/!\Chapitre 10 - 2/!\

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Assise sur une chaise un peu branlante, Elma prenait grand soin d’éviter le regard de son interlocuteur, installé en bout de table à un mètre d’elle. Mal à l’aise, Elma avait préféré garder le silence. Elle frissonna lorsque le Mage glissa sa dague d’un doigt sur la table poussiéreuse, jusque sous ses yeux. Cette arme avait-elle déjà servie à donner la mort ?

  • Prends, et décide. Dans tous les cas, ne me fais pas perdre mon temps.

Elma inspira lentement. Elle avait encore du mal à réaliser que, pour la première fois de sa vie, elle allait enfin pouvoir prendre une décision pour elle-même. Et surtout, elle avait la garantie que son choix ne serait en aucun cas contesté. La seule chose dont elle était certaine, c’était qu’elle appréciait ce cadeau qu’il lui faisait.

Doucement, elle posa sa main sur la lame et la repoussa vers lui, déterminée. Le regard bestial de son interlocuteur l’interrogea et elle répondit enfin, résolue :

  • C’est d’accord. Je vous fais cadeau de ma vie, pour le peu qu’elle vaut. Faites-en ce que vous souhaitez. Je veux juste réapprendre à vivre. Savoir ce que c’est. Et mourir le plus tard possible. Accordez-moi votre protection, laissez-moi me reconstruire derrière votre ombre.
  • Prouve-moi que tu le décides d’une façon éclairée. Une fois conclu, le contrat ne peut être détruit sans lourdes séquelles.

« Il hésite ? Pourquoi ? », s’interrogea Elma, visiblement surprise.

Il ne s’empressait pas de lui faire conclure le marché ? Décidément, Elma avait du mal à le cerner. Mais elle apprécia le geste. Alors elle s’expliqua, calmement :

  • J’ignore si vous êtes au courant, mais les filles comme moi, une fois déshonorées, sont très mal vues, et ça malgré tous leurs efforts pour passer à autre chose. Je refuse de me démener pour rien ! Je n’ai plus d’avenir à part celui que vous me proposez.
  • Ce n’est pas une raison valable.

Elma se raidit. Elle manqua de s’affoler, mais Serymar l’interrompit.

  • Ce que je te propose est loin d’être un avenir radieux et digne d’une personne comme toi. Je ne peux accepter si ton seul autre choix est le néant. Contrairement à moi, tu as appris les codes d’une vie civilisée, pour peu que tu te battes pour ça. Tu as donc bien plus de chances de te reconstruire une fois ton deuil effectué.
  • Mais je ne suis rien !

Serymar frappa soudain la table de la main. Elma se tassa sur sa chaise et détourna le regard. Elle commençait à douter de sa décision.

  • Ne prononce plus jamais ces mots devant moi, gronda-t-il. Je ne connais peut-être pas ton passé, bien que j’en ai déjà deviné largement l’essentiel rien qu’à te regarder, mais je suis prêt à parier que tu n’as jamais attenté à la vie de qui que ce soit de sang-froid. Pour cette seule raison, ta vie a encore de la valeur. Tu n’es pas « rien ». Tu es seulement une personne qui a été éteinte avant même d’avoir pu essayer quoi que ce soit. Un pantin qui n’a pas encore appris comment vivre sans les fils qui dirigent ses mouvements. Rassure-toi, ça s’apprend.

Elma refoula ses larmes et releva timidement la tête.

  • Est-ce que… ce que vous me dites, c’est que vous pensez que votre vie n’a aucune valeur ?
  • Ce n’est pas le sujet d’aujourd’hui, éluda Serymar d’un ton autoritaire. Donne-moi de bonnes raisons de te prendre avec moi. Je tiens absolument au fait que ça soit consenti, et non par dépit.

Un silence s’abattit entre eux. Elma réfléchit, encore étonnée que son hôte semblait aussi souffrir d’un manque d’estime envers lui-même.

  • Je… je voudrais connaître ce que c’est, de vivre en pensant par soi-même.
  • C’est déjà mieux, fit Serymar en se réinstallant. Mais c’est encore vague et insuffisant.

Elma lâcha un faible soupir.

  • Vous avez dit que vous avez déjà deviné l’essentiel… pourquoi dois-je…
  • Si tu veux apprendre à vivre, tu dois soigner ton âme d’abord. Ce processus de guérison commence en premier lieu par affronter son passé même s’il te fait souffrir. Montre-moi à quel point tu es motivée. Montre-moi ta force et ton courage.

Elma déglutit, et finit par comprendre qu’elle n’avait plus rien à perdre. Elle redoutait la souffrance qu’elle allait ressentir, mais visiblement, essayer de le fuir ne l’avait pas beaucoup aidée.

  • Je… je…

Comme pour l’aider, Serymar détourna le regard. Elma lui en fut reconnaissante.

  • Je viens d’un village modeste et travaillais dans la ferme de mes parents. Mais un jour, mon père est tombé gravement malade et a succombé à sa maladie. À partir de là… ça a été la descente aux enfers. Nos efforts, à ma mère et moi n’ont plus suffit et la misère s’est abattue chez nous. Au vu de mon âge, il a été décidé par le chef de village que si notre situation ne s’arrangeait pas, j’aurais été séparée de ma mère pour être placée ailleurs contre de l’argent.

L’adolescente sentit des tremblements parcourir la moindre parcelle de sa peau. Ses yeux lui brûlaient. Elle risqua un regard vers son hôte qui ne la regardait toujours pas. Lorsqu’il se rendit compte que le silence s’éternisait, il lui indiqua d’un léger geste de la main à continuer.

  • V… vous… s’étonna-t-elle, étranglée. Ça ne vous choque pas ?
  • J’en ai vu d’autres. Je te prierai d’éviter d’éprouver ma patience.

Elma déglutit et inspira.

  • Ma… ma mère s’y est refusée. Elle a eu beau demander, notre situation a été rendue publique, ce qui a fini par attirer un homme riche chez nous… il… elle…

Sa voix s’étrangla et les larmes lui échappèrent. Honteuse, elle se cacha le visage derrière ses mains. Parler de son passé lui était une torture, et elle avait encore du mal à en comprendre l’intérêt malgré l’explication du Mage.

  • Ma mère lui a demandé de l’épouser elle au lieu de moi, même si… même si ça signifiait ne pas obtenir d’argent, et seulement… seulement…
  • La protéger. Empêcher quiconque de l’enlever. Elma hoqueta. Elle repensa à ses craintes lorsque cet homme était entré dans leur vie uniquement par intérêt. Au premier regard qu’il lui avait lancé, comme on examinerait la valeur d’un objet.
  • Mon beau-père a… il…
  • Dis-le, lui ordonna-t-il face à son hésitation. C’est à toi de faire ce pas.

Elma s’étrangla.

  • Il nous a malmenées. Ma mère a tenté de me protéger, mais elle a succombé aux coups de cet homme… quand vous dîtes que je n’ai jamais cherché à tuer quelqu’un de sang-froid, vous avez tort. Cet homme, j’ai essayé de le blesser avec un couteau.
  • Je n’ai pas eu tort, répliqua posément Serymar. Tu étais en position de légitime défense. Ne confonds pas, il y a une nuance entre les deux.

Elma ne comprenait pas pourquoi elle se sentait soulagée d’entendre ces mots. Un peu plus encouragée, elle se découvrit le visage. Les doigts désormais crispés sur ses jambes découvertes, elle enchaîna :

  • Il me disait que je lui appartenais. Il m’enfermait dans la grange avec les rats, il disait que c’était pour me dresser et apprendre l’obéissance. Je vivais dans la peur, dans le noir, je redoutais toujours quand la porte s’ouvrait. Quand il apparaissait, c’était chaque fois pour… pour…

Des larmes lui brûlèrent les yeux. Alarmée, Elma baissa le regard et explosa :

  • Les hommes sont tous les mêmes ! Que ça soit lui ou les bandits, quelle différence ? L’argent ? Illusion ! Quand les pillards ont attaqué et ont tout brûlé, je suis sortie des flammes en pensant qu’ils seraient forcément différents de ces riches peu scrupuleux ! Ils m’ont regardée, ils ont eu les mêmes gestes et les mêmes paroles que mon beau-père !

Elma frissonna lorsque sa mémoire lui imposa leurs regards analytiques sur sa personne. Elle manqua de défaillir lorsque la sensation brûlante de leurs doigts serrés autour de sa mâchoire pour l’examiner en détail picota sa peau comme s’ils étaient présents.
Une attaque de panique la saisit, lorsqu’elle revit ces hommes passer à l’acte après avoir posé leurs mains à leur ceinture. Le doute s’insinua encore en elle. Son hôte était un homme. Était-il si différent des autres qu’il cherchait à le faire croire ?

Soudain apeurée, elle saisit vivement le poignard pour le jeter vers le visage du Mage. L’arme se figea dans les airs avant de l’atteindre. Elma trembla malgré-elle, effrayée par sa perte de contrôle. Les larmes ruisselèrent sur ses joues et elle s’effondra.

Suite ===>

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