Chapitre 2 - Aveuglement (1)

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Mille-cent-vingt-quatre jours. Les encoches dans son lit de bois ne mentaient pas. Mille-cent-vingt-quatre jours qu’il ne vivait plus. Suspendu dans l’attente d’une guérison qui ne viendrait jamais. Ses yeux resteraient un miroir sans âme, sombre, inutiles, comme lui. Ses yeux étaient condamnés à l’obscurité et seule son imagination lui permettait encore de s’évader des quatre murs de leur habitation Elias n’avait aucun intérêt à se lever si ce n’était pour échapper à sa mère qu’il reconnut, avant même qu’elle franchisse la porte de sa chambre, ses pas doux et feutré, toujours empreints de cette rapidité comme si elle risquait de mourir si elle s’arrêtait pour respirer un peu. Souffler d’agacement, ça par contre, elle savait faire. Les anneaux des rideaux tintèrent et la chaleur des rayons du soleil tomba aussitôt sur sa peau.

— Sors un peu de ta caverne, Elias !

Plus les jours passaient, plus elle s’énervait de son inertie. Il se contenta d’un haussement d’épaules, chassant par la même occasion les larmes qui tentaient d’envahir son visage. Elias avait cessé de s’opposer à elle, tant par les mots que les actes ; il n’y avait rien dehors pour lui. Rien pour un aveugle, à peine capable de traverser une rue sans se faire renverser.

Chaque nuit, il revoyait ce souvenir encore et encore, comme un cauchemar dont on ne pouvait jamais se soustraire même quand le soleil se levait.

Les roues de bois craquant sur les pavés. Le choc. La douleur. Les cris des passants. Son père qui l’insultait de n’avoir pas regarder avant de traverser… Comme s’il le pouvait encore ! Tout ça n’était que de sa faute. S’il s’était seulement satisfait de ce qu’il était au lieu de le pousser à toujours plus, toujours mieux. Rien n’était jamais assez bien. Depuis qu’Elias ne voyait plus, son père était de plus en plus cassant, jusqu’à finir par l’ignorer totalement, comme l’échec qu’il représentait par sa simple existence.

Des éclats de voix retentirent au rez-de-chaussée. Ses parents se disputaient. Encore. Elias repoussa violemment sa couverture et posa les pieds sur le plancher. Sans hésiter, ses pas le menèrent jusqu’à la fenêtre de sa chambre. Le vent glacial frappa le bout de son nez dès que son visage franchit la bulle thermo-protectrice de la demeure. Les bruits plein de vie de la rue remontèrent à ses oreilles. La foule. Des enfants qui jouaient. Des marchands qui haranguaient la foule pour leur vendre la dernière technologie de pointe. Le vombrissement des Volat’yls qui allaient distribuer leur propagande.

Il lui serait si facile de lever la jambe assez haut pour traverser l’embrasure de la fenêtre. Si simple de se pousser dans le vide. Mais leur maison n’était pas assez haute. Il y avait une chance sur deux qu’il survive et passe le reste de sa vie comme un légume. Et sa mère. Sa mère serait tellement triste…

Même si ses parents étaient dans l’Assistanat, leur maison ne dépassait pas les quatre étages : la pièce de vie, sa chambre, leur chambre, et l’atelier. Chaque couple marié recevait un terrain de 5m par 5m pour y construire leur maison. Plus ils avaient d’enfants, plus ils avaient de magie à disposition pour agrandir l’immeuble, toujours vers le haut. Leur puissance magique ne suffisait pas à entretenir l’habitation démesurée des Ordres. Certains frisaient avec les nuages sur des hauteurs vertigineuses qu’on se demandait comment un souffle de vent ne mettait pas le tout par terre. Cette vue rocambolesque, Elias ne pouvait plus en profiter. Rien que ses pauvres oreilles et le souffle de vent pour prévoir l’évolution de sa ville. Il se sentait terriblement mis à l’écart, comme s’il était devenu la fenêtre lui-même.

— Elias ! rugit son père.

Absorbé par la rue, il ne l’avait pas entendu approcher. Elias s’écarta de la fenêtre, mi-soulagé, mi-agacé.

— Descend déjeuner. On a trouvé. Faut qu’on discute.

Un énième remède de charlatan ? pensa Elias. Depuis l’accident magique à l’origine de la perte de sa vision, ses parents avaient testé de nombreux remèdes, sans succès. Elias se détourna de son lit pour le suivre. Sa maison n’avait plus de secret pour lui aussi le fit-il sans se cogner aux quelques meubles. Chaque emplacement de chaque objet était inscrit dans son plan mental. Même le grain des murs et des pierres lisses n’avait plus de secret pour lui. Ses mains se posèrent tout de même sur la rambarde de l’escalier en colimaçon qui desservaient les quatre étages et pièces de la maison. Dire qu’il sautait au-dessus de trois marches, avant.

Le parfum de Fingh grillé embaumait l’air. Sa mère avait cuisiné. C’était rare. Ses pieds butèrent soudain dans un objet mat, en plein sur le chemin pour se rendre à son tabouret. Ses doigts palpèrent le tissu rêche et trouvèrent les fermetures métalliques ainsi qu’une anse pour saisir l’objet rectangulaire.

— Une valise ? s’étonna-t-il tout haut.

— Assieds-toi, coupa son père sans faire mine de l’aider.

Elias contourna la valise pour mieux s’empêtrer dans d’autres sacs. Combien de jours prévoyait-il de partir ?

Elias parvint à trouver son siège en tatonnant, comme s’il était incapable de rien sans ses mains tendues en avant. Il l’était bel et bien. Il soupira en s’asseyant enfin, soulagé de ne plus se cogner à rien. Sa mère ferma la cheminée dans un grincement de fonte et posa le plat au milieu de la table dans un claquement. Il imaginait sans peine son père face à lui, le jaugeant du regard, comme il l’avait toujours fait, le dos droit, la nuque raide et cette moue plissée de jugement. Au moins n’avait-il pu à supporter ça. Sa mère découpa la viande dans un silence pesant. On n’entendait plus son couteau et leurs respirations emplirent l’atmosphère. Quand un morceau fut posé dans son assiette, son père prit la parole.

— Nous allons sur Terre.

— Nous ?

— J’ai besoin de ta mère pour me guider.

Elias oubliait parfois qu’elle n’était pas née sur Thera. Pourtant son père lui reprochait souvent le manque de pouvoir de son fils, comme si son sang l’avait empêché de concevoir un enfant capable de s’élever à la hauteur de son paternel.

— Nous partons ce soir.

Si vite ? Elias ne comprenait pas l’urgence.

— A treize ans, tu es assez grand pour te garder seul. Et puis je sais que tu n’auras pas bougé d’ici notre retour…

Elias se sentit piqué dans sa fierté. Il ravala les larmes qui menaçaient de monter à nouveau. Il ne comprenait rien à rien. Elias était emprisonné dans sa peur de l’extérieur. Il n’avait jamais eu la volonté de s’enfermer sur lui-même. Simplement, tout était trop compliqué au-dehors pour un aveugle. Et terrifiant.

— Ton oncle Isaac viendra te tenir compagnie, ajouta sa mère.

Cela faisait des années qu’il ne l’avait pas vu. Il voyait encore à cette époque.

— Pourquoi vous n’attendez pas qu’il arrive ?

Un silence gêné lui répondit. Il n’avait pas besoin de discerner leurs visages pour sentir tout le malaise. Bruissements de tissus. Temps de réflexion trop long.

—Le gouvernement le cache mais notre continent n’est pas très stable.

—Nous avons peur de ne plus pouvoir emprunter les portails si nous attendons trop longtemps. C’est notre dernière chance.

—Qu’est-ce que vous avez trouvé cette fois-ci ? Une plume magique ? Des sorts d’apaisement ?

Un torchon claqua dans l’air.

—Cesse ! cria son père.

Depuis qu’il était aveugle, il échappait aussi aux gifles. Comme s’il était devenu aussi fragile qu’un miroir.

—Nous avons trouvé une légende qui…

—Tais-toi ! hurla encore son paternel. Il ne mérite pas de savoir cet ingrat. Des mois à chercher un remède et voilà comment il nous remercie ! Par de la moquerie !

Un raclement de tabouret, des bruits de pas. La porte d’entrée claqua.

—Ton père fait…

—C’est de sa faute, grinça Elias. Si je suis comme ça.

Sa mère soupira et reprit son repas en silence. Elias n’avait plus faim. Il abandonna sa part et rebroussa chemin vers l’escalier, non sans tomber à nouveau dans les ficelles des sacs. Sa mère renifla. Elle pleurait surement. Prise en étau entre eux deux. Le cœur d’Elias se serra. Il aurait tellement aimé être normal. Celui qu’il aurait fallu. Mais il n’était plus qu’un infirme. Pas même capable de les accompagner pour trouver ce fameux remède. Une légende… ma parole. C’est tout ce qu’ils avaient trouvés ? Des fables de vieille femme ?

Quand le bruit du départ reprit au rez-de-chaussée, Elias ne fit même pas mine de descendre de sa chambre pour les saluer. Il les entendit charger le tout dans la charrette en discutant à voix basse. Même s’il ne pouvait discerner les mots, il sentait bien qu’une nouvelle dispute éclatait encore entre eux. Sa mère vint lui déposer un baiser frais avant de le laisser à son mutisme.

—Cette fois, on trouvera, j’en suis sûre.

Elias ne répondit pas. Or ses parents ne franchirent plus jamais le seuil de cette maison.

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