Chapitre 27 - 1

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Dans l’un des petits salons du château, Serymar était en pleine expérience. Celle qu’il effectuait sur la mémoire depuis plusieurs années, sans parvenir à des résultats satisfaisants. Entêté, il était pourtant résolu à y arriver.

Un morceau de cristal déposé sur la table devant lui, il le considéra pendant de longues secondes. Soudain, Serymar s’en saisit. Il inspira, ferma les yeux et se concentra, puis porta le cristal à son front. Une brève étincelle blanche éclata lors de ce contact, causant une légère décharge sous sa peau. Serymar relâcha complètement la pierre, qui flotta devant son visage. Entre eux, seulement quelques fins filaments lumineux qui firent crépiter le cristal. Il ressentit cette désagréable sensation d’intrusion à même sa mémoire, comme si quelqu’un lui enfonçait son poing entre les yeux. Le Mage se concentra sur le souvenir dont il voulait désespérément se séparer. La vision se brouilla jusqu’à s’estomper de son esprit, comme aspirée par ce corps étranger à l’intérieur de son crâne. Enfin, cette intrusion s’effaça.

Serymar ouvrit sa main sous le cristal qui s’y déposa et la considéra pendant quelques instants. La pierre arborait à présent une couleur entre le violet et le bleu. À l’intérieur, une image, un visage en particulier. Des traits délicats, une peau claire, un visage encadré par de longs cheveux châtains. Ses yeux verts comme l’émeraude attirèrent son attention. Ce visage et ce regard ne manquaient pas de lui rappeler Elma, malgré les petites différences entre elle et… et Syriana.
Le Mage soupira, déçu de cet énième échec. Son souvenir était encore imprégné dans sa mémoire. Il reconnaissait encore parfaitement ce visage. Il était censé oublier Syriana. C’était comme s’il n’avait rien fait. Pourquoi est-ce que ce sortilège fonctionnait sur les autres et pas sur lui-même ? Bien que sa version du sort n’avait jamais été parfaite : un jour ou l’autre, celui-ci pouvait toujours être brisé. Seuls les Dragons maîtrisaient ce pouvoir à la perfection.

« Même ça, mon corps le surpasse… »


Serymar inspira longuement pour contenir cette frustration qu’il contenait depuis toujours. Résister à tout et aux pires blessures lui apparaissait comme une malédiction, semblable à celle que les Dragons subissaient depuis deux siècles. Une torture sans fin, éternelle et sans répit. Une condamnation à être tourmenté pour l’éternité. Serymar en venait parfois à songer que s’être cédé à Syriana avait été la pire erreur de sa vie. Il ne pouvait pas se permettre le moindre attachement.

Serymar comprit enfin la raison de ses échecs répétés : lui-même, avec sa résistance hors-normes et ses facultés de régénération rapides.

Il se refusait d’effectuer ses expériences sur ceux qu’il protégeait. Sa propre histoire le lui interdisait. Jamais il ne s’abaisserait au même niveau que ces stupides Clans qui parasitaient Weylor. Il refusait catégoriquement d’être comparé à eux, de près comme de loin. Sa propre origine elfique le couvrait suffisamment de honte pour ça.

Des pas se firent entendre et interrompirent ses réflexions. Le nouveau venu s’arrêta à une distance raisonnable de lui. Serymar ne se retourna pas. Au moins, son serviteur arrivait à point nommé : le Mage n’aurait ainsi pas le temps de ruminer sur ses peines et ses frustrations.

  • Maître… commença Orën.

Sa voix manquait d’assurance, les battements de son cœur étaient rapides de par sa course, tout en dénotant une pointe d’agacement et de gêne. Il s’était donc passé quelque chose, mais à priori, rien de gravissime. Serymar leva les yeux au ciel. Il avait déjà deviné quelle était la source du problème. Karel, à tous les coups.

Quand ces humains prenaient ce ton hésitant, c’était qu’ils se forçaient à lui signaler une ingérence tout en appréhendant sa réaction. Pourtant, Serymar pensait qu’il avait été clair : il ne s’en prenait à eux que si leurs actions étaient nuisibles.

« Trois… deux… un… » décompta-t-il pour patienter.

  • C’est Karel.

« Et c’est reparti. »

Une fois de plus, il avait vu juste. En revanche, Serymar ne pouvait pas encore deviner ce qui se passait avec aussi peu d’informations. Il ne pouvait que supposer qu’il s’agissait d’un énième problème trivial entre Karel et les adultes, comme cela arrivait fréquemment. Il resta silencieux et attendit la suite.

  • Il… nous ne parvenons plus à le maîtriser.

Le Mage se retint de soupirer bruyamment. Il ne supportait vraiment pas la moindre forme de stupidité. Une situation pareille ne demandait pas tant de ressources de réflexion. Il avait la désagréable impression de perdre son temps.

« Ces humains n’apprendront-ils jamais ? » se questionna-t-il, las.

Enfin, il se tourna vers Orën.

  • Et alors ?

Orën parut pris au dépourvu. Perturbé, il ne sut comment réagir.

  • Ses pouvoirs. Il… il nous empêche de le maîtriser.
  • Et alors ? redemanda le Mage en croisant les bras, essayant de ne pas perdre patience.

Il l’avait bien pressenti : encore une situation stupide. Pourquoi fallait-il toujours que ça lui tombe dessus ? Ces humains ne savaient-ils donc pas s’occuper d’un enfant de leur espèce ? Surtout que Karel n’était pas un enfant bien difficile, de son point de vue.

  • Mais enfin, je viens de vous le dire… désespéra Orën.

Il se figea aussitôt lorsqu’il vit le regard noir de Serymar.

  • Vous êtes… épuisants et lamentables, soupira-t-il, agacé. Vous ne savez pas comment gérer cette situation ?
  • C’est qu’il a dressé une barrière magique contre nous !
  • Et… alors ?

Cette fois, ce fut à son tour de se sentir exaspéré devant une évidence que lui seul semblait percevoir, comme souvent. Hors de ces monts, combien y avait-il de Sans-Pouvoirs qui avaient des enfants porteurs de magie et qui s’en sortaient certainement très bien ?

  • Mais… Maître…
  • Vous devriez être à même de savoir ce qu’il faudrait faire dans ce genre de cas, au lieu de venir pleurer à mes pieds. N’avez-vous donc aucune dignité ?

Orën n’osa pas le contredire. Serymar n’en revenait pas qu’il allait encore devoir gérer un événement aussi dérisoire. C’était ce genre de conversation qui avait tendance à l’épuiser rapidement.

Il décroisa les bras afin d’appuyer une main contre un meuble pour se maintenir.

  • Vous êtes épuisants. Que lui avez-vous fait ?
  • Exactement ce que vous nous demandez ! L’écarter du moindre danger ! Il aurait pu…

Serymar comprit aussitôt la situation dans son entièreté et leva la main pour intimer à Orën de se taire. Karel avait dû faire une bêtise, et comme il ne s’entendait pas avec son personnel de par leurs incompréhensions mutuelles, ça avait mal tourné. Karel devait être prostré quelque part et très contrarié, tel que Serymar le connaissait. Son Apprenti avait craqué et certainement surréagi. En revanche, que des adultes se comportent de manière aussi puérile que lui… Serymar ne comprenait pas.

  • Je n’ai nul besoin d’en savoir plus, à ce stade. Et Elma ? Elle est la preuve que vous n’avez pas besoin de moi pour cette situation. Prenez exemple sur elle, pour changer.

Orën parut gêné.

  • Elma… disons que… disons qu’elle a décidé de prendre quelques congés, elle demeure enfermée et n’en sort plus. Elle dit reprendre ses activités seulement demain.

En voilà une autre que Serymar n’apprécia que très peu. Allons, bon, elle aussi s’y mettait, après tout le discours qu’elle lui avait tenu quand il était alité ? Voilà qui le décevait.

Serymar avait donc deux problèmes devant lui, qu’il allait vite régler, puisque tout le monde s’évertuait à faire n’importe quoi pour l’exaspérer. Le premier problème : ses serviteurs. Pour Serymar, le problème ne venait réellement pas de Karel. Magie ou pas, il n’était qu’un enfant certes un peu en avance sur son âge, mais qui manquait encore de maturité. Il allait devoir donner une petite leçon d’humilité à chacun. Ensuite, Elma. Il ne pouvait laisser passer ça.

Agacé, il fixa Orën.

  • La seule chose qui vous fait dire que Karel est incontrôlable pour vous relève uniquement de votre imbécilité. Pensez-vous que je n’ai rien vu, pendant toutes ces années ? À quel moment avez-vous fait en sorte de le considérer comme un enfant normal ?
  • Mais enfin… il ne parle pas… il est… différent…

« Différent ». Ce mot résonna désagréablement dans les oreilles du Mage, qui le ressentit presque comme s’il fut frappé dans son thorax, comme s’il fut en train d’avaler quelque chose de travers. Comme une violente claque dans la figure. « Différence ». Ce simple mot derrière lequel les gens se dissimulaient pour mieux justifier leurs actes néfastes sur les personnes ciblées. Serymar n’avait jamais supporté cette considération, au point de sentir un goût amer sur sa langue à chaque fois que lui-même devait prononcer ce mot qu’il détestait au plus haut point. « Différent ». « Spécial ». « Anormal ». Ces mots sonnaient pire que les insultes à ses oreilles.

Il inspira. Ne pas s’impatienter, empêcher ses vieux démons de ressurgir pour avoir osé prononcer ce mot devant lui. Pire encore : avoir osé l’attribuer sur Karel. L’attitude de ses subordonnés autour de cet enfant ne faisait que confirmer sa théorie : laissé aux humains, Karel aurait souffert et n’aurait jamais atteint son plein potentiel. Mais ça, personne ne le comprendrait. Si Serymar l’avait enlevé pour tenter de contrer la Prophétie, avant même d’y penser, cette évidence lui était apparu à l’esprit. S’il ne l’avait pas fait, qui sait, Karel aurait peut-être suivi le même chemin que le Mage. Et ça, c’était bien la dernière chose que Serymar souhaitait. Karel ne devait pas devenir une mauvaise personne. Cet enfant devait garder son âme intacte. Pour l’instant, du moins.

  • Précisément, reprit-il, glacial. Sauf que « différent » ne signifie pas « imbécile », comme c’est le cas dans votre langage. Et je vais vous le prouver.



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Suite ===>

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