Chapitre 1

6 minutes de lecture

“Be in love with your life every minute of it”

Jack Kerouac

Mon “Small G” hivernal

23 ans après

Première partie : Décembre 1987.

*

La ville plongée dans la nuit de décembre.

Un air glacial s’infiltra sous l’une des fenêtres de l'amphithéâtre de l’université. Assis sur un banc vétuste, Paul frissonna malgré la chaleur diffuse d’un gros radiateur en fonte. Il regardait les façades et les toits des immeubles : la lumière jaune de quelques fenêtres, qui dessinait à travers les rideaux des silhouettes, l’intérieur des appartements.

Dix minutes, quinze ? Il n’aurait pas su dire depuis combien de temps il observait cette petite lucarne éclairée, sous les toits en ardoise d’un immeuble qui donnait sur la rue, plongée dans l’obscurité. Devant lui, sa prise de notes était quasi inexistante, une dernière phrase commencée sans la moindre fin. Et la voix monocorde du professeur qu’il n’écoutait plus. Un coup d’œil rapide à la pendule en bois suspendue au-dessus de l’estrade.

18h06. S’il quittait le cours maintenant, il pourrait, sans problème, avoir son bus de 18h11 pour rentrer chez lui et terminer ses bagages commencés le matin même pour prendre son train du lendemain. Il rangea son crayon dans sa trousse usée, quelques feuilles dans une sous-chemise et son livre d’histoire la Chine ancienne, le tout dans son sac en cuir. Mal à l’aise à l’idée de quitter le cours, il se contenta de regarder de nouveau la lucarne. Il aperçut à plusieurs reprises une ombre qui se déplaçait d’un bout à l’autre de la pièce.

Il finit par ramener son attention vers le professeur qui venait d’interrompre son exposé, feuilletant un ouvrage devant lui, manifestement dans le but d’en lire un passage. Pour son dernier cours du trimestre, les bancs de l’auditorium étaient clairsemés. Pas étonnant, Noël était dans quelques jours. Malgré sa présence, Paul devait bien avouer que lui non plus, n’avait plus la tête à étudier. Il aurait dû partir comme la plupart des étudiants qui avaient préféré regagner leurs familles par le train de la veille, évitant ainsi un week-end surchargé.

18h09. Même s'il s’en allait maintenant, il n’aurait finalement plus le temps de traverser les couloirs froids de l’université, descendre la rue principale et espérer d’attraper son bus. Et puis se lever comme ça, sans préavis, alors que le cours se terminait dans vingt minutes, il n’oserait plus. À l’inverse de nombreux étudiants, il n’avait jamais la témérité de se l’autoriser aussi facilement.

Le professeur reprit son cours pour les rares étudiants assidus, penchés sur leurs notes. Paul avait l’habitude de s’installer dans les hauteurs de l’auditorium, sur la gauche dans un coin. À l’autre bout du banc, un étudiant écrivait sans relâche dans son cahier, absorbé par l’exposé. Ce n’était pas la première fois que Paul le voyait. Jeune homme attentif et sérieux. Il lui trouvait beaucoup de charme. Jean noir et pull-over bleu marine avec trois boutons sur le côté d’une épaule. A son poignet, un large bracelet multicolore. Cheveux châtains ébouriffés, désinvolture assumée. Probablement dans les mêmes âges que lui, 18 ou 19 ans.

Un pincement de jalousie. La faculté semblait si facile pour cet étudiant. Contrairement à lui qui avait eu du mal à s’adapter à ce nouveau rythme, sans compter tous les changements qu’impliquait sa nouvelle vie d’étudiant, loin de sa famille. Les profs n’étaient plus là pour veiller sur vous ou vous épauler. Chacun était libre et autonome (hormis quelques étudiants au regard perdu, ce qui l’avait rassuré d’une certaine manière). Il tentait alors d’afficher un mélange de sérieux et de décontraction. Il n’avait jamais raté ou séché le moindre cours, prenant soin de se rendre à la bibliothèque plusieurs fois par semaine afin d’étayer ses leçons. Mais ce soir, au lieu d’écouter, le voilà qui rêvassait, attiré par son agréable voisin, ce qui était loin de lui déplaire.

Le jeune homme tourna la tête dans sa direction ce qui le fit sursauter comme quelqu’un surpris derrière une porte en train d’espionner. Il lui sourit imperceptiblement puis retourna à ses notes. Paul se sentit bête. N’y tenant plus, il prit son manteau, son écharpe, ses gants et son cartable, glissa discrètement sur le banc et se retrouva coincé face à lui. Le sourire en coin, celui-ci se leva à moitié, se recula au fond du banc afin de le laisser passer. Craignant d’affronter le visage du professeur, Paul fut obligé de se retrouver nez à nez avec l’étudiant, levant son stylo dans une main, de l’autre, son cahier, avec un plaisir affiché de le mettre dans l’embarras. Ses yeux vifs et rieurs soutenaient les siens affolés. Son message ne laissait aucun doute : tu veux sortir discrètement du cours, vas-y, je t’en prie, mais ne compte pas sur moi pour t’aider. Paul fut forcé de s’appuyer contre lui quelques secondes avant de se dégager complètement. Confusion, excuses murmurées, puis sans se retourner, il grimpa quatre à quatre les escaliers pour regagner la sortie gauche de l’amphithéâtre.

Il se retrouva dans un couloir à peine éclairé, le traversa pour se retrouver dans le hall principal. Il se précipita jusqu’aux portes d’entrée qui refusèrent de s’ouvrir. Il pesta contre lui-même. Il aurait dû y penser pourtant. Chaque vendredi soir, l’université fermait ses portes une heure plus tôt. Les étudiants étaient invités à sortir par une porte secondaire qui donnait sur une rue à l’arrière du bâtiment. Il fit demi-tour, emprunta un autre couloir et finit par en sortir, un peu essoufflé. Il se retrouva dans une rue faiblement éclairée par une simple ampoule suspendue au-dessus de la porte.

*

Son cartable en cuir posé à terre, Paul leva sa manche pour vérifier sa montre. 18h13. Son bus était parti. Le prochain, dans sept minutes. Il avait largement le temps de contourner l’université et de rejoindre l’arrêt du bus. Le froid balaya ses cheveux châtains et s'engouffra dans sa chemise à carreaux. Son manteau à grosses côtes fermé, il enroula son épaisse écharpe autour du cou. Il leva les yeux vers la salle de cours. Ragaillardi par son échappée improvisée, il plongea les mains dans ses poches pour y trouver sa paire de gants de laine, mais n’en sortit qu’un seul. Merde ! Dans sa précipitation, il avait dû faire tomber l'autre dans le couloir ou bien dans le hall, ou peut-être tout simplement l’avait-il oublié sur le banc. Il grimaça, s’imagina faire demi-tour. Tant pis pour lui. Il regarda son unique gant, le remit dans sa poche et commença à regagner l’avenue principale.

À peine avait-il effectué quelques pas qu’il regarda l'immeuble d’en face, à la recherche de la lucarne éclairée, en vain. À moins qu’il se soit trompé. Il emprunta une rue parallèle qui débouchait sur un autre immeuble plus haut d’un étage. Il se recula pour mieux entrevoir le toit et perçut enfin de la lumière provenant de la lucarne recherchée. Il resta un instant fier de sa découverte. Il jeta un coup d’œil rapide à sa montre. Il lui restait encore quelques minutes de marge.

Poussé par la curiosité, il arriva devant la grande porte d’un bâtiment ancien et parcourut les noms des résidents grâce à l’éclairage des sonnettes. Parmi eux, un retint son attention : Kozlowski B. Il lui évoquait un pays d’Europe de l’Est. Paul associa le nom à l’ombre de la lucarne, aperçue quelques minutes plus tôt. Pourquoi pas une femme, résidante au dernier étage sous les toits, dans un deux-pièces à la chaleur douce. Par réflexe, Paul frissonna, réajusta son écharpe et sentit la présence de quelqu’un derrière lui. Il se retourna. Un homme imposant au manteau élimé, muni d’un grand chapeau à larges bords. Planté devant lui pour indiquer qu’il s’apprêtait à entrer.

— Vous attendez quelqu’un ?

Paul fit machinalement un pas de côté, libérant le passage à l’homme qui finalement n’attendit pas de réponse avant de s’engouffrer à l’intérieur. Il eut juste le temps d’apercevoir un sol aux carreaux de ciment ternes, une rangée de boîtes aux lettres vieillissantes dont certaines débordaient de courriers non ramassés et un antique escalier en colimaçon par lequel l’homme s’empressa de monter. La lourde porte en bois se referma brutalement avant de faire entendre son déclic définitif.

Il reprit ses esprits et se sentit bien idiot, seul dans une quasi-obscurité. 18h20. Et merde ! Il imagina instantanément son bus quitter la chaussée pour rejoindre une file de voitures. Il ne savait plus à quelle heure passait le prochain. Il longea l’immeuble qui faisait toute la rue pour déboucher sur une autre, plus éclairée, proche de l’avenue principale. Il la reconnaissait. Il suffisait de l’emprunter pour retomber directement sur l’arrêt de bus. Il continua sa marche dans le froid, laissa des traînées de buée blanche derrière lui. Les températures s’étaient sacrément refroidies. Dans une trentaine de minutes, il espérait être confortablement chez lui au chaud pour le reste de sa dernière soirée en ville.

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