Chapitre 6

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Fin de soirée tragique au Petit Marcel. Un jeune homme s’était fait tabasser. Ils étaient plusieurs à avoir entendu un appel au secours provenant de l’extérieur. Rickie avait spontanément proposé son aide pour transporter le blessé évanoui à l’intérieur du café. C’était le jeune homme qui l’avait snobé au comptoir du bar, plus tôt dans la soirée. Il en avait été tout de même ému. Surtout quand il comprit qu’il était venu en compagnie de Tom. Tom. Il ne pouvait pas dire qu’ils étaient encore amis, loin de là. Le passé était le passé. Aujourd’hui, ils ne se fréquentaient plus, voilà tout. Même s’il avait ressenti une pointe de jalousie en les voyant tous les deux attablés au fond du café, il reconnaissait qu’ils formaient un beau couple. Quelques jours avant Noël, chanceux, va. Je ne serais pas contre prendre ta place, Tom ! Il n’avait jamais vu au Petit Marcel ce jeune homme dont les yeux l’avaient tout de suite charmé, sûrement un étudiant de la faculté.

Comme son amie Barbara et d’autres clients sous le choc, ils étaient restés jusqu’à tard dans la soirée. Personne n’avait jamais vu ça au Petit Marcel. Pourtant, il partageait l’avis de beaucoup, cela devait arriver un jour. Lui-même avait déjà senti des regards haineux, ou bien des soupirs dégoûtés de passants lorsqu’il sortait tard du café, connu pour être fréquenté entre autres par une clientèle homosexuelle. Il se souvenait d’une belle soirée chaude et insouciante de juillet où ils étaient plusieurs attablés en terrasse à rigoler jusqu’à tard dans la nuit. Travaillant le lendemain, il avait été le premier à quitter le groupe. Il était reparti seul du café, pour rentrer chez lui. Un groupe de trois garçons l’avait suivi et traité ouvertement de pédale. Ils lui avaient conseillé d’aller se faire soigner ou mieux encore, de se jeter du haut du pont pour se noyer dans la rivière. Il avait continué sa route dans les ruelles sombres, sans les regarder, accélérant le pas, évitant de justesse un crachat. Il avait fini par courir pour leur échapper, laissant derrière lui des rires obscènes. Il avait vraiment eu peur, au point d’en faire des cauchemars toute la semaine. Malheureusement, il s’était résigné à continuer de subir ce genre d’invectives dégueulasses. Cela aurait pu être pire. Comme ce soir, notamment. Il s’imaginait etre à la place du jeune homme.

Marie avait aussitôt appelé les secours. Quant à l’agression, personne n’avait rien vu de la scène. Deux jeunes filles avaient effectivement remarqué quelqu’un prendre leur place dans la cabine téléphonique sans y prêter attention avant de rentrer dans le café. Aucun des clients n’aurait su dire qui était entré ou sorti en ce début de soirée où l’affluence était grande.

Il raccompagna Barbara chez elle, bras dessus, bras dessous, se réconfortant l'un l'autre, se promettant à l'avenir d'être encore plus vigilant lorsqu'ils sortiraient du café à une heure tardive. Il réussit à attraper le dernier bus de la soirée pour rentrer chez lui. Malgré une douche rapide et réconfortante, il se glissa, encore soucieux, dans son lit. Il repensait à ce jeune homme agressé. Et surtout à Marc qu’il avait réussi à esquiver tout le long de la soirée, avec le soutien de son amie. Il était hors de question de revenir vers lui. Il avait aperçu son ex-amant discuter avec Tom, mais celui-ci avait dû le rembarrer, car il l’avait vu repartir, l’air déçu. Il s’en était réjoui un instant.

Il ne s’endormit que très tard dans la nuit.

*

Deux heures du matin. Lucas et Marie avaient fini par faire sortir les derniers clients secoués par la soirée en leur offrant un café pour les réconforter.

Lucas essuyait frénétiquement les verres.

— Calme-toi Lulu. Tu vas finir par en casser un. On a fait tout ce qu’on a pu. Le coupable finira bien par être démasqué, voulut le rassurer Marie.

— Ah oui, tu y crois toi ? J’aimerais avoir ton optimisme. Mais qui en a quelque chose à foutre de tous ces pédés hein ? Qui ? s’emporta-t-il en jetant son torchon dans l’évier pour aller chercher le balai.

En quatre ans de service au Petit Marcel, c’était la première fois qu’une telle agression avait lieu. Une fois le jeune homme reparti en ambulance, plusieurs clients, portés par l’émotion collective, avaient proposé de partir en groupe pour sillonner les rues et retrouver l’agresseur. Soutenu par d’autres clients, Lucas avait rapidement élevé la voix pour étouffer toute tentative d’expédition punitive. Faire retomber la tension et ramener la clientèle au calme était une priorité. Les insultes ou les intimidations dans la rue aux abords du café, les clients s’y étaient malheureusement habitués. Bien souvent, ils répondaient par l’indifférence, leur meilleure arme de défense. Côté excès et agressivité, Lucas était aussi habitué à régler les problèmes et savait se défendre. À maîtriser le client éméché de fin de soirée prêt à en découdre avec le premier venu. Fort heureusement, tout finissait généralement par rentrer dans l’ordre rapidement. Le client se faisait raccompagner chez lui, soit par ses amis, soit par quelqu’un de compatissant. Il était même arrivé pour certains habitués du café, de revenir le lendemain matin avec des croissants pour se faire pardonner.

Mais, ce soir, c’était différent. Lucas n’avait jamais vu Tom aussi bouleversé face à cet étudiant. Il avait été rassuré de le voir monter à bord de l’ambulance qui le transportait à l’hôpital. Et dire qu’en début de soirée, il l’avait vu arriver euphorique avec ce jeune homme… D’où sortait-il d’ailleurs ? Sa curiosité le pousserait sûrement à lui poser la question plus tard. Mais pour le moment, il n’était pas vraiment pas d’humeur à plaisanter.

Il serra fermement son balai. Toute cette violence, il ne l’avait jamais supportée et ce soir, encore moins. Il avait assez donné avec un père alcoolique. Sans qu’il ne puisse les contrôler, ses yeux devinrent humides. Il les essuya rapidement pour effacer les pires souvenirs de sa vie qui remontaient à la surface. Des soirs comme celui-ci, il se disait qu’il avait bien fait de partir définitivement de chez lui. Il se revoyait en train de faire sa valise en toute hâte pour éviter la colère de son paternel. À l’époque, il avait dix-sept ans et demi *.

Marie se doutait bien de ce que pensait Lucas à cet instant. C’est elle qui l’avait recueilli la première fois qu’il était entré au Petit Marcel pour demander à tout hasard s’ils n’avaient pas du boulot pour lui. À défaut de répondre favorablement à sa demande (pas tout de suite, mais ça peut changer avait-elle laissé entendre), elle lui avait offert un café qu’il s’était empressé d’accepter. Elle n’oublierait jamais ce jeune homme brun, aux cheveux courts, ses beaux yeux gris, à la fois perdus et déterminés, signes que la vie ne l’avait pas épargné. Il était revenu, quelques mois plus tard, renouveler ses services en tant que serveur, en postulant à l'offre que le café avait fait paraître. Elle l’avait pris à l’essai, mais n’avait pas eu à réfléchir plus longtemps pour savoir qu’il ferait l’affaire. Lucas avait naturellement le sens du contact, doublé d’un sens de l’humour et de la répartie, ce qui en avait surpris plus d’un, Marie la première. Elle avait été rassurée de voir qu’il avait été vite adopté par la clientèle du Petit Marcel. Depuis, ils formaient un duo inséparable. Ils étaient devenus associés depuis deux ans et surtout des amis.

Seules les lampes, suspendues au bar éclairaient faiblement le café dans son entier. Une atmosphère douce. Le calme après la tempête. Comptoir propre et rangé. Verres étincelants, suspendus. Chaises retournées sur les tables. Après s’être débarrassés de leur tablier, ils récupérèrent leurs manteaux dans la remise et sortirent. Lucas s’assura que la porte du bar était bien fermée à double tour. Marie renouvela sa proposition de le raccompagner chez lui en voiture, mais il la rassura en lui disant qu’elle n’avait pas à s’inquiéter pour lui. Ils s’enlacèrent un long moment avant qu’elle ne le quitte pour rejoindre son automobile stationnée dans une rue à deux pas du café. Avant de rentrer à son tour, Lucas fuma une dernière cigarette pour se détendre, malgré le froid de la nuit. Quand soudain, il sursauta en entendant sonner le téléphone du café. Qui ça pouvait bien être à cette heure-ci ? Il pesta, tira une dernière bouffée avant de se dépêcher de réouvrir la porte.

— Allô, Lucas ? C’est Tom.

— Oui, c’est moi, que se passe-t-il ? C’est ton ami ?

— Ouf, j’ai de la chance, t’es encore là. Oui, il va bien même s’il est encore un peu dans les vapes. Désolé de t’appeler aussi tard, mais j’aurais besoin d’un service. Peux-tu venir en voiture nous récupérer à l’hôpital ?

Malgré la fatigue, Lucas accepta sans réfléchir.

Les deux mains dans les poches, tête baissée, il marcha à vive allure, transi par le froid pour rentrer chez lui récupérer son auto. Derrière lui, il lui sembla entre un bruit de pas. Il se retourna, alerte, mais ne vit personne. Avait-il bien entendu ou était-ce son imagination ? Il suspendit son pas pour écouter le silence. La tension de la soirée ne l'avait visiblement pas quittée. Épuisé, il reprit sa route en accélérant sa marche. Psssst, Lucas ! Il se retourna de nouveau. Cette fois-ci pas de doute, c’est lui qu’on appelait. Caché dans le renfoncement d’une porte cochère, il aperçut une ombre se découper dans la nuit.

— Bah, qu’est-ce que tu fais là à cette heure-ci, je te croyais parti du café depuis longtemps ? dit-il en reconnaissant l’homme qui venait à sa rencontre.

— Je n'ai pas osé parler devant tout le monde tout à l’heure, mais je crois savoir qui a agressé le jeune homme. Enfin, j’en suis pas sûr et je ne voudrais pas accuser quelqu’un qui…

— Vas-y parle, qui est-ce ? coupa Lucas, excédé par toute cette soirée.

* L'histoire de Lucas à cet aĝe est à découvrir avec un récit "Rue des Cascades"

https://www.atelierdesauteurs.com/text/1974615283/rue-des-cascades--histoire-gay-

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