Chapitre 1 : Rencontre & Retrouvailles

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Je tâtai ma lèvre enflée et l'hématome que j'avais sous l'œil. Ces abrutis ne m'avaient pas raté. La houle ballotait le navire comme une coque de noix dans un caniveau, ravivant heures après heures la nausée qui me retournait les entrailles. Plongé dans la pénombre, je lorgnai jalousement le rat qui s'agitait dans la cellule voisine. Il rongeait un quignon de pain abandonné sur la paillasse miteuse, d'où s'élevait une forte odeur d'urine. La tête entre les barreaux, je m'approchai au plus près du rongeur, la main tendue vers sa précieuse trouvaille, puis ressentis une douleur à la cheville. J'avais de nouveau atteint la limite de cette foutue chaîne. Je soupirai. Comment en étais-je arrivé là ? J'en regrettais presque les années où mon ivrogne de père me battait. J'avais quoi à cette époque ? Six ans ? Sept ? Tout au plus. Je me rappelle encore très bien la fois où il avait dégringolé l'escalier la tête la première, en essayant de m'attraper, une bouteille à la main. Ce minable avait crevé avant mon dixième hiver, dans une rixe à la taverne du port. Le même établissement où la putain qui m'avait mis au monde croupissait encore.

Du jour au lendemain, je m'étais retrouvé gamin des rues, à chaparder sur les étalages avec d'autres gosses. On se pensait hors d'atteinte, aussi bien lotis que des souris dans un garde-manger. Puis, le maigrelet s'était fait attraper par le boulanger et sa femme. Une vraie furie, celle-là. Je me souviens encore de ses yeux exorbités par la rage, de ses mains pleines de sang et des morceaux de chair sous ses ongles, à force de s'acharner sur lui. Très vite, il a arrêté de hurler et de se débattre. Heureusement, moi et les autres du groupe étions déjà loin. Je ne suis jamais repassé par cette intersection, de peur qu'elle ne me reconnaisse. Ces trucs-là, on croyait que ça n'arriverait pas si nous faisions attention. Quelques jours plus tard, le groupe recommençait à voler un peu plus haut dans la rue, puis l'édenté se fit prendre à son tour. Après ça, la bande s'est démantelée pour de bon. Je ne les ai jamais revus.

Le bout de bois avec lequel je titillais le rat eut raison de sa patience. Il poussa un couinement réprobateur, puis disparut dans l'obscurité du couloir, emportant avec lui l'inestimable quignon de pain. Nouveau soupir. Des voix s'élevaient sur le pont, tandis que d'autres souvenirs me rattrapaient.

Le môme qui chapardait aux étalages et dormait sous les ponts avait grandi, puis retrouvé la chaleur et le confort des auberges du port. Le patron qui connaissait bien ma mère me confiait des tâches ingrates, pour lui et d'autres hommes pas très nets de son entourage, en échange des repas et du lit qu'il m'offrait. Tout avait commencé par de simples renseignements et vols d'objets sans grande valeur. Rien de bien compliqué en somme, car j'avais l'expérience de la rue. J'étais fier d'exécuter chacune des missions qu'ils m'assignaient, et redoublais d'efforts pour gagner leur confiance, améliorer l'estime qu'ils avaient de moi, et devenir autre chose que "le rejeton de la putain". Les mois et les années passaient, et ma place dans la bande devenait de plus en plus précise. J'étais l'homme de main. Intimidations, menaces puis passages à tabac. Aucun de ces tests ne m'arrêtait pour les satisfaire, car je leur devais tout.

Un jour, le borgne me prit à l'écart et me confia un poignard. Plus grave et sombre que jamais, il disait avoir absolument besoin de mon aide. Il me décrivit un individu malfaisant que je devais éliminer. Il m'expliqua que ce dernier menaçait sa vie, celle de sa compagne et de sa fille : la petite que j'avais vu rire aux éclats dans ses bras, quelques jours plus tôt. Et moi, plus vraiment enfant, mais pas encore adulte, j'acquiesçai. Deux jours plus tard, une des patrouilles du quartier retrouvait le corps de l'homme dans le caniveau. Heureusement pour moi, je n'avais pas été arrêté par la marine royale pour meurtre.

Des hurlements de terreur m'arrachèrent à mes pensées. Des coups, un fracas métallique, des corps qui tombaient sur le pont, quelque part au-dessus de moi. On nous attaquait, et j'étais pris au piège dans cette cage, sans arme pour me défendre. Entre deux égosillements de matelots affolés, je secouai frénétiquement la grille qui me retenait, en vain. Les voix et les cris s'intensifièrent, puis gagnèrent la cale, à l'autre extrémité du navire. Bientôt, je reconnus celle de mon geôlier, la pourriture qui me maltraitait depuis plusieurs semaines, avant qu'un grand coup sourd ne l'interrompe brutalement. Un frissonn me parcourut l'échine. Au fond du couloir, l'éclat d'une lanterne vacilla. Quelqu'un approchait. Je reculai dans l'ombre du fond de ma cage, et me ratatinai. De la sueur coulait le long de ma nuque.

— Ici ! héla la voix d'une femme en tête du groupe.

Elle brandit sa lanterne dans ma direction, ce qui illumina les traits de son visage. Svelte, des boucles brunes jusqu'aux épaules, les lèvres aussi rouges que le sang qui maculait sa veste de velours aux extrémités galonnées d'or - probablement volée à un riche marchand ; la nouvelle venue porta sur moi un regard pénétrant aux iris sombres. Le sang se mit à battre contre mes tempes et ma gorge se noua. Une chaleur m'embrasa les joues. Puis j'aperçus la grande hache au manche finement ouvragé qu'elle empoignait fermement. Mes doigts de pieds se recroquevillèrent sur le plancher rugueux de la calle. Si je devais mourir, ce serait de sa main.

Deux autres hommes surgirent dans l'embrasure de la porte, occupant presque tout l'espace qui restait dans la petite cabine. S'ensuivirent de longues secondes d'observation durant lesquelles ces trois-là me dévisagèrent avec suspicion.

— Sa marque sur le bras, commenta un des gaillards en retrait, d'une voix sifflante et familière.
— Arrêté pour piraterie. Il se pourrait que ça soit un homme de leur équipage, non ? marmonna l'autre.
— Non, affirma durement la jeune femme. Je le reconnaîtrais.

Le premier claqua la langue avec agacement. J'avais décidément la certitude de le connaître.

— Ils l'ont bien amoché, reprit la meneuse avec colère. Derka, tiens-moi la lanterne.
— L'édenté ? bégayai-je. C'est toi ?

Il me regarda fixement, puis me reconnut à son tour.

— Gaspard ?! Bon sang, Aline, je le connais.
— Très bien. Allez, écarte-toi, on va le sortir de là.

La jeune femme aux boucles brunes leva bien haut sa hache. Celle-ci irradiait légèrement d'une lueur rougeâtre. Puis elle l'abattit violemment sur la chaîne et les barreaux qui me retenaient captif. Une puissante vibration fit trembler et gémir la cage en fer, tout autour de moi. Instinctivement, je me protégeai la tête de mes bras. Quand j'ouvris de nouveau les yeux, un homme dégarni me tendait la main, un pli d'impatience sur le front. Je me redressai en prenant appui sur son bras, et remarquai le tatouage noir sur sa peau. Un crâne fracturé. Derka, lui, s'était fait tatouer une pieuvre sur le bras gauche, et l'encre était cette fois beaucoup plus nette.

— Tu te portais mieux, la dernière fois, taquina-t-il.

De toute évidence, je ne m'étais pas encore remis des coups de l'autre brute chauve de geôlier.
Je sentis sur moi le regard de la femme pirate, et tressaillis au son de sa voix.

— Tu peux marcher ?
— Oui, balbutiai-je, je devrais pouvoir me débrouiller.

Le borgne m'avait toujours conseillé de regarder les étrangers dans les yeux, pour savoir au plus vite à quoi je devais m'en tenir avec eux. Mais face à elle, son regard perçant et ses lèvres écarlates, le rouge me monta aussitôt aux joues. Je détournai le regard. Cela dû passer pour de la crainte, car Derka me lança une tape amicale dans le dos, comme le faisaient les aînés de la bande de gamins, pour rassurer les plus jeunes lorsque le besoin s'en faisait ressentir.

Nous enjambâmes le corps sans tête du geôlier, étendu dans le couloir, puis arrivâmes à l'échelle menant à la surface. Une brise m’ébouriffa les cheveux et mes poumons se remplirent d’air. Sur le pont nous attendait un spectacle apocalyptique.

Certains matelots encore vivants gémissaient ou suppliaient les pirates de les épargner, tandis que d'autres rampaient à même le sol, avec le vain espoir d'échapper au massacre. Ces malheureux se firent égorger un à un, comme des agneaux. Au fond de moi, j'estimai que ces marins et mousses n’avaient eu que ce qu’ils méritaient. Durant ma longue captivité, aucun d’entre eux n’avait jamais manifesté la moindre sympathie à mon égard. Ils se sentaient probablement réconfortés à l’idée d’avoir plus misérable qu’eux à bord du navire.

Les rires et cris de victoire des forbans emplirent l'air, redoublant d'intensité à notre arrivée sur le pont. Cette soudaine clameur m’ébranla, comme de nouveau plongé dans une des festivités qui animaient les tavernes et ruelles coupe-gorge de la capitale.

— Tu t'y feras, me confia l'édenté en m'assenant une tape de plus dans le dos.
— Derka, lui lança Aline. Il est à moi.
— Bien, comme tu voudras.

Les lèvres de ce dernier s'arquèrent en un imperceptible sourire que je connaissais bien. Un sourire que je n'avais pas vu depuis plus de dix ans.

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