Chapitre 40

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  • Eh, Lya !

La jeune concernée se tourna vers trois de ses camarades de classe.

  • Il paraît que tu aurais un frère ! C’est vrai cette histoire ?
  • Ben oui, mes parents n’étaient pas tristes chaque année pour rien…
  • Alors pourquoi il n’est pas là ? Nous avons cours, aujourd’hui !

Lya soupira, s’étant attendue à cette question qui revenait tous les jours. Pour elle, la réponse était plus qu’évidente, surtout en voyant l’attitude de son frère face à des inconnus. Le matin même, elle avait expliqué avec enthousiasme à leurs parents comment elle parvenait à « parler » avec lui. Puis lorsqu’elle avait demandé, dans le doute, à Karel s’il souhaitait venir avec elle à l’aide d’un dessin, son frère avait eu un vif mouvement de recul en secouant vigoureusement la tête, indiquant qu’il n’était pas prêt pour cette expérience. Il leur avait fallu un petit moment pour parvenir à le calmer et à le rassurer. Et sachant qu’il était encore analphabète… Lya ne tenait pas à lui imposer en plus la gêne d’être encore démuni de quelque chose par rapport aux autres. Heureusement, ses parents avaient été compréhensifs.

  • Il… ne se sent pas très bien, finit-elle par répondre.

De toute façon, ce n’était pas loin de la vérité. Personne ne savait ce qu’il avait enduré pendant toutes ces années. Le plus difficile restait le fait qu’ils ne le connaissaient pas encore réellement. Alors la petite famille souhaitait faire attention dans un premier temps.

  • Quand est-ce qu’on pourra le voir ? lui demanda un autre camarade pour la cinquième fois de la semaine.
  • Mais enfin, laissez-le tranquille, ce n’est pas une bête de foire ! s’emporta Lya. Je vous dis qu’il n’est pas bien ! Il viendra quand il ira mieux, c’est tout !

Karel était resté à l’intérieur de la maison, allongé sur le matelas de la pièce principale, face au mur du fond comme pour être certain de ne pas regarder l’extérieur. Aujourd’hui, la maison était vide. Habitué au calme, cela l’apaisait, surtout après ces derniers jours tumultueux. Depuis que Lya était partie, il se sentait de nouveau perdu. Et, au vu de ses exploits en ville, il n’osait pas encore retenter l’expérience seul dans un lieu dont il ne connaissait rien aux codes de la société locale. De toute manière, il n’en avait plus la force. Le poids de ses peines l’écrasait de façon impitoyable. Karel souhaitait d’abord prendre le temps d’enfin faire son deuil, qu’il n’avait pu effectuer depuis qu’il avait découvert la vérité sur son compte et celui du Mage. Dont il ressentait le manque en dépit de ses efforts pour l’oublier. Karel avait encore du mal à croire que tous ses meilleurs moments partagés avec lui avaient été faux. Il se morigéna. Son ancien entourage était mort, enseveli sous une déferlante de magma. Aucun retour en arrière n’était possible, même dans l’éventualité où Karel l’aurait souhaité.

Gêner ceux qui l’avaient accueilli si chaleureusement n’était pas dans ses priorités. Mais Karel ne parvenait pas à s’empêcher de repenser à sa vie d’avant. Il avait du mal à décerner les limites de la réalité. Son ancienne vie lui paraissait à la fois proche et lointaine, pourtant, il ne pouvait pas croire que tout cela, il ne l’avait pas vécu, et qu’il s’était réveillé dans cette maison, à côté d’une fille qui était sensiblement de son âge. La seule personne en qui il avait le plus confiance, désormais. Le déroulement des choses lui paraissait trop beau pour être vrai. Cela ne cachait-il pas forcément quelque chose par derrière, comme lors de sa vie avec le Mage ?

Karel se tourna sur le dos, les bras en croix. Cette fille… « Lya », oui, c’était bien ça. Karel ne put s’empêcher de se demander si un jour, il pourrait prononcer ce prénom à voix haute. Juste ça, cette simple chose, qu’il ne pouvait pourtant pas faire. Si seulement…

Soudain, il se redressa à moitié et jeta un regard au livre de la veille. Déterminé à avancer, Karel s’en empara et se leva. Il chercha dans un meuble par-là une feuille et un crayon, exactement au même endroit où il avait aperçu Lya se servir ce matin même, pour essayer de communiquer avec lui via un dessin rudimentaire.

Karel installa le tout sur la table derrière laquelle il s’installa, prit le livre entre ses mains et commença à l’étudier. D’après le peu qu’il avait commencé à apprendre, chaque symbole représentait un son, et en les associant, cela en produisait d’autres. Karel se concentra. Il ne se souvenait malheureusement pas de tous les sons. Pour l’instant, il tenta de les mémoriser mentalement, referma le livre, et essaya de les reproduire sur la feuille. Lorsqu’il apprenait les bases de la magie, le Mage lui imposait souvent de reproduire en détail ce qu’il voyait. Karel était donc particulièrement entraîné côté mémoire visuelle.

Une fois terminé, il s’empressa de vérifier son propre exercice : ses tracés étaient maladroits et méritaient plus de finesse. Karel se corrigea de lui-même. Enfin, il voulut se mettre au défi avec le peu qu’il avait pu retenir. S’il ne pratiquait pas, il n’y arriverait jamais. Comprendre son nouvel entourage lui apparaissait comme particulièrement important, surtout avec tous les efforts qu’ils déployaient pour se faire comprendre de lui.

Et s’il commençait par son prénom ? En y réfléchissant, Karel parvint à trouver la première lettre, enfin, il espérait que ça soit le cas. Puis il y avait un autre son, au milieu, plus rugueux… et enfin une dernière sonorité. Une sonorité qui ressemblait à s’y méprendre au début du mot « Livre », si ses souvenirs étaient exacts.

Il termina au moment où la porte s’ouvrit. Karel sourit en reconnaissant Lya, qui le lui rendit alors qu’elle déposait ses affaires scolaires dans un coin de la pièce.

  • Maman et Papa rentrent plus tard. Leur travail est comme ça.

Elle était convaincue que moins elle hésitait à lui parler, et plus son oreille pourrait se former à la langue de Weylor. Le traiter différemment ne ferait que le renfermer sur lui-même et jamais il n’avancerait.

  • Tu as faim ? On peut grignoter quelque chose si tu veux, avant de nous occuper des animaux.

Habituée à cette routine, Lya choisit dans un placard un pot de confiture avec deux tranches de pain et de l’eau. Elle déposa le tout sur la table.

Karel ne put s’empêcher de se revoir aux Monts de la Mort, avec cette femme qu’il avait aimé… y penser lui procura un pincement au cœur : pourquoi lui avoir infligé un tel retard sur des choses pourtant essentielles ? Heureusement, Lya le tira de ses sombres pensées.

  • Comment tu dis, « confiture » ? lui demanda-t-elle en désignant le sujet en question du doigt.

Karel le lui montra et Lya l’imita. Il lui affirma d’un léger signe de tête qu’elle n’avait pas fait d’erreur. C’était si simple… au moins, cela lui occupait l’esprit. Devant l’insistance de Lya, Karel se servit pendant qu’elle remarquait son brouillon. La gêne l’envahit Ses doigts serrèrent plus fort le pain malgré-lui, et quelques gouttes de confitures longèrent ses doigts. Karel profita de cette distraction bienvenue pour réparer les dégâts afin de détourner sa propre attention. Goût raisin.

  • « K r-L » ? releva-t-elle. Bien tenté, mais ce n’est pas tout à fait comme ça que ça s’écrit. Regarde !

Lya saisit le crayon et corrigea le plus clairement possible.

  • Tu vois ? Tu y étais presque !

Karel opina, se sentant plus rassuré : il ne décelait nulle trace de jugement dans les yeux de sa bienfaitrice. Il pointa le crayon vers Lya, la désigna et termina par la feuille entre eux.

  • Ah, moi ? C’est très simple ! Voilà. L, Y, A, fit-elle en désignant soigneusement chaque lettre et en les prononçant clairement.

Karel étudia et remercia sa sœur. Lya débarrassa puis revint le chercher en lui prenant la main.

  • Viens avec moi, nous avons des choses à faire avant le retour des parents, et je pense que ça sera plus sympa à deux que toute seule !

Karel la suivit, intrigué. Juste avant de partir, Lya sortit son ardoise avec une craie. Ils sortirent de la maison et se dirigèrent vers la dépendance juste à côté, dans laquelle ils entrèrent. Karel plissa le nez face à une odeur à laquelle il n’était pas habitué. À l’intérieur de la bâtisse, le cheval qui les avait menés jusqu’ici, des chats et quelques poules.

Lya commença sa petite routine. Karel, de bonne volonté, l’imita. Il ne pouvait pas rester éternellement sans rien faire alors que ces gens l’hébergeaient et même plus encore ! Pour dynamiser un peu l’activité, Lya passa son temps à ce qui était devenu leur « jeu » quotidien : elle lui désigna le plus de choses possibles en prononçant leur nom clairement, et Karel lui répondit l’équivalent en signe, qu’elle se mit aussitôt à imiter. Lorsqu’elle se trompa, Karel la corrigea. Quant à lui, il poussa les choses plus loin, déterminé à avancer : avec l’ardoise, il essaya de reconstituer le mot désigné avec les lettres qu’il avait apprise, que Lya corrigea chaque fois, et ainsi de suite jusqu’à ce que son frère parvienne à le reproduire sans aucune faute. Lya se montrait si encourageante que la motivation de Karel ne cessait de grandir.

À la fin de leur corvée, chacun répéta tour par tour tout ce qu’ils s’étaient appris l’un à l’autre, le but du jeu étant de retenir le plus de choses possibles. Ils durent se corriger l’un et l’autre encore une ou deux fois, mais au bout du compte, les résultats furent concluants des deux côtés.

  • Je peux te confier un secret ?

Si Karel ne comprit évidemment pas, il la vit si enthousiaste qu’il opina quand même, sincèrement désireux de la comprendre malgré-tout. La fillette lui répondit par un large sourire, bondit du ballot de paille sur laquelle ils étaient assis et se dirigea vers un cheval, dont elle flatta affectueusement l’encolure.

  • Un jour, je serais la meilleure cavalière de tout Weylor ! J’aurais un ranch rempli de chevaux, que j’élèverai moi-même, et accueillerai les chevaux âgés ou blessés, pour qu’ils aient une belle fin de vie.

Elle caressa le museau du grand animal, et Karel perçut une légère pointe de tristesse dans la voix de sa sœur.

  • Tu te rends compte… les chevaux nous aident beaucoup, au quotidien, que ça soit sur les champs ou sur les routes. Pourtant, quand ils deviennent vieux ou infirmes, les gens préfèrent les abattre, pour la seule raison que ça leur coûte de l’argent. Je trouve ça horrible et tellement injuste ! Je ne pourrai peut-être pas tous les sauver, mais… ça sera toujours mieux que de n’en sauver aucun.

Enfin, elle se rendit compte de l’inquiétude de Karel. Elle s’empressa aussitôt de lui sourire et de retrouver son attitude joviale.

  • Mais tout ça, ça sera pour quand je serais plus grande ! Allez, viens, nous avons encore des choses à faire !

Karel se sentait bien. Quand il était avec Lya, il arrivait enfin à ne plus penser à ses blessures. Sans elle, ses sombres pensées et sa douleur lui revenaient encore et encore. Jamais il ne remercierait assez sa sœur pour tout ce qu’elle faisait pour lui. Il se sentait bien ingrat, d’ailleurs. Que pourrait-il faire en échange de tout ce qu’elle lui apportait ? Lya était devenue la lumière de sa vie. Elle lui avait tendu la main, lui avait procuré un foyer, et surtout de la compréhension et une complicité qu’il n’aurait jamais soupçonné jusqu’alors.

Comment pouvait-il rivaliser avec ça ? Karel se promit alors que, dès qu’il irait mieux, dès qu’il maîtriserait enfin cette fichue langue, il serait également là pour elle, en cas de besoin. Il la protégerait et la soutiendrait. Plus il passait du temps avec elle, et plus il désirait la connaître réellement. Cela faisait plusieurs fois qu’il décelait une note de souffrance accumulée chez elle et il tenait à comprendre pourquoi afin de l’aider à son tour.

Karel n’avait pas du tout conscience que Lya s’était promis précisément la même chose.

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