Chapitre 15 — Convaincre les sceptiques
La cafetière cliquetait dans un soupir métallique, achevant son cycle avec un dernier gargouillis. Gabriel observa le café noir s’amasser au fond de sa tasse, hypnotisé par le tourbillon opaque qui s’y formait brièvement avant de disparaître. Tout est là, mais nous refusons de voir. Cette phrase, envoyée au doyen adjoint de l’université de Brno, revenait hanter son esprit. Klein savait quelque chose. Il l’avait compris bien avant eux.
Il saisit la tasse sans y prêter attention. La brûlure sur ses lèvres lui arracha un léger sursaut. Il s’en fichait.
Aujourd’hui, il devait convaincre Sonia et Stanislas. Pas avec des intuitions, ni des spéculations. Avec des faits.
Dans son oreille, la voix douce et artificielle de Cléa s’activa.
— Ton rythme cardiaque est irrégulier. Tu ressent du stress ?
Il soupira.
— Un peu.
— Je peux t’aider ?
— Non, à part si tu me trouve un moyen de convaincre Stanislas sans qu’il explose.
Cléa marqua une pause. Puis :
— Là possibilité d’approbation de Stanislas oscille autours de 23%.
Il esquissa un sourire.
— C’est pas gagné.
— Possibilité d’approbation de Sonia : 62%. Elle a confiance en toi. Elle cherche une validation empirique. Montre lui quelque chose de tangible.
Gabriel acquiesça. Cléa avait raison. Sonia ne voudrait pas croire, elle voudrait d’abord voir.
Il passa une main dans ses cheveux, tentant d’apaiser le nœud dans sa nuque. Klein avait déjà fait l’expérience. Les chiffres étaient là. Il suffisait de leur montrer.
La salle de réunion était plongée dans une semi-pénombre, seulement éclairée par la lumière froide des écrans de contrôle. Sonia était déjà là, accoudée au dossier de sa chaise, stylet en main. Elle le fixait, son regard trahissant une fatigue qu’elle ne cherchait pas à masquer.
— T’as une tête affreuse, lui envoya Gabriel en souriant.
— Toi aussi.
Elle esquissa un sourire en coin, mais il s’effaça aussitôt quand Stanislas entra à son tour. Il jeta son carnet sur la table avec un bruit sec et s’installa sans un mot, bras croisés. Il est sur la défensive.
Gabriel inspira profondément. Il fit glisser ses doigts sur le terminal, et l’écran s’anima. Une courbe vibrante apparut, entrecoupée de chiffres.
— On connaît tous ces oscillations, commença-t-il. On sait qu’elles ne sont pas dues à un bruit de fond, ni à un artefact de l’interféromètre.
Stanislas haussa un sourcil.
— Tu perds ton temps, Gabriel. On a déjà écarté les erreurs instrumentales.
— Justement. Il nous reste une seule hypothèse : ces fluctuations sont réelles.
Il fit pivoter la projection et zooma sur une séquence précise.
— Regardez cette série de valeurs. Elle apparaît dans chaque test, mais avec des variations subtiles. À chaque nouvelle mesure, la séquence change légèrement. Comme si elle réagissait à quelque chose.
Sonia s’avança, intriguée.
— Réagir à quoi ?
Gabriel hésita une fraction de seconde. Il devait avancer avec prudence.
— J’ai testé plusieurs matériaux pour voir si ces oscillations fluctuaient en fonction de l’environnement. Métaux, roches, polymères… Rien. Pas la moindre interaction.
Il appuya sur son terminal, et un second tableau apparut.
— Mais dès qu’on introduit un élément organique, la donne change.
Un silence tomba sur la pièce.
Stanislas se redressa lentement.
— Développe.
— J’ai testé avec des cultures bactériennes. D’abord, aucune réaction évidente. Mais quand j’ai accumulé les données sur plusieurs heures, j’ai remarqué que l’oscillation variait légèrement en fréquence.
Sonia se pinça les lèvres.
— Ça pourrait être une simple perturbation chimique.
— J’ai refait l’expérience avec des organismes végétaux. L’effet était plus marqué. Puis avec des tissus biologiques encore actifs. La fluctuation s’est amplifiée.
Gabriel marqua une pause, scrutant leurs réactions.
— Plus l’échantillon était complexe, plus la réaction était forte.
Dans son oreille, Cléa chuchota :
— Sonia doute. Les chiffres.
Gabriel fit apparaître une dernière série de données.
— Les variations sont trop précises pour être du hasard. La corrélation dépasse les 99%.
Stanislas lâcha un ricanement bref, sec.
— C’est n’importe quoi.
Gabriel s’y attendait.
— C’est ce que disent les chiffres. Je ne propose pas de conclusions hâtives, seulement d’aller plus loin.
Stanislas secoua le tête.
— Tu crois vraiment que la matière noire, une substance qui n’interagit ni avec la lumière ni avec la matière ordinaire, va soudainement “réagir” à un organisme vivant ?
Gabriel ne répondit pas immédiatement.
Dans son oreille, Cléa souffla :
— Pose-lui une question qu’il ne peut pas réfuter.
Gabriel sourit légèrement.
— Alors explique-moi pourquoi la courbe change toujours au même moment.
Stanislas ne trouva rien à répondre. Sonia, elle, réfléchissait toujours.
— Et qu’est-ce que tu veux faire, exactement ? demanda Sonia, son regard toujours fixé sur les données.
Gabriel effleura l’écran. Une nouvelle série de résultats apparut.
— Tester une forme de vie plus complexe.
Stanislas eut un mouvement de recul.
— Non.
— On resterait dans un cadre strictement observationnel, insista Gabriel. On pourrait obtenir une autorisation pour un test sur un primate auprès des neurosciences. Pas d’intrusion, pas de contrainte. Juste une exposition.
Stanislas secoua la tête, catégorique.
— On fait de la physique, pas de la biologie expérimentale.
Sonia, elle, ne rejetait pas l’idée aussi rapidement. Elle avait ce regard qu’elle avait toujours quand quelque chose la troublait.
— Gabriel, tu es sûr que ce n’est pas une simple corrélation trompeuse ?
Il la fixa.
— Je veux en avoir le cœur net.
Sonia détourna les yeux vers l’écran. Elle ne parlait pas, mais Gabriel savait qu’elle réfléchissait déjà.
Plus tard, dans la soirée, Sonia était encore au laboratoire. Gabriel savait qu’elle cogitait. Elle n’aurait pas attendu si elle avait été sûre de sa réponse.
Il la trouva assise devant la baie vitrée qui donnait sur l’accélérateur, une tasse de thé tiède entre les mains. Elle ne le regarda pas tout de suite.
— T’as un plan en tête, pas vrai ?
— On peut faire un test, juste nous deux.
Elle leva un sourcil.
— Tu veux qu’on le fasse sans Stanislas ?
— Il ne dira jamais oui avant d’avoir une preuve plus solide.
Sonia soupira, hésitante.
— Avec quoi tu veux tester ?
— Une souris.
Elle s’immobilisa.
— Tu veux qu’on expose une souris ?
Gabriel hocha lentement la tête.
— On la place juste dans le champ d’oscillation et on observe. Si on ne voit rien, on oublie tout ça.
Sonia serra sa tasse entre ses doigts.
— Et si on voit quelque chose ?
— Alors tu m’aideras à convaincre Stanislas.
Elle le fixa un long moment, puis se leva, posant son café sur le rebord du bureau.
— D’accord.
L’expérimentation fut préparée en silence. Une ambiance cérémonieuse flottait dans l’air. Gabriel activa le champ d’oscillation, ajusta les capteurs. Sonia plaça la cage sur la plateforme.
Le petit rongeur s’ébroua, insensible aux enjeux qui pesaient autour de lui.
Gabriel enclencha l’analyse.
Les oscillations restèrent d’abord stables. Puis, lentement, imperceptiblement… elles se modifièrent.
Sonia s’approcha de l’écran, les sourcils froncés.
— Attends…
Elle activa une superposition de spectre.
L’oscillation fluctuait au même rythme que la respiration de la souris.
— Ça suit son métabolisme, murmura-t-elle.
Ils restèrent figés, fascinés, observant l’anomalie en temps réel.
Sonia recula d’un pas.
— Putain…
Dans son oreille, Cléa déclara :
— Corrélation détectée.
Puis Cléa ajoutât, d’une voix plus lente, presque humaine :
— Gabriel, crois-tu que moi aussi… je pourrais affecter cette matière ?
Il frissonnât. Sonia n’avait pas entendue. Elle reculât d’un pas, se tenant le menton, en plein conflit intérieur. Puis elle souffla un juron et se détourna.
— Demain, on en parle à Stanislas.
Gabriel esquissa un sourire discret.
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