Chapitre 27 — Au delà des gardiens
Ils s’étaient calmés, enfin.
Icare n’avait plus parlé. Depuis son mot impossible, la tension était descendue d’un cran, mais pas totalement. Quelque chose restait en suspens, flottant dans l’air du laboratoire, comme un frisson invisible.
Sonia était penchée sur son terminal, analysant des séries de graphiques complexes projetés par l’interface holographique. Une cigarette électronique oubliée dans sa main, ses doigts la faisant tourner nerveusement, sans jamais la porter à ses lèvres.
Sonia leva la tête et regarda Gabriel.
— Alors, tu l’as trouvé…
Sa voix n’avait rien d’un véritable questionnement. C’était une constatation. Gabriel ne répondit pas immédiatement. Il savait qu’elle parlait de Klein. Mais désormais, cette rencontre lui semblait secondaire. Le vrai mystère était ici. Il traversa lentement la salle, sentant le regard de Sonia suivre ses moindres mouvements. Puis, il ouvrit l’enclos.
Icare était là.
Assis dans un coin de la pièce, les jambes repliées sous lui. Son regard était posé sur Gabriel, calme, mesuré, mais profondément différent. Ce n’était plus simplement un chimpanzé. C’était autre chose, un être, conscient. Un être qui écoutait. Qui pensait.
Gabriel s’approcha et s’assit lentement près de lui. I care ne bougea pas. Mais son regard resta fixé sur lui. Comme s’il savait qu’un moment important était en train de se jouer.
Sonia referma son terminal, puis se leva avec précaution. Elle récupéra un fichier enregistré, et le fit apparaître en projection flottante devant eux.
— Regarde ça.
Gabriel plissa les yeux.
Un symbole. Toujours le même. Deux cercles. Un trait vertical. Mais cette fois… Il y avait quelque chose en plus. Un détail nouveau. Sous la ligne centrale, Icare avait ajouté une autre ligne, plus petite. Un geste minuscule, presque imperceptible à première vue. Et pourtant, rien n’était laissé au hasard. Gabriel sentit son cœur battre plus fort.
— Il l’a modifié.
Brémont s’approcha, croisant les bras d’un air grave.
— Oui.
Sonia hocha lentement la tête.
— Ce n’est pas un simple changement aléatoire.
Elle effleura le symbole du bout des doigts.
— Il veut nous montrer quelque chose.
Brémont soupira et fit pivoter son écran.
— On a surveillé son activité cérébrale.
Un schéma apparut en projection. Des ondes en pics irréguliers, une activité beaucoup plus intense qu’avant. Brémont pointa une courbe spécifique.
— Regarde ça. Ces fréquences… on ne les avait jamais observées chez un primate.
Gabriel se frotta les tempes. Quelque chose lui échappait encore. Un élément manquant dans ce puzzle. Il tourna lentement son regard vers Icare. Le chimpanzé n’avait pas bougé. Mais il les observait. Toujours.
Stan ne disait rien. Depuis l’explosion de tension, depuis qu’Icare avait parlé, il était resté en retrait, analysant chaque échange sans intervenir. Mais cette fois, il s’avança. Il fixa Icare, puis le dessin. Il ouvrit la bouche, hésita, puis murmura :
— Et si on lui demandait ?
Gabriel tourna la tête vers lui. Sonia aussi. Brémont cligna des yeux, surpris.
— Pardon ?
Stanislas regarda le primate.
— Il nous comprend. Il imite nos gestes. Nos comportements. Il a déjà prononcé ton nom, Gabriel.
Il croisa les bras.
— Pourquoi ne pas lui poser une question ?
Un silence chuta dans la pièce.
Tous se tournèrent lentement vers Icare. Il n’avait pas bougé. Mais il écoutait. Gabriel sentit sa gorge se serrer. L’idée lui semblait absurde. Et pourtant… Tout en lui criait que c’était la seule chose à faire. Il prit une inspiration tremblante, puis se pencha légèrement vers l’enclos. Sa voix était basse, posée, presque tremblante.
— Icare…
Le chimpanzé cligna lentement des yeux. Gabriel désigna l’écran.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
Le silence devint pesant. Icare leva lentement la main. Ses doigts effleurèrent la surface du dessin, suspendu dans l’espace.
Puis, il ouvrit la bouche. Un son rauque, hésitant. Un mot.
— Ou..-V…-Rire
Gabriel sentit son cœur s’arrêter. Sonia porta une main tremblante à ses lèvres. Brémont recula d’un pas. Stanislas blêmit, secouant légèrement la tête.
Icare venait de parler, encore. Et il avait répondu à la question.
Gabriel ferma les yeux un instant. Puis il se redressa. Les mots s’imposèrent à lui sans qu’il ne puisse les arrêter.
— Je dois recommencer l’expérience.
Sonia redressa brutalement la tête. Stan écarquilla les yeux. Brémont secoua la tête, furieux.
— Non. Absolument pas.
Gabriel le fixa avec intensité.
— C’est la seule façon de comprendre.
Un silence glacial tomba sur la pièce.
Sonia murmura :
— Gabriel…
Stanislas serra les mâchoires. Puis, contre toute attente, il souffla :
— Alors faisons-le.
Brémont les regarda, abasourdi. Mais il ne protesta plus. Parce qu’il savait.
Ce seuil, quelqu’un devait le franchir.
Et ce serait Gabriel
Stan le regardait, il hésitait, puis dit :
— Je sais que je suis septique par nature. Je n’ai pas toujours été d’accord avec vous, ni même avec mes collègues dans leur ensemble. Mais j’ai confiance en toi, Gabriel. Sache le. Je comprend ce que tu veux faire, ce que tu pense pouvoir faire. Je vais t’aider. Mais il faut que je l’exprime. Pour des scientifiques comme nous, c’est de la folie.
Il sourit.
Gabriel entra dans la chambre de confinement. Le test commença. Il se tenait au milieu de la pièce, face à la machine. Face à cette matière invisible. Contenue dans ce cylindre. Maintenue à une température plus froide que l’univers. Il fit le vide dans son esprit. Se retira, pour percevoir le Tsimtsoum. Ce retrait. Ce silence qui lui donnerait accès au seuil. Puis il les sentit. Les Kéroubim. Il savait que c’était eux. Lorsqu’il ouvrit les yeux, deux formes sphériques de trouvaient devant lui. Elles étaient comme formées de vide. Inexistantes, mais tout a fait présentes.
Gabriel resta figé, les yeux toujours ouverts, mais derrière ses prunelles, un tout autre univers semblait s’être déployé. Il était suspendu entre les deux sphères de vide, entre le seuil et l’instant d’après. Chaque souffle qui franchissait ses lèvres semblait se dissiper dans une immensité silencieuse, un endroit où le temps, l’espace et la matière n’étaient plus que des souvenirs d’un monde qui n’existait plus. La lumière, la chaleur, tout ce qu’il avait connu, tout ce qui constituait son être, semblait se dissoudre dans une mer infinie d’énergie pure.
Les Kéroubim étaient là, bien là, invisibles et pourtant si réels, formant un vide parfait, une dualité de néant entre laquelle Gabriel s’avançait, une légèreté totale dans chaque mouvement. Il ne sentait plus son corps, ne percevait plus le laboratoire, ni ses collègues. Il n’était plus dans cet espace confiné. Il était partout. Tout était ouvert devant lui, tout était connecté, et il se voyait dans l’ensemble, non pas comme un individu, mais comme une note dans une symphonie cosmique.
Il tourna lentement la tête, ses yeux captant quelque chose qu’il n’aurait jamais pu concevoir avant : l’assentiment des Kéroubim. Une sorte de lumière, une vibration silencieuse qui émanait de leur forme vide. Ils l’avaient accepté. Il pouvait franchir le seuil, il serait au-delà de tout, dans l’infini. Ses pensées se fondaient dans le tout, dans un ensemble d’énergies et de consciences, un flux d’existence où il percevait l’ensemble de l’univers, sa composition, sa naissance, son avenir. Et pourtant, dans cet instant d’éternité, il était aussi petit que l’infiniment grand, et aussi vaste que l’infiniment petit.
Il avança d’un pas, ses pieds touchant le sol sans qu’il n’en ait vraiment conscience. Puis un autre. L’espace autour de lui s’épanouit. Il fit un dernier pas en avant, traversant une ligne invisible entre les Kéroubim. Il percevait l’univers dans son ensemble. Il ressentait sa création, la naissance des galaxies, la danse des étoiles, les forces gravitationnelles qui les maintiennent dans une harmonie désordonnée. Il était à la fois l’observateur et l’observé.
Et à cet instant précis, Icare se leva dans la zone d’observation. Le primate leva la tête vers le plafond comme s’il voyait au delà, la bouche entrouverte dans un cri qui résonna à travers le silence du laboratoire. Ce cri… c’était le cri de la conscience qui émerge. Ce cri, c’était l’appel. Un appel à travers la matière, un appel à travers l’existence. Gabriel perçut cette vibration, ce lien subtil entre lui et Icare, entre son expérience et celle du chimpanzé. Ils étaient liés, tous deux, dans leur quête pour franchir ce même seuil, pour percevoir cette même vérité.
Dans la salle d’expérimentation, les écrans montraient des perturbations gravitationnelles bien plus importantes que ce qu’ils avaient observé avec Icare. Les moniteurs affichaient des pics qui frôlaient l’impossible. Les corps de Sonia, Brémont et Stanislas étaient figés, la tension palpable. Icare regardait Gabriel. Il attrapa doucement la main de Sonia. Il lui montra. Il pointa Gabriel du doigt, puis l’hologramme du dessin d’Icare. Il ouvrit la bouche, et sorti un son gutturale :
— Ga-bri-el, ouv-re.
Gabriel restait immobile, les bras le long du corps, les yeux grand ouverts, regardant dans le vide devant lui. Il n’était plus un simple être humain, il était une partie de l’univers, une conscience éclairée, tissée dans le tout.
Sonia, les yeux écarquillés, sentit une vague d’émotion la submerger. C’était comme si l’air autour d’eux s’était densifié, comme si l’univers entier avait pris forme dans cette pièce. Elle se sentit connectée à Gabriel, Icare, mais aussi à Stanislas, Brémont, et surtout, à cet instant, au présent. Ils étaient liés, non seulement à Gabriel, mais au tout. Un sentiment d’unité absolue les envahissait, un amour, une compréhension si pure qu’elle était indicible. Les Kéroubim eux-mêmes avaient tracé ce chemin pour eux, leur offrant la possibilité de ressentir ce qui allait au-delà de la matière.
Gabriel, ses lèvres entrouvertes, murmura doucement, mais ses mots résonnèrent dans leurs esprits. Je les vois. Les Kéroubim. Ils m’ont laissé passer. Je sais maintenant.
Sonia et Stanislas se regardèrent, un frisson parcourant leur échine. Ils comprenaient sans comprendre totalement, mais ils ressentaient l’authenticité de ce qu’il disait. Et dans un geste fluide, presque imperceptible, Gabriel tendit la main vers eux, comme une invitation. Comme s’il leur proposait de les guider, de les amener dans cette expérience, de les transporter au-delà des frontières de l’espace et du temps.
Et, dans un geste partagé, presque instinctif, Icare, Sonia et Stanislas tendirent la main, comme pour attraper cette réalité qu’ils ne pouvaient pas voir. Ils étaient ensemble dans cet instant, ensemble dans cette vérité. Ils n’étaient plus simplement des chercheurs. Ils étaient, à cet instant, la réalité elle-même.
Tout se dissolvait en eux, tout ce qu’ils avaient cru savoir, tout ce qu’ils pensaient comprendre. Ils étaient unis dans une compréhension totale de l’univers, du Tsimtsoum, des Kéroubim, et de ce passage qu’ils venaient d’effectuer, eux aussi, au-delà de tout ce qui est connu. Ils savaient maintenant. La galaxie NGC 6777. Elle abritait la vie, intelligente, consciente. Ces êtres avaient passés le seuil, et les avaient guidés malgré eux vers les Kéroubim.
Gabriel sentit son corps se dissiper, devenir lumière, se fondre dans le vide, tout en étant tout, et en percevant tout, simultanément. Le temps, l’espace, l’univers, tout était là, devant lui. Une infinie révélation. Une fin et un commencement. Il se tourna vers eux, il les regarda avec un sourire paisible, comme s’il leur offrait une porte vers l’infini.
— Nous pouvons tout comprendre. Nous pouvons tout voir. Nous somme là et partout. Comme eux, murmura-t-il, avant de se dissoudre dans l’espace, dans le tout.
La pièce était maintenant vide.
A Melk, au cœur du monastère, Elias Klein releva la tête. Tous en fermant doucement le livre qu’il était en train de lire, il regarda le plafond, comme s’il voyait au delà.
— Il l’a fait. Il a passé le seuil.
Un sourire doux et chaleureux étira ses lèvres. Puis il retourna à sa lecture.
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