Chapitre 17

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Barbara sauta dans les bras de Rickie qui venait enfin d’arriver.

— Et bien, tu en as mis du temps, tu as vu l’heure, où étais-tu passé ? Mon Dieu, ta lèvre, que t’est-il arrivé ?

Rickie l'embrassa sur la bouche sans prévenir.

— Ce soir Barbara, c’est la fête au Petit Marcel. Le Rickie triste et mélancolique que tu as connu n’existe plus ! Alors plus de questions pour ce soir veux-tu, déclara-t-il solennellement.

Il la prit par la taille et la souleva.

— Aaaaaaah, mais t’as les mains froides, tu es fou. Que mon prince charmant me dépose ! éclata-t-elle de rire.

Rickie fit un tour sur lui-même avant de la déposer sur sa chaise. Il salua les personnes avec qui elle était. Il les connaissait tous. Il les prit un par un dans ses bras. Il débordait d'énergie, heureux de passer la nouvelle année à leur côté. Barbara se remit de ses émotions et tous levèrent à nouveau leur verre avec lui. Elle regarda attentivement le visage de son ami. Il pouvait passer du tragique à la gaieté et de nouveau au tragique en l’espace de quelques secondes. Mais ce soir, malgré sa blessure au visage, la tristesse de son regard avait disparu, laissant place à une lumière qu’elle avait cru ne jamais plus revoir.

La musique du Petit Marcel s’entendait au-delà des portes du café. Le décompte de la nouvelle année retentit et des cris de joie s’élevèrent. C’est à ce moment-là que Paul arriva. Tout engourdi par le froid, il se dirigea vers le bar, en scrutant la salle bondée enfumée. L’odeur de sueur, la promiscuité des corps, la chaleur moite prégnante des lieux. Il enleva son manteau et réussit à atteindre Lucas, occupé à servir les nombreux clients.

— Bonsoir Lucas !

— Oh, bonsoir Paul, encore toi, ici. Je vais commencer par croire que tu ne peux plus te passer de moi ! Bonne année mon lapin, lui répondit-il tout en sueur.

Il se pencha et attrapa à la volée sa cravate rouge pour l’embrasser sur la bouche. Paul pris au dépourvu lui souhaita lui aussi une belle et heureuse année.

— Sois pas choqué Paul. J'aime quand tu rougis. Tu veux boire quelque chose ?

— Oui, je veux bien, mais avant tout, dis moi, Tom m’as dit qu’il serait là ce soir, je ne le vois pas.

Lucas s’apprêta à lui répondre quand Paul entendit crier son prénom derrière lui. Il se retourna, surpris et vit à une table des bras levés qui l’invitaient à les rejoindre.

— Barbara, toi ici ? dit Paul, en arrivant vers la jeune femme au bras de Rickie.

— Paul, je te présente Rickie, mon meilleur ami.

Paul resta, malgré lui, bouche bée en les regardant lui sourire.

— Rickie vient de me dire où vous étiez avant de venir. Je ne savais pas que Marianne et Tristan étaient tes amis. On les a rencontrés lors d’un dîner, peu avant Noël. Ils sont très sympas. Alors, comme ça, tu as rencontré ma sœur, Zofia ! Wonderful !

— Tu es un très bon danseur et un sacré séducteur m’a-t-elle avoué, poursuivit Rickie, les yeux farceurs, sans laisser à Paul le temps d’assimiler ces informations.

Barbara donna un petit coup de coude dans les côtes de son ami et lui demanda d’arrêter immédiatement d’embêter son nouveau protégé. Rickie mima une douleur atroce et se fit tomber de sa chaise en hurlant qu’il allait mourir. Toute la table explosa de rire. Paul ne put s’empêcher d’en faire autant.

Lucas apporta, sur un plateau, la nouvelle tournée de boissons pour la tablée. Tous les convives trinquèrent. Paul resta à regarder toutes ces personnes joyeuses, assises autour de la table. Deux jeunes filles, visiblement très intimes, pouffaient de rire à chaque histoire que racontait un garçon très exubérant et maniéré. Un autre jeune homme, en apparence plus réservé, eut des réparties inattendues qui amusèrent tout le monde. À plusieurs reprises, il ne manqua pas de regarder farouchement Paul, qui touchait et lissait sa cravate, rougissant, à ne plus savoir où se mettre. Il ne savait pas non plus comment se comporter ou quelle attitude adopter. Mais ce qu’il ressentit avant tout, c’était uniquement le bonheur que toutes ces personnes partageaient. Bizarrement, il n’avait pas l’impression d’être de trop, il se sentait même presque à sa place. Et peu importe ce qu’on pouvait dire de lui, il s’en fichait éperdument, assis au milieu de ces gens dont il ne savait rien. À ce moment-là, plus rien n’avait d’importance.

*

Il s’excusa et se leva pour aller aux toilettes. Après avoir soulagé sa vessie, il se passa de l'eau sur le visage et se regarda dans le miroir. Il y vit un jeune homme, en sueur, les yeux pétillants malgré la fatigue, étonnamment souriant. D'un beau et grand sourire honnête et naturel. La porte derrière lui claqua. Un homme à la carrure massive entra en trombe, la main déjà en train de baisser la braguette de son pantalon en direction des urinoirs. Il émit un soupir de bien-être. Il finit par se retourner vers Paul, qui surprit par son sourire ambigu, en profita pour remettre un pan de sa chemise dans son pantalon et ajuster sa cravate. Il rêve ou quoi celui-là ? rougit-il en baissant la tête, avant de sortir sans plus tarder. Il passa devant le bar et tomba sur Rickie, affalé sur un tabouret. La queue-de-cheval défaite, l’air perdu, il faisait tourner un sous-bock sur le plateau en marbre du comptoir. Il lui fit signe de le rejoindre. D'un geste naturel, il replaça une de ses mèches de cheveux derrière son oreille percée, ce qui fit ressortir le charme des traits fins de son visage.

— Viens t’asseoir deux minutes avec moi, je te paye un verre.

Paul aperçut ses yeux tristes et fatigués.

— Deux Marie Brizard s’il te plaît Lucas ! Allez Paul, on va trinquer.

Les deux verres aussitôt servis, il enchaîna :

— Une fois n’est pas coutume, je lève mon verre à mon connard de père ! Qu’il aille se faire foutre !

Paul le regarda gêné, leva son verre à son tour, hocha la tête et but une gorgée. On ne perd rien à hocher la tête, se dit-il pour lui-même.

— Désolé Paul, mais tu ne sais pas qui c’est ! Pourtant, tout le monde le connaît, ici. C’est le grand et respectable directeur des Grandes galeries de la ville. Tu ne rates rien promis. Incapable de prendre le temps pour son fils et de tenir la moindre promesse.

Paul continua à hocher la tête parce qu'il lui semblait que Rickie avait envie d'être écouté. Il porta de nouveau son verre à ses lèvres.

— Tu vas voir, un jour, quand je lui dirais ses quatre vérités, il fera moins le malin. Mais bon, je ne t'ai pas invité à venir boire avec moi pour entendre mes jérémiades. Parlons plutôt de toi. Tom. Dis-moi tout. Comment vous êtes-vous rencontrés ? attaqua-t-il sans détour.

Paul regarda autour de lui cherchant une excuse pour changer de sujet. Il avait été dégoûté d’avoir été coupé par Marianne, espérant que Rickie lui révèle enfin l’identité de son agresseur. Mais son amie ne lui avait pas laissé le choix de revenir danser avec elle, et Rickie en avait profité pour s’éclipser de l’appartement. Au vu de sa tête triste à cette heure tardive de la soirée, il ne se sentait pas le courage de le soumettre à un interrogatoire forcé. Cela aurait été trop cruel. Il avait de l’empathie pour ce garçon. Après une ultime hésitation, il lui raconta l’histoire de l'invitation de Tom au Petit Marcel. Rickie frappa de sa main le bar.

— C’est pas vrai ! Tu ne vas pas me faire avaler que c’était votre premier rencard ! Je ne te crois pas. Tu l’avais jamais vu auparavant ? Pourtant, à vous regarder, on aurait dit…, dit-il revigoré, levant impatiemment son verre comme pour l'inciter à son tour à poursuivre son récit sans plus attendre.

Paul rougit et ne sut pas quoi rajouter. Il préféra lui poser une question à la place.

— Vous vous connaissez bien tous les deux ?

— Je vois, tu changes de sujet en faisant ton timide. Ne t'inquiète pas, j'arrête là mes indiscrétions. Pour répondre à ta question, oui bien, très bien même, depuis plus d’un an et demi. On s’est rencontrés au vernissage d’une exposition de photographies et on s’est pas mal fréquentés à l’époque… Mais c’est du passé tout ça. Je m’arrête là, parce que sinon je ne vais pas tenir ma langue. Quand je commence à boire, je deviens un peu trop triste aux dires de certains…, dit-il avec un peu de nostalgie dans sa voix.

Il posa son verre, attrapa la tête de Paul et l’embrassa sur le front. Paul n’eut pas le temps d'esquiver. Décidément, depuis qu’il était arrivé, deux garçons l’avaient embrassé. Il n’avait plus envie de s’en offusquer.

— Écoute Paul, je suis content que Tom ait rencontré quelqu’un comme toi. Et dire que j’ai essayé de te draguer en t’offrant un verre ! J’avais aucune chance. Alors oublions ça si tu veux bien. Je ne te connais pas, mais en te regardant bien dans les yeux, on voit que t’es honnête. Et crois-moi, je sais de quoi je parle. Le Petit Marcel, c’est l’auberge espagnole. Il y a des gens formidables, tu as pu t’en rendre compte, à notre table par exemple. Mais il y a aussi des personnes qu'il est préférable d’éviter. Jalousies, mesquineries, ragots et autres, c’est pas ça qui manque ici. Un conseil, vis ta vie et profite ! lâcha-t-il sur un ton affectueux.

Paul le remercia. Il ne réalisait pas. Tout se bousculait dans sa tête. Mais ça, il commençait à avoir l'habitude depuis sa première soirée dans ce café. Où était-il tombé en mettant les pieds au Petit Marcel ? Qui étaient tous ces gens si plein de vie, si libérés dans leurs paroles, qui se contrefichaient du qu’en-dira-t-on ? Si différents des gens qu’il fréquentait.

*

Tous les deux revinrent à la table de leurs amis, avec leur verre à la main. Paul termina le sien d’un trait. C’était le moment ou jamais de faire ce qu’il avait réalisé tout à l'heure devant le miroir des toilettes, sans oser se l’avouer jusqu’ici. Sans plus attendre, il annonça qu’il devait partir. Toute la tablée le siffla et le supplia de rester. Une des deux jeunes femmes le prit dans ses bras pour en faire son prisonnier. Le garçon exubérant vint lui ébouriffer les cheveux et lui annonça qu’en tant que coiffeur expérimenté, il n’en avait jamais vu d’aussi secs et mal coiffés. Ce qui fit rire tout le monde.

— Mais laissez-le partir messieurs dames, ce jeune homme cherche désespérément le prince Tom ! souffla Rickie à l’assemblée.

On le libéra sous un tonnerre d’applaudissements. Paul les remercia un à un pour la soirée. Alors qu'il s'approchait de Barbara pour lui faire la bise, elle le serra fort dans ses bras. Le raccompagnant à la porte du café, Rickie lui souhaita bonne chance. Celle-ci s’ouvrit brutalement sur un homme visiblement bien éméché. Paul le reconnut. C’était l’homme qui lui avait ouvert, la première fois où il était venu ici.

— Aaaaaaah, dites-moi que je rêve ! Deux anges pour m’accueillir, comme c’est adorable ! Venez que je vous embrasse pour la bonne année ! s’exclama fortement Marc d’un pas mal assuré.

Rickie et Paul reculèrent d’un bond. Ils évitèrent de justesse l’assaut de l’homme qui trébucha contre une chaise.

— Bordel de merde, c’est quoi cette connerie. Qu’on m’apporte une chaise digne de ce nom ! éclata-t-il d'une voix forte.

Il envoya valser la chaise, d’un coup de pied, dans les jambes d'un couple qui se retourna en lui criant dessus. À ce moment-là, Lucas arriva et sans ménagement le prit par les épaules et le mit aussitôt dehors. Un coup de vent fit claquer la porte qui se referma toute seule. Les paroles fougueuses de Lucas devinrent inaudibles. Il revint presque aussitôt à l’intérieur.

— Il file un mauvais coton celui-là, et ça ne date pas d’hier. Il va falloir faire quelque chose, n’est-ce pas Rickie ? dit-il remonté.

— Laisse tomber pour ce soir Lucas, je crois qu’il a compris, tempéra Rickie.

Paul saisit dans le regard de Rickie une lueur d’appréhension lorsque celui-ci regarda Lucas. Mais le serveur, ayant vu Paul les observer, préféra ne pas relever et s’en retourna rapidement au bar.

Rickie et Paul finirent par tomber dans les bras l’un de l’autre et se firent la bise. La sincérité de leur regard confirmait leurs ressentis réciproques : ils n’avaient pas besoin de se rappeler qu’ils étaient désolés de ce qui s’était passé entre eux.

— Comme à toi, Tom m’avait dit qu’il passerait le réveillon ici. Je ne comprends pas. Il a dû partir plus tôt. S'il n'est pas chez lui, je n’ai aucune idée de l’endroit où il est, je suis désolé.

Paul le remercia une dernière fois et prit la direction que lui avait indiquée Rickie pour se rendre chez Tom.

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