de mes tantes maternelles qui n’ont malheureusement pas eu la chance de tomber sur un mari aussi bon que celui de leur sœur. Elles ont toutes les deux étés mariées à des vicelards qui présentaient pourtant tout d’honnêtes hommes.

Les masques finissent par tomber et les dettes et les coups finissent par pleuvoir.

Je suis tétanisée à l’idée que ça puisse m’arriver. Être mariée à un homme qui ferait tout pour me changer, me modeler et me traiter à sa façon comme un objet et non comme une personne. Devenir l’ombre de moi-même…

Rien que de l’imaginer, un violent frisson me parcourt l’échine et hérisse tous mes poils.

Je confiais souvent mes doutes à mon père qui se montrait bien plus compréhensif que ma mère. Étant son unique fille, il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour me gâter, me chérir et me laisser profiter au maximum de mon innocence. Je l’entends encore me dire : « Ma fille, tant que je serai vivant, je te promets que je ne te forcerai jamais à te marier. Tu auras le droit d’épouser qui bon te semblera, et pour les bonnes raisons. Tout le monde devrait avoir ce droit. »

Mon présumé mariage était le plus grand sujet de discorde entre mes parents. Mon père se montrait loyal envers moi, respectant mon envie de mariage d’amour, alors que ma mère lui reprochait de trop me couver, me permettant de rester enfermée dans mon enfance.

Étant le chef de la famille, il prenait sur son dos tous mes rejets de demande en mariage prétextant qu’aucun homme ne pourrait être suffisamment valeureux et droit pour sa charmante progéniture.

Je ne peux m’empêcher d’en rire en repensant à l’image de l’homme hautain et arrogant qu’il a pu donner au monde extérieur. Mais il ne s’en formalisait pas, campant sur sa décision. Son amour pour moi surpassait celui qu’il portait pour ma mère.

Quelques fois, je me sentais terriblement coupable et égoïste quand je les entendais se disputer à cause de moi. Je me réfugiais dans ma chambre, la tête cachée sous un oreiller, en me demandant pourquoi je n’y arrivais pas. Pourquoi étais-je incapable de faire ce que toutes bonnes filles faisaient. Il aurait été si simple de faire taire leurs cris.

Maintenant, je comprends. C’est parce que je me réfugiais lâchement dans la sécurité et la facilité que m’offrait mon père.

Il est parti emportant son soutien, sa protection et son amour avec lui. Me laissant seule et sans arme pour affronter la dure réalité de la vie. Une partie de moi lui en veut de ne pas s’être montré plus dur envers ma personne, de ne pas m’avoir confrontée à mes responsabilités comme ma mère le fait. Mais, je ne peux pas me permettre de lui en vouloir, il a fait ce que je voulais qu’il fasse.

Parfois, je me demande comment ma mère arrive à gérer le deuil de son époux. Elle qui semble si forte, si inébranlable. Elle aussi avait perdu ce qui lui était de plus cher au monde. Je n’imagine pas ce qu’elle a dû ressentir lorsqu’elle a découvert le corps de mon père, sans vie, gisant à côté d’elle à son réveil. Lorsque nous avions dû l’enterrer, la privant définitivement de la présence de son unique amour. Lorsqu’elle a dû reprendre du jour au lendemain les rênes du domaine.

Un élan d’admiration pour ma mère s’empare de moi. Je dois être forte comme elle et ne plus fuir la vie. Me comporter comme on l’attend de moi quitte à me perdre.

En réouvrant mes yeux, je suis surprise de constater que la nuit est presque tombée. Je ne pensais pas avoir ruminé pendant aussi longtemps…

Sans grand enthousiasme, je me relève, époussette ma robe et prends mon courage à deux mains. Il est temps que j’ai une conversation à cœur ouvert avec ma mère.

Je fais claquer ma langue pour rappeler Tempête qui gambade joyeusement dans la clairière. Elle revient vers moi à contrecœur visiblement, peu ravie de devoir rentrer à son écurie.

Avant de partir, je ramasse quelques cailloux qui trainent sous mes pieds et commence à les jeter dans le ruisseau en symbole de ma liberté, de mon insouciance et de ma lâcheté.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire NoisetteSaphir ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0