Chapitre 2 - Dankred

10 minutes de lecture

Le jour pointait à peine au-dessus des Épineuses lorsque les cavaliers franchirent la lisière de la forêt. La nouvelle de leur arrivée fusa à travers Omsterad aussi vite que le permettait la vélocité des informateurs postés sur les toits de la ville. Arrivée au portes de la demeure du baron d’Omstër, l’information fut confiée à deux messagers différents, lesquels atteignirent Dankred de Rilke et Léon d’Omstër au même instant.

Le prince fut le premier à atteindre le rez-de-chaussée. En le découvrant debout dans le hall d’entrée, le maître des lieux lui jeta un regard venimeux. Dankred ne broncha pas. Il ignorait pourquoi les Tonneliers avaient décidé de le tenir informé, mais il ne s’en plaignait pas. Le baron, toujours furieux de son intervention pendant la bataille d’Omsterad, refusait de lui parler. Le fait que son propre réseau d’informateurs ait décidé de lui désobéir ne faisait qu’alimenter son ire. Mais le prince n’avait aucun intention de se laisser exclure de ses plans. Léon d’Omstër lui avait promis une place de choix dans sa coalition, et il entendait l’obliger à respecter cette promesse.

Le baron prit une courte inspiration, sembla retrouver un semblant de calme, et vint se placer à ses côtés.

— Ils arrivent ensemble. Ils auront fait camp commun cette nuit. Je n’aime pas ça.

Dankred lui jeta un regard en coin.

— Vous n’aimez pas l’idée que vos alliés soient alliés ?

— Pour être honnête, non.

Le prince s’accorda un rictus entendu. Le baron aimait contrôler son monde. L’idée que ses co-conspirateurs aient passé la nuit ensemble dans la forêt, devisant autour d’un feu de camp, lui était logiquement insupportable. En accueillant un Rilke dans la coalition, il s’apprêtait en outre à jouer un coup risqué. La simple présence de Dankred à Omsterad en qualité d’invité lui faisait courir le risque de voir les autres barons se retourner contre lui. Le sort de sa rébellion se jouait aujourd’hui, et il avait l’impression d’avoir été exclu d’une partie des négociations. Dankred le comprenait, et il partageait ses craintes. Il avait lui aussi besoin que leur alliance reste intacte. Son avenir, ainsi que celui de sa femme, en dépendait.

— Nous saurons les convaincre, dit-il, vous verrez.

— Espérons, mon garçon. Espérons.

Un fracas de sabots retentit dans la cour du château, et Léon d’Omstër fit signe d’ouvrir les portes. Les barons étaient cinq, chacun flanqué de deux cavaliers en armes qui assuraient tant leur sécurité que l’étalage de leurs armoiries. Dankred les observa avec curiosité. Près de deux siècles auparavant, le premier roi Hiliam de Rilke avait imposé aux Baronnies un drapeau unique, espérant peut-être achever leurs velléités indépendantistes. Les blasons peints sur de grandes toiles de cuir souple étaient la preuve de son échec.

— Léon ! s’exclama l’homme de tête. Content de vous revoir, mon vieux !

Il se laissa glisser le long du flanc de son cheval dans un geste si habitué qu’il donna l’impression d’avoir simplement fait un pas sur le côté.

— Wengel. Le temps n’a pas de prise sur vous, on dirait !

Le baron s’avança, la main en avant. L’homme l’attira dans une accolade vigoureuse qui laissa sa victime le souffle court et la moustache en bataille. Dankred trouva au baron de Wengel une ressemblance singulière avec Leander.

— Votre femme vous salue, d’Omstër, déclara le vieux seigneur.

— Vraiment ? La dernière fois que je l’ai vu, elle m’annonçait aller retrouver votre mère, désapprouver nos plans et ne plus vouloir entendre parler de moi.

— Vous savez comment sont les femmes. Elles ne comprennent rien à la politique ! trancha Wengel. Ma sœur pas plus que les autres, malheureusement. D’ailleurs, elle vous supplie également de ne pas mêler vos fils à nos « idioties ».

— Des sottises. Lev et Leander ne manqueraient cela pour rien au monde.

— C’est ce que je lui ai dit. Elle n’a, bien sûr, rien voulu entendre. Elle vous en veut toujours d’avoir expédié le petit dans les monts Shirin, je crois.

Derrière lui, les autres barons descendaient de cheval avec une ardeur plus modérée. Chacun leur tour, ils saluèrent le maître des lieux, puis se tournèrent vers Dankred avec froideur. Wengel carra exagérément les épaules et mit un point d’honneur à le défier du regard. Mais même son imposante carrure ne lui permettait pas d’en remontrer physiquement à un Rilke. Il pénétra dans le château sans plus de rodomontades. Seul le baron de Lamel s’attarda suffisamment longtemps pour échanger quelques mots avec le prince. La trentaine, le cheveu brun et les traits régliers, il ne se distinguait guère par son physique, mais exsudait un calme et une prestance qui forçait l’attention.

— Fenrir Lamel, dit-il en lui offrant la seule poignée de main franche de la journée. J’ai entendu parler de vos exploits à Angiwk, et je vois que vous avez déjà laissé votre trace sur Omsterad. Vous semblez aussi doué pour la création que pour la destruction.

Il désigna du menton le rempart qui enserrait la ville. Une semaine auparavant, les pierres qui le constituaient n'avaient été que des ruines.

— J’ai fais ce qui me semblait le mieux, hésita Dankred.

— Je vois. Espérons que Léon ne s’est pas trompé en misant sur vous.

— Je l’espère également.

Fenrir sourit et lui tapota l’épaule avant de pénétrer à son tour dans le hall d’entrée. Dankred, vaguement rasséréné par sa bienveillance, lui emboîta le pas. Léon les conduisit immédiatement jusqu’à une salle du rez-de-chaussée. La pièce était meublée d’une table de bois brut dont le plateau avait été taillé dans la longueur d’un tronc plusieurs fois centenaire. Une veine noire, semblable à une cicatrice, le traversait de part en part. Les bord irréguliers menacaient de laisser des échardes dans la peau de quiconque s’aviserait de les toucher. A bien des égards, songea Dankred, le meuble était à l’image de ses propriétaires : ancien, rugueux et torturé par un schisme séculaire.

Les barons prirent place sur les sièges tapissés de velours rouge sans marquer la moindre hésitation. Tous semblaient connaître l’endroit comme s’il s’était agi de leurs appartements. Ils conversaient avec aisance, rencognés dans des dossiers que le temps avait moulé à la forme de leurs corps. Dankred, engoncé entre ses propres accoudoirs, aurait aimé partager leur décontraction. Il se tortilla un moment avant de renoncer : il n’y avait qu’à Berhyl qu’on trouvait des meubles adaptés à sa carrure. Ici, comme partout ailleurs, il devait s’adapter.

— Messieurs ! commença Léon d’une voix de maître de cérémonie. Vous n’êtes pas sans savoir que les événements se sont pour ainsi dire… accélérés.

— C’est le cas de le dire, s’esclaffa Wengel. Souhaitez-vous partager le secret de la croissance de vos murailles ? Dans mon souvenir, elles n'étaient pas là il y a deux semaines.

Le baron d’Omstër lui accorda un sourire affable, mais Dankred pouvait sentir l’aura aigrelette de son malaise.

— Ce… miracle revient au seigneur Dankred, ici présent, hésita-t-il. Le pouvoir de ses ancêtres…

— Un Rilke avec des pouvoirs, il ne manquait plus que ça ! coupa immédiatement Wengel. Dois-je vous rappeler que c’est précisément ce qui nous a foutu dans ce merdier pour commencer ?

— Le revoilà avec son discours anti-magie ! s’énerva soudain le baron de Fern, resté silencieux jusque-là. Wengel, je pensais que nous nous étions mis d’accord sur le fait que le pouvoir est un attribut naturel, et non une aberration !

— … dont l’exercice, qui est plus, est un droit dont le peuple est privé depuis trop longtemps, ajouta raisonnablement Lamel. A moins que vous ne souhaitiez revenir sur ces éléments de langage, Dmitri ?

L’assemblée frémit. Dankred imaginait sans mal quelle difficulté ils avaient eu à tomber d’accord en premier lieu. Wengel lui-même sembla se tasser sur sa chaise.

— Non, bien sûr. Fern, je ne voulais pas insulter vos enfants, évidemment.

Dankred se sentit gagné par une soudaine excitation. Les barons avaient l’intention de créer un royaume où la magie serait la norme ! Pour la première fois depuis sa sortie de l’Académie, il se sentit proche de la cause qu’on lui demandait d’épouser. Ce sentiment inédit le gonfla d’une résolution nouvelle. Léon d’Omstër avait beau être un sacré emmerdeur, il l’aiderait à mener sa révolution à bien, c'était décidé.

Il se pencha en avant et posa les coudes sur la table. Son mouvement interrompit les chamailleries des seigneurs qui le dévisagèrent avec méfiance. Ils étaient venus pour le rencontrer, et il allait leur donner du grain à moudre.

— Je comprends vos inquiétudes, monsieur le baron, dit-il à l’adresse de Wengel. Mais je ne suis pas comme mes ancêtres. Mon but n’est pas de poursuivre l’ère d’oppression instiguée par Iarek mais, comme vous, d’y mettre fin. En réalité, j'en suis la première victime !

— Peuh ! Il y a deux semaines, vous massacriez nos hommes à Angiwk.

— Et les siens, ajouta Fern. Ce gamin est un danger ambulant.

Dankred, glacé, dut se faire violence pour ne pas laisser paraître son trouble. Les images de la bataille d’Angiwk, le souvenir de l’afflux de pouvoir et de la vie qui s’échappait de ses soldats pour nourrir sa propre magie, continuaient de le hanter. Il ne voulait pas y penser.

— C’était un accident, fit-il entre ses dents.

— Les pouvoirs de Dankred sont certes impressionnants, enchaîna Léon, mais il doit encore apprendre à les maîtriser. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un père comme vous, Fern. La mère de Dankred a préféré l’envoyer au loin comme on se débarrasse d’un cheval blessé. Il a besoin de tuteurs, et je gage que vous saurez nous recommander les meilleurs professeurs. Après tout, vos enfants sont parmi les praticiens du pouvoir les plus doués des Baronnies.

La flatterie sembla fonctionner : le baron se rengorgea. Dankred, lui, digérait avec peine l’allusion au rejet de la reine Sihara. Il était prêt à parier que Léon d’Omstër profitait de sa position de faiblesse pour l’humilier gratuitement. L’heure, cependant, n’était pas aux dissensions. Ils devaient présenter un front uni. Il se contenta donc de hocher la tête, la gorge serré.

— Je serais honoré de bénéficier de leurs enseignements.

— Pour en revenir aux nouveaux murs d'Omsterad, vous semblez déjà relativement doué, fit Lamel avec bonhommie, Vous devriez apprendre rapidement.

— J’ai eu de la chance. La bataille était une immense source d’énergie. Quand les soldats ont tous commencé à regretter leur absence, il m’a suffi de puiser dans cette volonté pour…

— Les soldats avaient donc peur ? s’enquit Wengel avec une certaine avidité.

— Eh bien, la guerre a tendance à faire cet effet…

— Pas à Omsterad. Ces gars grandissent dans l’espoir d’affronter les troupes du roi. C'était sans doute le plus beau jour de leur vie. La bataille était-elle mal partie ? Sans votre intervention, Omsterad serait-elle tombée ?

Sa question jeta un froid sur l’assemblée. L’aura de Léon d’Omstër se rafraîchit encore. Le baron avait peur. Beau-frère ou non, Wengel n’hésiterait pas à sauter sur la moindre faiblesse pour tenter de prendre le contrôle de la coalition. Il ne fallait pas être un génie pour déceler chez lui la frustration mal contenue d’un homme qui s'estimait le plus apte à diriger. L’aura des ancêtres de la famille d’Omstër, seule, l’avaient tenu en respect. Mais même le spectre glorieux de Lorik ne suffirait pas si Léon se révélait un piètre chef militaire.

— Mon frère avait lui ce que le royaume compte de combattants les plus féroces, intervint Dankred. Vos villes auraient-elles encaissé un assaut de cette ampleur ? Les hommes du barons avaient le dessus : les pertes ennemies ont été colossales. Non. Si j’ai érigé ces murailles, c’était pour protéger mon frère, et non la ville.

Léon, qui hochait la tête avec ferveur depuis le début de sa tirade, se figea. Dankred, pris d'une soudaine inspiration, se tourna vers lui.

— Vous m’aviez dit que le royaume n’était pas prêt, que vous deviez rallier plus de monde à la rébellion avant de pouvoir renverser Olric en évitant un bain de sang. J’ai pensé que mon frère devait vivre, pour vous laisser un peu de temps.

— Foutaises ! explosa Wengel, accroché au bord de la table. Ce gamin protège son frangin, l’admet devant vous, et vous le laissez déambuler dans vos couloirs comme si de rien n’était ? Ma parole mon vieux, mais vous avez perdu l’esprit !

— Il n’a pas tort, concéda Lamel.

Le prince lui jeta un regard désemparé. Et lui qui pensait avoir trouvé chez le baron un allié potentiel ! Il fit un effort pour ne se pas se laisser gagner par la panique. A ses côtés, Léon n’en menait pas beaucoup plus large. Dankred pouvait sentir sa peur.

— Mes amis, reprit-il le baron d'Omstër d'un ton apaisant. Dankred s’est contenté de suivre les bribes de plan que je lui avais exposé. Ses actions sont le résultat de ma méfiance. Je m'étais cantonné à lui décrire le rôle que j’envisageais pour lui : un rôle de champion, destiné à rassurer le peuple sur la continuité du pouvoir. Comment lui en vouloir d’avoir tenté de servir notre cause à partir d’informations incomplètes ? Tout ceci ne serait pas arrivé si je lui avais révélé l’intégralité de notre stratégie !

Dankred, sidéré, lui jeta un regard en biais. La façon dont Léon était parvenu à tourner son argument avait quelque chose de surnaturel. Fern, Salis et Gorag, les trois barons les plus discrets, semblaient visiblement confus. Wengel se mit à vociférer son désaccord en martelant la table d’un poing massif. Lamel, pour sa part, afficha un petit sourire satisfait, comme si la conversation se déroulait exactement comme il le souhaitait. Il se rencogna dans son siège, croisa les bras, et haussa à peine le ton.

— Dmitri, vos hurlements ne feront pas de vous le leader de cette coalition. Cessez donc votre caprice.

Mouché, Wengel s’immobilisa. Lamel se tourna vers le maître des lieux.

— Que proposez-vous, Léon ?

— Je propose que Dankred fasse partie intégrante de notre stratégie, en commençant par mettre ses pouvoirs au service de notre cause, une fois qu’il les aura maîtrisés. Je propose également que notre jeune ami ne prenne plus aucune initiative sans me consulter au préalable, et qu’il s’engage à obéir aux directives de cette coalition. Dankred, mon garçon, qu’en pensez-vous ? Cela vous semble-t-il acceptable.

Dankred ferma les yeux. Il ne parvenait pas à y croire. Une semaine auparavant, il était parvenu à arracher à Léon la promesse qu’il ne l’utiliserait pas comme un pion sur son échiquier politique. Mais il ne lui avait suffit que d’une heure pour trouver le moyen de rompre cette promesse sans lui laisser la possibilité de se rétracter. S'il refusait, il redeviendrait un ennemi. Tamsin serait en danger, et leur rêve d'un monde où ils n'auraient plus à cacher leurs pouvoirs disparaîtrait. Il jugula difficilement sa colère, maîtrisa encore plus péniblement l’afflux de pouvoir, et s’entendit dire :

— Cela me semble acceptable, oui.

Annotations

Vous aimez lire Cléo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0