L'enfer vert
Octobre était venu, mais l'été s'accrochait avec ténacité sur les Keys. Comme posés là par un peintre à la gestuelle pure, quelques cirrus couraient vers le zénith, teintés de rose framboise dans le crépuscule. Sur l'horizon, un orage enflait en une magnifique grappe d'un blanc de coton.
Avec Beatrice, nous marchions le long de Catfish Bay mais, malgré la douceur de la soirée et le ressac indolent des vagues sur nos chevilles, j'avais le cœur lourd. De sa main libre, ma compagne portait l'un de ses carnets de notes où elle consignait ses entretiens avec les vétérans qu'elle rencontrait pour la rédaction de son livre. J'avais accepté de l'y aider et je m'apprêtais à replonger dans mes souvenirs ramenés de l'enfer du Vietnam. Pour cela, je quittais l'étreinte des doigts de ma compagne et la sensation de vide sur ma peau me fit l'effet d'un tesson froid se logeant dans ma poitrine.
" Tu es prêt, Richie ?
- Oui, je crois. Tu as besoin que je me présente ?
- Pas nécessairement, tu es totalement libre d'utiliser les tournures que tu veux. Je me contenterai de te guider par quelques questions. Ça te convient ?
- Très bien. Alors, en selle.
- Quelle a été ta première impression du Vietnam ?
- La chaleur. Étouffante. Comme si je me retrouvais dans un four avec le thermostat poussé à fond. Une vraie claque, surtout après l'air conditionné à bord du long courrier qui nous avait amenés depuis Hawaï jusqu'à Saigon.
- Ensuite, où es-tu allé ?
- J'ai embarqué avec mon contingent à bord de C-130 et nous avons rejoint notre base au nord de Da Nang. Un endroit étrange.
- Pourquoi ?
- On aurait dit un camp de vacances pour boy-scouts. J'avais traversé tout un océan mais c'était comme si le pays m'avait précédé. Le jour où je suis arrivé, deux cousins originaires du Texas faisaient griller des côtes de bœuf en provenance directe de Californie sur un énorme barbecue. Il y avait des caisses de Budweiser, de Dr Pepper et même du bourbon. À croire que les gars voulaient recréer là-bas l'Amérique.
- C'est là que tu as rencontré Sixto ? Et Connie ?
- Sixto, oui. Quand je suis arrivé, il grattait quelques notes sur sa guitare avec quelques Hispaniques. Connie nous a rejoint environ un mois plus tard.
- Vous avez sympathisé immédiatement avec Sixto ?
- Après quelques bières et un bon steak. Lui avait débarqué deux mois plus tôt mais je le voyais déjà comme un vieux de la vieille. Il avait cette lueur dans le regard de ceux qui sont allés au feu et en sont revenus. Une espèce de morgue mais, là où ceux de son groupe se sont montrés revêches, lui ne m'a pas méprisé parce que j'étais un bleu. Je crois que je l'ai aimé d'emblée. ajoutai-je en souriant tristement.
- Comment se sont passés les premiers jours sur la base ?
- Les nouvelles recrues étaient cantonnées aux baraquements et aux corvées pendant les quinze premiers jours. Le commandement avait baptisé ça " Acclimatation et formation jungle ".
- En quoi ça consistait ?
- Des sous-officiers nous apprenaient à nous déplacer silencieusement dans la forêt, à détecter les pièges laissés par les vietcongs, à repérer les traces laissées. Comment interagir avec la population locale. Puis est venue la première patrouille de nuit.
- Comment s'est-elle passée ?
- Bien pour une première. D'après un rapport, un groupe viet se déplaçait dans les montagnes. On nous a donc envoyés sur les traces de Charlie selon le nom de code qu'on leur donnait mais nous n'avons rien trouvé. Nous nous sommes postés toute la nuit près d'une vieille église mais ils nous ont évités et nous n'avons rien vu à part des ombres qui dansaient sous la pluie. Par contre, à la seconde... "
Nous étions parvenus au pied du phare de Myrtle Beach. Des reflets bleu nuit gambadaient entre les vaguelettes. J'avais beau tendre l'oreille vers l'orage, aucun son ne me parvenait. Peut-être se contenterait-il de voguer au large de Rum Cay. Beatrice peinait dans sa prise de notes en sténo. Je lui demandai :
" Est-ce que je parle trop vite ?
- Non, ça va. Mais je sens que tu es emballé à l'idée de raconter ton histoire. répondit-elle en souriant.
- Un peu, oui. Dis-moi si tu as besoin que je ralentisse.
- Qu'est-ce qui s'est passé pendant la seconde patrouille ?
- Juste en contrebas d'une clairière, l'unité vietcong que nous cherchions nous a accrochés. Ils nous ont alignés comme à la fête foraine. À croire qu'ils nous attendaient. De trouille, j'ai vidé trois chargeurs en prenant juste le temps de recharger et balancé deux grenades. Le lieutenant nous a gueulés d'assurer nos tirs plutôt que de balancer la purée sans retenue. Punaise ! Nous nous sommes battus pendant des heures et nous avons perdu sept hommes. Mais nous avons tenu bon jusqu'à l'arrivée des Iroquois à l'aube.
- Mon Dieu !
- Je n'ai jamais cru en Lui mais je crois qu'Il était de notre côté cette nuit-là. Quand nous sommes revenus à la base dans la matinée, je n'étais plus le gamin qui débarquait de Floride. Le regard des autres soldats sur nous avait changé ; nous aussi avions essuyé le feu ennemi. En plus de la reconnaissance, j'avais gagné deux choses : une médaille pour blessure au combat, ma première Purple Heart mais pas ma dernière. Et une sacrée leçon d'humilité. Quelle que soit la raison pour laquelle les Vietcongs se battaient, jamais ils ne nous lâcheraient un pouce de terrain.
- Dur constat.
- Oui mais nécessaire. Une autre chose m'a sauté aux yeux à mon retour de l'hôpital.
- Laquelle ?
- À vouloir recréer l'Amérique au Vietnam à travers les barbecues et l'alcool, ça générait seulement un sentiment de nostalgie parmi les troupes. L'enlisement, le retrait progressif et l'image médiatique désastreuse que nous avions au pays, rien de tout ça n'a aidé à motiver les hommes. Et le pire restait encore à venir.
- Tu as des exemples ?
- Oui, la bataille d'Hamburger Hill.
- Une dernière question si tu permets, Richie.
- Bien sûr. Je t'écoute.
- Pourquoi t'es-tu engagé ? Avais-tu conscience à l'époque de toutes les problématiques que ce conflit soulevait ?
- Des rumeurs circulaient. Notamment sur le massacre de My Lai. Je me suis engagé parce que j'ai toujours eu foi dans les valeurs inculquées par mes grands-parents. Parce que je croyais en la magie des histoires de Papy Merrill.
- Tu veux dire que tu es allé te battre parce que tu te fiais aux contes de ton grand-père ?
- Pas exactement, Bea. Il n'est absolument pas responsable de mon engagement. Je crois que j'ai grandi avec ce miroir aux illusions bien ancré en moi et naïvement, je me suis persuadé que je pouvais apporter une pierre constructive à ce bourbier. La dureté des combats, la mort de Sixto et plus tard celle de Connie m'ont montré à quel point je me trompais. Je suis désolé si je ne t'apporte pas les réponses que tu espérais mais j'exprime ce que je ressens.
- Ne sois pas désolé, Richie. Il n'existe pas de bonne ou de mauvaise réponse. Tu as fait ce choix parce que tu es un homme bon. Parce que tu crois en ta capacité de réparer le monde, parce que tu cherchais à te prouver ta valeur. Tu es un idéaliste, Richie et tu es prêt à beaucoup de sacrifices. Et je t'aime pour ça."
Une larme me roula sur la joue. Face à nous, la Lune se levait.
" On rentre ? " me demanda Beatrice. Je m'empressai de glisser ma main dans la sienne, de me reconnecter au vivant.
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