Chapitre 39 - Dankred

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Dankred s'avança sur l'estrade, le cœur coincé quelque part dans sa gorge. Devant lui, la chevelure dorée de Tamsin, relevée en un chignon tressé, ouvrait la voie comme un phare au milieu de la mer. À son entrée, le brouhaha vindicatif des soldats rassemblés se modula en une rumeur approbatrice. Comme prévu, les varanquais appréciaient de revoir leur héritière, même si elle était mariée à un traître. Le prince prit une longue inspiration destinée à calmer ses nerfs puis se força à faire face au parterre de guerriers dont il avait lui-même ordonné le rassemblement.

À sa gauche, les plastrons peints aux couleurs des Barons annonçaient la présence des officiers de la coalition. À sa droite, les généraux varanquais les surveillaient d'un air soupçonneux, prêts à dégainer à la moindre menace. De nombreux soldats du cru s'agglutinaient également dans les allées latérales, leurs visages épuisés pressés entre les colonnes pour apercevoir la scène. Dankred sentit sa détermination se raffermir. Tous ces hommes n'avaient que faire de la querelle séculaire entre les d'Omstër. Comme lui, ils n'aspiraient qu'à mener leur vie. C'était pour cela, pour eux et pour lui-même, qu'il devait forcer les Barons à se rallier à lui.

Il n'avait pas le choix.

À sa suite, Noam et Isther se glissèrent à leur tour dans la pièce. Si Tamsin et le meïr s'étaient changés, l'Arabolie avait refusé de quitter son armure maculée de sang et de poussière. Dankred n'avait pas tenté d'argumenter. Depuis le tunnel, la jeune femme semblait osciller entre l'apathie et la fureur. Il devait admettre qu'elle l'effrayait un peu. L'essentiel, songea-t-il, était que sa présence lui assurait de conserver le contrôle de son pouvoir. Il ne pouvait guère lui en demander davantage. D'un geste machinal, il rajusta un peu l'armure d'apparat que Lungren lui avait dénichée. Comme souvent avec les équipements standards, elle lui était trop juste.

Ils s'installèrent autour de la table. Le prince prit place face au trône de pierre d'ordinaire occupé par Egor. Il ne perdit pas de temps en circonvolutions inutiles.

— Messieurs, merci de votre patience. Faites-les entrer.

Les portes s’ouvrirent et les Barons pénétrèrent dans la pièce. Ils étaient flanqués de deux rangées de gardes qui, sans les menacer, les empêchaient de se détourner du chemin. Conscient que cette haie d’honneur tenait davantage du cordon de sécurité, Léon d'Omstër jetait autour de lui des regards mauvais. Un peu en retrait, Lamel affichait un air impassible mais les muscles de son cou, tendus à l'extrême, trahissaient son inquiétude. Salis, Fern et Gorag, pour leur part, ne cachaient pas leur frayeur. Les yeux fous, le plus âgé des Barons scannait la foule comme un animal acculé. Dankred poussa un soupir de soulagement. Nerveux ou pas, ils étaient venus.

Ils fendirent la foule des soldats dans un silence de mort. Lorsqu'il le repéra sur l'estrade, le baron d'Omstër afficha immédiatement un air d'assurance affable. Léon allait tenter de retourner la situation à son avantage. Dankred n'en attendait pas moins de lui. Il carra les épaules, prêt à le recevoir.

— Eh bien Dankred, quelle victoire ! tonna Léon dont la voix porta dans toute la pièce. Vous pourrez vous targuer de nous avoir épargné un bain de sang ! Je m'interroge toutefois sur la nécessité de cette escorte qui nous a accueillis aux porte de la ville comme de vulgaires criminels. Est-ce bien là une façon de traiter ses alliés ?

Le prince de Rilke darda sur lui un regard glacial.

— De quels alliés parlez-vous donc ?

Le visage du baron s’affaissa légèrement.

— Mais enfin mon cher, vous…

— Oh, la ferme d’Omstër ! coupa Lamel, soudain à bout de patience. Dankred n’est pas stupide, il sait que vous avez essayé de le doubler. C’est justement parce que vous persistez à le sous-estimer que nous nous trouvons dans cette situation !

Une rumeur interloquée parcouru la salle. Personne ne s'était attendu à voir l'un des barons admettre ainsi la duplicité de leur stratégie. Mais Dankred refusait de se laisser attendrir par cet apparent soutien. Lamel avait prouvé que son allégeance était essentiellement opportuniste. Si le vent tournait, il les trahirait de nouveau. Il fut surpris de voir Fern s'avancer à son tour, son visage ovale crispé dans une grimace qu'il espérait sans doute apaisante.

— Votre majesté, je vous prie d’excuser mes collègues. Nous avons été assez faibles pour nous laisser influencer par Wengel. La vengeance l'a aveuglé. L’occasion était pour lui trop belle de punir le duché d’Omstër pour sa trahison et…

— Tout ceci remonte à plusieurs siècles, coupa Dankred en tentant de ne pas relever le titre royal dont le baron venait de l'affubler. Et j’aimerais que vous m’expliquiez ce qu’ont à y voir les habitants de Varanque ? Un massacre n’aurait rien réparé des actes de Vilem. Auriez-vous alors décidé d’étendre le châtiment sur cinq siècles ?

Fern parut déstabilisé. Il se ratatina sur lui-même ce qui, au vu de sa silhouette longiligne, relevait de l'exploit.

— Comme je vous le disais, cela n'a jamais été notre intention. C'est Wengel qui... heureusement que Fenrir était là pour...

Dankred ne le laissa pas achever son mensonge. Il se tourna vers Léon d'un air inquisiteur.

— Et moi qui pensait que vous étiez à la tête de cette coalition ! Me serais-je trompé ?

Piqué au vif, le baron d'Omstër sembla sur le point d'exploser. Mais il était trop malin pour prendre le risque d'avouer sa propre soif de sang au milieu de soldats ennemis. Il se contint dans une attitude qui le fit ressembler à une outre trop pleine. Mais Dankred n’en avait pas fini.

— Quand vous m'avez convaincu de rejoindre votre cause, vous me parliez d'un monde libéré du joug de ma famille, où chacun serait libre de faire son propre choix et où la magie de nos ancêtres reviendrait au peuple. Je rêve pour ma part d'un monde où mes enfants n'auront pas à se cacher comme j’ai dû le faire. C'est pour cela, et uniquement pour cela, que j'ai accepté de prendre les armes contre mon propre frère. C’est pour cela, messieurs, que je me bats, et non pour je ne sais quelle querelle séculaire !

Cette fois, Léon d'Omstër s'étouffa. Dankred perçut sa fureur comme une lame chauffée à blanc contre son esprit. Il refusa d'y prêter la moindre attention. Il se détourna de lui pour s'adresser au parterre de nobles et d'officiers varanquais qui le dévisageaient avec inquiétude, comme si sa verve était le prélude à un déchaînement de colère aveugle. Il voulait définitivement tordre le cou à l'image de meurtrier que tous semblaient avoir de lui depuis Angiwk.

— Je ne suis pas venu pour piller vos maisons, dévaster vos terres ou assassiner vos enfants. Je suis venu vous offrir le choix que ma propre famille ne m'a jamais donné. Vous pouvez rester à Varanque et m’aider à redonner le pouvoir au peuple de Rilke, ou partir pour Berhyl et soutenir le roi. Si tel est votre souhait, je ne vous retiendrai pas : vous avez jusqu’à demain à l’aube pour faire vos bagages. Merci.

Le colonel Lungren se décolla soudain de la colonnade à laquelle il était appuyé pour lever la main. Dankred lui accorda la parole d'un regard.

— Le duc. Comment va-t-il ?

À sa droite, Dankred sentit Tamsin se raidir. Il posa une main réconfortante sur sa jambe sans se soucier de savoir si son geste était visible depuis la foule. La duchesse héritière lui sourit doucement, puis se leva. Elle ne chercha pas à masquer son émotion, le tremblement de ses mains ou le trémolo de sa voix.

— Il est vivant, confirma-t-elle. Mais il a perdu énormément de sang. Les prochaines heures seront déterminantes. Pour être parfaitement honnête, les physiciens ne sont pas très optimistes.

L'émotion submergea un instant la foule des soldats varanquais. Dankred, les sens inondés par leur inquiétude, eut du mal à contenir un mouvement de recul. Il inspira sèchement, tentant de faire le tri entre ses propres sentiments et ceux que la foule lui imposait. À sa gauche, Isther esquissa un mouvement dans sa direction. Il la rassura d'un regard et, à son tour, se leva.

— Je suis vraiment navré, fit-il sincèrement. L'attaque dont Egor a été victime est une trahison dont l'auteur est actuellement aux fers. Il n'a jamais été dans nos intentions de l'assassiner.

Léon d'Omstër émit un son proche de l'apoplexie mais se garda bien de répliquer. S'il voulait conserver un semblant de crédibilité auprès de ses propres hommes, le baron devait prétendre que son plan se déroulait sans heurt. Le prince planta son regard dans celui du baron. Son rythme cardiaque s'emballa. L'heure était venue de porter le coup de grâce. Il aurait simplement préféré que cette blessure fatale ne le blesse pas autant lui-même.

— J'ai à vous entretenir d'une affaire importante. Venez à avec moi. Lungren, veuillez conduire les seigneurs de Lamel, Fern et Gorag jusqu'à leurs appartements.

Le baron repoussa sèchement les gardes qui s'avançaient pour l'escorter et suivit le prince la pièce adjacente à l'estrade. Tamsin, Isther et Noam y pénétrèrent à leur suite. Les Arabolis allèrent s'installer près d'une fenêtre sans émettre un son. Dankred s'efforça de ne pas se laisser gagner par l'émotion. Même s'il n'avait aucune affection pour le baron, il répugnait à lui annoncer la triste nouvelle.

— Vous avez emprisonné mon fils ? rugit ce dernier dès que la porte se fut refermée sur Tamsin. De quel droit avez-vous... avez-vous...

Ses yeux fouillèrent la pièce, semblant réaliser pour la première fois l'absence qui aurait dû lui sauter aux yeux.

— Où est Leander ?

Un silence pesant lui répondit. La fureur du baron resta suspendue dans les airs, vapeur diffuse dont les volutes se dispersaient au vent d'une réalisation plus cruelle encore. Il dévisagea chacun des occupants de la pièce comme s'il s'était attendu à ce que quelqu'un démasque la supercherie. Son regard s'attarda sur Isther, sur ses bras autour de Noam, les deux arabolis repliés sur une douleur muette qui valait tous les discours. Le baron, le souffle coupé, s’affaissa dans un canapé. Dankred prit place dans un fauteuil en face de lui. Il referma ses grandes mains sur les accoudoirs pour masquer ses tremblements. De nouveau, il se trouva incapable de démêler ses propres émotions de celles qui saturaient la pièce. Il décida que cela n'avait aucune importance. Son chagrin et sa culpabilité pouvaient bien se mêler à ceux des autres. N'était-ce pas le principe même du deuil ?

— Co.. comment est-ce arrivé ? finit par bredouiller le baron en se passant une main sur le visage.

— Il y a eu un problème dans le tunnel. Un éboulement. Votre fils s’est sacrifié pour nous sauver. Je suis vraiment désolé.

Le baron prit le temps de digérer l’information. Ses lèvres tremblèrent, et une larme roula le long de sa joue ronde. De nouveau coula un regard en direction d'Isther, comme s'il s'était attendu à ce qu'elle fasse un commentaire. Mais l'Arabolie ne leur accorda pas un regard. Dankred savait que, s'il l'avait pu, il aurait senti sa colère et ses reproches comme autant de lames pointées dans sa direction. L'espace d'une seconde, il revit la pierre engloutir la massive silhouette de Leander, la résolution sur son visage alors qu'il accueillait la mort sans frémir. Il sentit de nouveau le souvenir s'enfuir, le torrent de pouvoir lui échapper sans qu'il ne puisse rien y faire. Il s'y était accroché autant qu'il avait pu, pourtant ! Mais cela n'avait pas suffi. Quoi qu’il fasse, le pouvoir finissait toujours pas réclamer son dû en vies humaines.

— Puisse-t-il avoir rejoint la Terre des Héros, murmura finalement le baron en le tirant de ses sombres pensées.

Dankred haussa les sourcils. Il était étonnant d'entendre cette phrase consacrée du culte des Vaillants dans la bouche du chef de la rébellion.

— Cela ne fait aucun doute, répondit-il tout de même. Leander était un héros.

Il y eut un moment de silence. Tiraillé entre le chagrin et la colère, Léon se laissa aller dans le dossier de son siège. Une fatigue intense distendit les traits de son visage, et ce fut comme s'il avait vieilli de dix ans en l'espace d'une seconde. Il soupira.

— Vous avez eu ce que vous vouliez. Varanque est à vous. Le duc est vivant et votre petit spectacle vous aura octroyé le respect des soldats. Libérez Lev.

— Hors de question. Varanque ne comprendrait pas.

— Il ne faisait qu'obéir aux ordres ! Mon fils n'est pas un traître !

— Considérez donc que c'est vous qui l'avez mis dans cette position.

Léon se redressa d'un coup, le souffle court, de nouveau rouge de rage.

— Écoutez-moi bien, si vous touchez à ne serait-ce qu'un cheveu de...

— Cela dépend entièrement de vous, coupa Dankred.

Utiliser ainsi l'amour d'un père pour ses fils afin de le forcer à lui obéir le révulsait. Mais le baron ne lui avait pas laissé le choix. Il se retourna pour le dominer de toute sa hauteur. Léon d’Omstër lui jeta une œillade qui en aurait fait reculer plus d’un. Mais le prince en avait vu d’autre. Le baron et ses petites manigances ne l’impressionnaient plus. Ce dernier finit par émettre un petit rire désabusé.

— Lamel avait raison, mon garçon, je vous ai sous-estimé.

— Je ne suis pas votre garçon. Au moindre faux-pas, je ferais de Lev un exemple de ce qui arrive à ceux qui pensent pouvoir se servir de moi et vous perdrez le seul fils qu’il vous reste. Est-ce que je me suis bien fait comprendre ?

Le baron serra les dents.

— Parfaitement, votre majesté.

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