Fallait-il s'en mêler ?

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Après une énième bourrade, je valse vers la porte, et je me retrouve catapulté contre les deux personnes qui viennent d’ouvrir la porte. Pa et mon frère Joe. Ils amortissent le choc, me stoppent, ce qui m’évite ainsi de m’écraser encore une fois au sol.

« ADAM, HOSS ? MAIS QU’EST…..

Évidemment notre père n’obtient aucune réponse, Hoss sort du dortoir et rétorque d’une voix glaciale :

« DEMANDE LUI ! LUI, IL SAIT ! »
Je sens une main sur mon épaule, je sens qu’on me tient le bras, tandis que je lutte pour rester sur mes pieds tout en essayant de reprendre mon souffle. Mon père m’entraîne et m’aide à me baisser afin que je puisse m’asseoir sur la couchette du dortoir dans lequel j’étais entré quelques secondes auparavant, avant de me prendre une branlée par mon frangin. Voyant que je me tiens les côtes, Pa me demande de déboutonner ma chemise. Je commence à le faire, mais au moment où mes doigts touchent le premier bouton, une vive douleur me fait grimacer. Je ne peux pas me servir de ma main. Mon père s’en charge pour moi. Mon épaule et mon bras sont contusionnés et mes côtes me font souffrir. Il y a de la casse, c’est certain. Je saigne de la lèvre, du nez et j’ai des hématomes. Quand Hoss vous file une raclée, il ne fait pas les choses à moitié. J’ai vu tant de rage dans ses yeux, j’ai vu toute la fureur d’un homme blessé et il m’a roué de coups. Mes aïeux, quelle trempe.

Je hoche la tête en signe d'acquiescement lorsque Pa évoque l’idée de me faire un bandage serré autour des côtes. Il se lève pour partir, je reste assis sur le matelas du lit d’en bas. Mes doigts agrippent le montant de la couchette, j’essaie de trouver un moyen pour rendre la respiration moins douloureuse. Mission impossible. Chaque inspiration est une véritable torture, ça fait très mal, et chaque expiration m’arrache une grimace. J'appuie mon visage contre le bois, ne sachant si je dois rester assis ou essayer de me coucher sur le côté, celui qui est le moins meurtri.
Je n’en veux pas à Hoss, c’est à elle que j’en veux. Celle qui se présente comme engagée avec mon frère et qui n’a rien su faire d’autre que de m’embrasser passionnément.

Je n’en veux pas à mon frère, j’ai bien trop de respect pour lui , pas juste parce qu’il fait une tête de plus que moi et qu’il pèse 145 kilogrammes de muscles. Derrière ce colosse se cache un homme tellement bon. Et encore une fois, une femme est en train d’abuser de sa gentillesse. Je la connais, je connais sa réputation. C’est une très belle femme et les hommes sont à ses pieds, et c’est là le problème. Elle ne saura renoncer à sa nature pour devenir la femme de Hoss, même si elle dit qu’elle l’aime. Elle n’est pas prête à renoncer à sa cour pour devenir l’épouse d’un rancher, loin de San Francisco.

***La porte du dortoir s’ouvre et Pa entre avec une ou deux bandes de draps et une petite bouteille emplie d’un liquide sombre. Consoude de retour, remède chinois. Je vois mon père et Hop Sing, notre cuisinier asiatique, en train de déchirer des vieux draps pour faire des compresses.

Pa sort un mouchoir propre de sa poche et tamponne doucement le sang sur mon visage. Je grimace quand la teinture marron touche ma peau, c’est froid et ça fait mal. Il serre autour de mes côtes le tissu blanc et fait un nœud. Je lui dit de ne pas trop serrer, mais il ne m’écoute pas. Puis il m’aide à me mettre debout, me soutenant au cas où j’aurais eu un nouvel étourdissement. J’ai été bien sonné et je me sens nauséeux. Je réussis, non sans mal, à grimper à l’étage et à rejoindre ma chambre. Pa m’aide à m’allonger sur le lit.
Puis, soudain, il lâche les mots et me demande ce qui s’est passé. Il nous connaît bien, il connaît bien chacun de ses fils, il sait qu’il s’est passé quelque chose. Il sait que Hoss n’est pas homme à se mettre en rogne comme ça, sans raison. Il me demande quand même si je me suis battu avec lui, et je réponds que non, je ne me suis pas battu avec lui, je n’ai pas rendu les coups. Je les ai juste pris. Je lui explique que Hoss m’a vu embrasser celle qu’il compte épouser. Il n’a vu que cela, mais il n’a pas vu le baiser fougueux qu’elle m’a donné, il n’a pas entendu les paroles que je lui ai dites juste après, il ne l’a pas vue me gifler. Oui, elle m’a giflé, au moment où elle a compris ce que je pensais d’elle et de son attitude. Au moment où il a parlé des sentiments qu’elle avait pour Hoss, je lui ai dit : « Une femme qui embrasse le frère de l’homme qu’elle va épouser de la façon dont vous m’avez embrassé, parle d’un autre genre d’amour.

Je n’ai rien fait pour l’encourager, elle est venue vers moi et a posé langoureusement sa bouche sur la mienne.

***À ma grande surprise, Pa ne me reproche pas d'être intervenu. Il tapote mon bras plusieurs fois et me dit de me reposer.

« Pa, on est d’accord que je vais devoir partir. C’n’est pas possible que je reste, après ça ».

« Il n’en est pas question, Adam, il n’en a jamais été question. »

Il prend soudain un air grave et me dit de ne pas m’inquiéter. Il me fait boire un peu d’eau avec de la poudre dedans, pour calmer la douleur et me dit de dormir.
C’est un ordre que je n’ai pas l'intention de combattre. J’ai vraiment mal. J’entends encore un peu de la fête qui se déroule en bas, sans moi, avant de fermer les yeux et de basculer dans le sommeil.

***Très vite, je me suis glissé dans un rêve. J'étais dans la grange, en train d'apprendre à danser à mon frère. Il devait avoir 15 ans, j’en avais et j’en ai toujours six de plus que lui. Hoss n’en pouvait plus de se mélanger les gambettes et de me marcher sur les pieds et moi je pestais, je râlais, car il ne faisait pas beaucoup d’efforts. Il était dans la mouise, car il avait été invité par une fille de la classe à danser au bal et il ne savait pas danser. Moi, je savais un peu danser, Marie, la mère de Joe m’avait appris. Hoss était déjà hyper grand et vraiment pataud ; la coordination pied/tête n’était pas toute développée, en tout cas, beaucoup moins que sa force musculaire. Je n’arrêtais pas de l’engueuler, il fallait tenir la main de la fille, pas lui broyer les phalanges.

***
Je sens le soleil sur mon visage. Je sors de mon sommeil réparateur, j’essaie de bouger, j’ai encore très mal. Je n’ai que très peu de possibilité, je voudrais pouvoir me relever, mais mes côtes me font souffrir. Hoss est assis sur le bord du lit et me regarde.

« Adam, ça va aller ? » Je fais un léger signe de tête et m’étends de nouveau sur le dos.
« Adam, on peut parler ? »
« Parler ? Oui. Du moment que tu n’as pas l’intention de finir le job, j’espère. Parce qu’en ce qui me concerne, je me trouve bien arrangé comme ça. »

Cela fait sourire Hoss.

« Hey, Adam, j’voudrais pouvoir dire que je ne voulais pas te blesser. Mais en fait, j’sais au fond d’moi, que c’était ce que je voulais faire. »
Pourquoi ne suis-je pas étonné ? Il est clair qu’il n’a pas fait semblant de frapper, il m’a filé une de ces roustes, j’ai dégusté.

« Hoss, je te demande pardon, je n’aurais pas dû m’en mêler. Mais tu sais, je ne l’ai pas embrassé. Elle… »
"J’suis au courant, Adam. Regan me l’a dit.

- Elle te l’a dit ?

- Oui, mais je soupçonne Pa d’avoir une discussion avec elle.

- Et ? Il se passe quoi maintenant ? Moi je m’en suis mêlé, apparemment, Pa s’est en mêlé aussi. Et...
- C'est fini. Elle retourne en ville." Hoss touche mon genou à travers les couvertures.

« Je sais ce que tu essayais de faire." Ses yeux se perdent dans le vague du mur.

« Mais faudrait peut-être arrêter d’être le grand frère ? »
"Ouais c'est ça. Surtout que quand t’étais gamin, même si tu passais ta colère sur moi, tu faisais moins de dégâts ! »

« Oui, bon, disons aussi que ce n’est pas la première fois que je me fourre dans un guêpier, pour une histoire de cœur et que c’est toi qui viens m’en sortir. C’est peut-être pour ça que tu t’en es mêlé. Tu me connais bien et tu es là pour m’empêcher de faire des conneries. Bah, une fois de plus, j’ai pensé que mon amour suffirait.

- Suffirait à la changer ? »

Il ne dit rien mais secoue la tête pour acquiescer.

Bon en même temps, est-ce que suis le mieux placé pour donner des leçons en terme de relations amoureuses ? Pas du tout.

A vrai dire, Pa et mes deux frangins, on est loin d’être des experts. Pa a été marié trois fois, mais ma mère et ses deux autres femmes ont été très vite rappelées auprès du créateur. Mes frères et moi avons ballotté nos cœurs par monts et par vaux, volant par ci par là quelques baisers langoureux. Nous sommes, aux yeux de la communauté, et particulièrement de la gente féminine, de très bons partis. La richesse de Pa et les hectares de Ponderosa sont attrayants pour les pères et mères, soucieux caser leurs filles entre nos bras. Et quand c’est nous qui avons un coup de cœur, il se trouve toujours quelques obstacles entre nous et une belle histoire d’amour.

*** Quelques jours plus tard, nous sommes tous les deux en ville, à suivre du regard la diligence qui emmène Regan Miller loin de nous, loin de notre ville, loin de notre famille. En voilà une que nous n’oublierons pas. Nous repartons, le pas un peu lourd, vers le chariot. Nous marchons côte à côte, silencieux et je sens la lourde main de mon frère Hoss se poser sur mon épaule. Le voilà redevenu lui-même, avec juste l’envie de rentrer au ranch et de se remettre au boulot.

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