Chapitre 27

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Dimanche matin. Marianne se leva tôt. Cela faisait un bon moment qu’elle regardait, le ciel se couvrir de nuages, à la fenêtre de leur salon, une tasse de thé fumant dans les mains. Une journée pluvieuse s’annonçait. Elle entendit Tristan aux toilettes. Lorsqu’il revint, il lui demanda, si elle avait bien dormi, tout en l’embrassant dans le cou. Elle se retourna et lui montra ses cernes. Il regarda la théière posée près du verre.

— Je nous refais un thé ?

Marianne hocha la tête. Tristan sentit en lui une réserve quant au sujet de la veille. Ses pieds nus se crispèrent sur le parquet froid. Et puis merde...

— Le copain de fac de Paul, il a l’air sympa, il s’appelle Tom, c’est ça ?

Marianne réagit au quart de tour, rageuse et fatiguée.

— Non mais tu te rends compte… Il faisait les présentations comme si de rien n'était. Il connaît même Barbara et Rickie alors que nous, on ne les a vu qu’une seule fois au restaurant ! J’ai vraiment eu l’impression de passer pour une conne.

Il lui demanda de ne pas se mettre en colère.

— Qui est arrivée hyper agressive ? Paul a le droit de voir et de faire ce qu’il veut non ? T’es juste jalouse de ne pas connaître tous ses amis, c’est tout.

— Mais non, t’as rien compris. Je commence sérieusement à en avoir marre qu’il se la joue perso. Depuis qu’on est à la fac, on ne le voit quasiment plus. Il ne nous dit plus rien. Si c’est ça être amis, je laisse tomber.

Tristan alluma la gazinière et fit chauffer l’eau dans une casserole.

— T'exagères. On ne l’a pas vu souvent, c’est vrai, mais nous étions bien occupés nous aussi. Il bosse comme un malade. C’est pas comme nous.

— Oh, arrête avec nos études. Et puis ce n’est pas en passant tous tes samedis à travailler dans ce magasin de disques que tu vas réussir à réussir ton année !

Touché, Tristan ne releva pas. Il lui rappela juste que Paul était venu au 31 et que c’était chouette de l’avoir vu s’amuser ce soir-là, même s’il n’était pas resté toute la soirée.

— Il nous a dit qu’il avait rencontré quelqu’un. C’est pas génial ?

Il versa l’eau brûlante dans la théière.

— Tu prends sa défense. Je passe toujours pour la chieuse de service. Et c’est qui cette fille qu’il a rencontrée ? Quand est-ce qu’il va nous la présenter ? On va devoir attendre encore combien de temps ?

— Premièrement, je ne prends pas toujours sa défense. Deuxièmement, ça fait à peine quinze jours qu’il nous a dit qu’il avait rencontré quelqu’un. Il va falloir patienter madame. Et troisièmement, avoue que ça te fait bien chier que ton plan avec Zofia soit tombé à l’eau. Je n’ai vraiment pas eu l’impression qu’il l’avait calculée. Par contre, elle, je pense qu’elle a très bien compris qu’il n’était pas pour elle.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? Moi qui m’évertue à rendre service à mon meilleur ami. Zofia est adorable... Et merde, ça m’apprendra à être sympa. Et puis ce bar, non mais t’as vu ces gens ? On se croirait dans La cage aux folles. Le barman à l’entrée, le brun aux cheveux courts, il n'arrêtait pas de te mater. Mais maintenant que j’y pense… Mais oui… C’est un repère de pédales cet endroit.

— Parce que tu t’y connais en “pédales” comme tu dis, Attention, tu deviens vulgaire et franchement idiote ma pauvre Marianne. Venant de ta part, ça m’étonne. Je te croyais plus ouverte d’esprit.

— Tu déconnes ou quoi ? C’est trop facile de me faire passer pour la rétrograde de service. Tu vois très bien ce que je veux dire. Mais mon cher Tristan, si tu trouves ce bar à ton goût… dit-elle d’une voix haut perchée, posant ses mains sur ses hanches de façon maniérée. Tu n’as qu’à y retourner, je suis sûr que tu n’auras aucun mal à te faire payer un verre.

— Tu te rends compte de ce que tu dis ? dit-il soudain, hors de lui. Et merde, j’en ai foutu partout, elle verse mal cette théière !

Il serra les dents et reprit d’un ton cassant.

— Avec toi, c’est toujours pareil. Dès que tu ne connais pas, tu ne peux pas t’empêcher de juger. Tu n’es plus dans ta province, au centre du monde. Pour en revenir à Paul, je te rappelle qu’il est notre ami. Il avait l’air particulièrement mal à l’aise hier soir. Je ne sais pas pourquoi. Une mauvaise période. Il n’ose même pas nous en parler. Il a juste besoin de se retrouver un peu seul, si ça se trouve. Et Zofia, je ne sais pas ce qu'est-ce-que tu lui as dit, mais pour qu'elle s'en aille, tu as du y aller fort !

Marianne mit ses deux mains devant elle, comme attachées par des menottes.

— C’est mon procès aujourd’hui ? Tu es horrible avec moi ! Tu as vu tout ce que tu me balances ? Si c’est notre ami comme tu dis, si ça ne va pas, pourquoi ne vient-il pas nous en parler ? Je suis désolée, mais il nous doit des explications et des excuses. Quant à Zofia, elle s'en remettra, après tout ce que j'ai fait pour elle…

Tristan, excédé, se dirigea vers l’entrée pour attraper son long manteau gris.

— T’es orgueilleuse et complètement à côté de la plaque. Soit t’as rien compris, soit tu ne veux vraiment rien comprendre. Je t’aime, tu sais. Mais cette fois-ci, il va falloir que tu grandisses un peu. J’en ai marre de tes esclandres. Je vais prendre l’air, ça me calmera.

Il claqua la porte derrière lui. Marianne s'effondra en sanglots.

*

Tristan remonta le col de son manteau gris, mit son bonnet en laine et resserra un peu son écharpe. Les nuages menaçaient à présent. Le ciel laissait présager l'arrivée d'une averse. Le dimanche matin, il appréciait le calme de la rue, quand les passants se faisaient rares et que la circulation était faible. Il était en colère après sa petite amie. Il avait de plus en plus de mal à supporter son tempérament. Cette fois-ci, il ne s’était pas laissé faire. Il ne s’en voulait pas particulièrement, car voir Paul dans cet état de détresse l’avait complètement chamboulé. Il serait là pour lui. Ce n’était pas pour rien qu’ils étaient amis après tout.

Pendant ces dernières semaines, Paul lui avait manqué. Surtout leurs soirées en duo et leurs conversations à bâtons rompus. Il se souvint de ces moments privilégiés, allongés tous les deux sur le tapis de sa chambre à écouter de la musique. Paul était la seule personne avec qui il n'avait pas eu honte de partager sa passion pour le jazz (Jimmy Smith, Gerry Mulligan, de véritables légendes à ses yeux). Le doux souvenir de cet après-midi, dans le salon de ses grands-parents, un jour de pluie de novembre. Son grand-père lui avait fait écouter Moanin d'Art blakey, il en avait eu des frissons. De voir son copain si passionné, Paul qui ne connaissait rien au jazz, avait commencé à écouter tous les vinyles que Tristan lui mettait dans les mains. Il avait été plus sensible au piano de Bill Evans. Il lui avait alors avoué que parfois, pour faire le vide dans sa tête, il écoutait les disques de musique classique de son père. Aujourd’hui, plus que jamais, Tristan mesurait sa chance de pouvoir compter sur lui. Il se sentait connecté avec lui, même s’ils ne se voyaient pas souvent. Pourquoi ne pas essayer de passer plus de temps avec lui ? Avec ce qu’il venait de comprendre, il était prêt à tout pour le soutenir, n’en déplaise à Marianne.

Sa colère commença à refluer. Il n’avait pas fait attention à son itinéraire. Il s’arrêta au milieu d’un passage piéton, regardant à droite puis à gauche. Un tour sur lui-même pour réussir s’orienter. Il passa devant une gendarmerie devant laquelle étaient stationnés les véhicules des forces de l’ordre. La porte d’entrée du bâtiment s’ouvrit sur un homme, remontant la fermeture éclair de son perfecto en cuir. À la vue de sa tête fatiguée, on pouvait imaginer qu’il avait dû passer une mauvaise nuit. Il lui passa devant, manquant de le percuter. Il ne m’a pas vu ! se dit-il en s’arrêtant net. Il reprit sa marche, derrière l’homme qui filait comme lui, en direction d’un pont. Il le regarda s’arrêter renouer ses lacets. Tristan le dépassa, jetant un regard derrière lui. Mais n'était-ce pas...

— Rickie, c’est bien toi ?

L’homme se releva.

— Tristan !

— Comment vas-tu ?

À peine avait-il prononcé ces mots qu’il regretta déjà ses paroles. Rickie avait vraiment une mine atroce, les cheveux en bataille, les traits tirés.

— Désolé, t’as pas l’air en forme, si je peux faire quelque chose...

— J’ai l’air si mal que ça ? Merci Tristan, mais non, tu ne peux plus rien faire pour moi…

Rickie sortit un mouchoir et se moucha bruyamment.

— Désolé, je suis vraiment fatigué, j’ai pratiquement pas fermé l'œil de la nuit.

— Je t’ai vu sortir de la gendarmerie…

C’est là que Rickie s’effondra en sanglots. Tristan, pris au dépourvu, lui fit une accolade et attendit qu’il reprenne ses esprits. Il s’excusa et Tristan lui proposa de continuer leur chemin ensemble, puisqu’ils allaient apparemment dans la même direction. Au milieu du pont, Rickie s’adossa à l’épaisse rambarde de fer et contempla la rivière.

— Je viens de vivre la pire nuit de ma vie.

Une fine pluie commençait à tomber. Tristan n’osa pas poser de question. Une longue histoire, le prévint Rickie qui venait de s’attacher les cheveux avec un élastique. Il lui proposa d’aller prendre un verre. Tristan regarda sa montre, Marianne allait s’inquiéter… Tant pis pour elle.

10h. Ils entrèrent dans le premier café qui se présenta à eux, Le café du Pont, les vitres couvertes de buée. À l'intérieur, une odeur de moisissure, mélangée à celle de la cigarette froide, leur sauta à la gorge. Les clients et le personnel plaisantaient ensemble. Le serveur arriva pour prendre leur commande, sans se presser. Assis sur une banquette en cuir craquelé, ils attendirent, sans échanger un mot. Le serveur finit par leur apporter deux cafés et un croissant chacun. Il les déposa négligemment sur la table dont la propreté laissait à désirer. Tristan sentait que Rickie était tendu, à fleur de peau. Lui-même était nerveux en repensant à sa conversation avec Marianne.

— Je voulais te remercier pour la soirée au restaurant, pour ce Noël entre amis. C’était très gentil à vous d’avoir accepté que je vienne avec Barbara, dit Rickie gentiment.

— Ça nous fait toujours plaisir de rencontrer de nouvelles personnes. Nous avons passé une excellente soirée.

Rickie attaqua son croissant.

— Sinon, ne crois pas que je passe tous mes samedis soirs à la gendarmerie pour ressortir ravagé et tomber en chialant sur le premier venu.

— Ça va, t’inquiète, comparé à toi, je suis un vrai cliché… dit-il avec un morceau de croissant dans la bouche.

Rickie le regarda perplexe.

— Je suis sorti me balader ce matin pour éviter ma copine avec qui je viens de me prendre la tête.

— Marianne, celle avec une grande gueule ?

Tristan sourit malgré lui.

— Oui, c’est bien elle. Tu te souviens de notre copain Paul ? Tu l’as vu au 31 chez nous.

— Ça oui, je m’en souviens Tristan. Quand je suis parti de votre fête rejoindre Barbara...et bien… Je l’ai revu plus tard dans la soirée…

Rickie réalisa trop tard qu’il avait peut-être fait un impair.

Tristan reconstituait les pièces d’un puzzle dans sa tête.

— Ah oui ? dit-il songeur. Mais dis-moi, si je ne suis pas trop indiscret, vous n’auriez pas passé le reste de la soirée au Petit Marcel, par hasard ?

Rickie finit son café pour cacher son étonnement.

— Tu connais le Petit Marcel ?

— Et bien oui… En fait non, nous y sommes juste allés brièvement pour la première fois, hier soir, avec Marianne et Zofia. Barbara a dit à sa sœur qu’elle pourrait sûrement y trouver, Paul. Elle avait raison d’ailleurs puisque nous l’avons vu… Il était avec un ami qui te connaissait, Tom, dit-il d’une voix mal assurée, curieux de savoir comment Rickie allait réagir.

— Vous avez passé une bonne soirée, j’imagine. J'y vais souvent, c’est un café très sympa, dit-il enthousiaste.

Tristan hésita un instant à lui dire la vérité. Rickie semblait bien connaître ce lieu.

— Pas vraiment en réalité.

À la tête de Rickie, Tristan vit qu’il ne s’attendait pas à une telle réponse.

— Voilà pourquoi je me suis engueulé ce matin avec Marianne... avoua-t-il.

*

Une heure plus tard, ils comptèrent avec difficulté le nombre de bières alignées devant eux. Ils éclatèrent de rire en chœur.

— Tristan, crois-moi. À quinze ans, mon instinct m’a dit de fermer ma gueule et d’enfouir ce que j’avais ici, tout au fond dit-il en montrant du doigt le cœur de Tristan. Ce n’est qu’en découvrant Le Petit Marcel que j’ai su définitivement qui j’étais. Sans le Petit Marcel, je ne sais pas comment j’aurais fait. Le Petit Marcel, c’est mon QG. Un repère où j’ai réalisé que je n’étais pas le seul pédé sur terre. Que je n’étais pas un malade mental, qu’il fallait enfermer, comme mon père me l’a laissé croire toute ma vie. Combien de fois il m’a répété que ce n’était pas pour rien qu’il m’avait appelé “Rickie”, trop fier que je porte comme héritage le prénom germanique de mon arrière-grand-père. Il se faisait appeler “Le roi” par sa famille. Un héritage de cinglé, moi j’dis ! “Soit fort mon fils, fait pas ta fiotte”. Voilà ce que j’ai entendu toute mon enfance. Et je te passe les détails. Le Petit Marcel, c’est ma forteresse. J’ai pu vider mon sac sans honte. Je suis devenu plus solide, mais pas comme mon père l’aurait voulu. Avec l’aide et le soutien de mes amis. Car tout seul, tu ne peux pas t’en sortir. Tu peux compter sur Paul, moi j’ai Barbara. Et ça, tu vois, ça n’a pas de prix.

Il s’arrêta de parler, surpris par un hoquet. Il regarda le mur aux couleurs passées, comme s’il admirait un tableau, d’un air contemplatif. Sa tête partait en vrille. Non, sa vie. Sa vie tout entière. Tristan regarda dans la même direction, avec un hoquet lui aussi. Il n’aurait jamais dû boire autant. Sa tête commençait à tanguer.

— Je sais pas toi, mais moi je crois bien que j’en tiens une bonne, dit Rickie, en riant tout seul, désespéré. Je serais toi, j’éviterai de me regarder dans une glace et j’attendrais un peu avant de retourner voir ma copine.

Fatigué et enivré comme il l’était, Tristan savait exactement à quoi il ressemblait. Un visage maigre, une peau d’une extrême blancheur qui contrastait avec la monture épaisse de ses lunettes. Et ses grands yeux vitreux. Il éclata de rire de nouveau, mollement.

— Ouais t’as raison, je crois que j’ai besoin d’aller marcher un peu.

Rickie se leva péniblement et alla payer les consommations directement au bar. Ils sortirent du café. La pluie avait cessé et le soleil commençait à poindre prudemment à travers les nuages. Tristan regarda sa montre. L’heure du déjeuner était largement passée, Marianne allait être dans tous ses états. Ils se serrèrent la main avant de se séparer. Tristan décida de faire un détour par la gare. Arrivé sur place, il se mélangea à la foule qui sortait des nombreuses rames de trains, marchant à contre-courant des voyageurs, plongeant dans leurs yeux absorbés par leur destination ou les visages familiers qui les attendaient. Il se fit bousculer par un gros sac en toile d'un homme pressé. Une jeune femme perdue lui demanda la sortie la plus proche. Son cerveau ne réagit pas tout de suite, comme encore engourdi par l'alcool. À peine avait-il ouvert la bouche pour formuler sa réponse que la fille avait déjà tourné les talons. Il resta sur place quelques secondes sans réagir. Il finit par emprunter de vieux escaliers de fer qui menaient à un grand pont, au-dessus des quais. Il regarda, hypnotisé, les trains qui arrivaient en ralentissant. D’autres filaient à toute vitesse, dans un bruit assourdissant. Au bout d'un long moment qui semblait s'éterniser, il finit par sortir de sa léthargie. Lentement, il redescendit les marches les unes après les autres, laissant derrière lui l’écho métallique de ses pas. Il se résigna à rentrer chez lui.

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