Per Semitas Suburae
Elle marche dans la rue. Ses sandales de cuir claquent sur les pavés de pierre. Elle est sur ses gardes. Elle glisse le long des murs délabrés comme un chat furtif. Sa peau pâle luit à la clarté de la lune. Ses yeux bleus sont deux lacs d’eau claire encadrés par quelques mèches de jais. Elle a peur. Elle n’a pas le droit d’être ici. Pas le droit d’être seule dans les rues désertes de Subure, le quartier le plus pauvre de Rome, et surtout celui où officient les femmes d’amour dont personne ne reconnaît l’existence. Un quartier bien peu recommandable pour une honnête et riche citoyenne romaine comme elle. Mais ce soir, son rang et sa fortune ne comptent pas. Elle est juste… elle. Et elle n’a pas le droit de se promener la nuit, seule dans cette partie de la ville, sans homme à ses côtés. Elle n’a pas le droit d’être libre.
Elle marche encore. Sa stola frôle ses jambes. Ses cheveux, recouverts d’un voile blanc léger, sont élégamment tressés et relevés en une coiffure sophistiquée. Son mari ne sait rien de son escapade nocturne. Il est en déplacement chez une de ses connaissances et ne rentrera pas avant deux jours. Elle croise deux filles de joie. Leur chevelure, dénouée sur leurs épaules maigres, ressemble à des flammes or et safranées leur léchant le visage. Leurs lèvres, leurs paupières et leurs joues sont outrageusement maquillées de rouge, bleu et pourpre. Elle les envie, ces femmes. Ces femmes libres d’avoir la cuisse nue, les hanches dévoilées, qui ondulent en une danse sensuelle pour charmer le client. Ce qu’elle oublie, c’est que ces femmes-là, ces filles de joie dont elle jalouse tellement l’indépendance, sont elles aussi esclaves des hommes. Juste le temps de leur offrir ce qu’ils payent. Elle accélère. La rue n’en finit pas de sinuer, entre les popinae et les habitations écroulées.
Avant de partir, son époux l’a frappée. Encore. Depuis quatre ans qu’ils sont mariés, il la bat. Sous n’importe quel prétexte. Aujourd’hui, selon lui, elle était trop maquillée. Pourtant elle remplit son rôle d’épouse. À vingt-deux ans, elle lui a déjà donné deux fils, et elle est de nouveau enceinte depuis deux mois. Elle a également rempli son rôle de domina, en tenant convenablement sa maison et en élevant ses enfants. Mais rien à faire. Dès le premier regard, elle a su qu’elle le haïrait. Sa façon pompeuse de se tenir, sa façon de poser les yeux sur elle, de la toucher, comme si elle était sa… chose. Cela, elle ne le supporte pas. Ce besoin de la posséder, elle, simplement parce qu’elle est née femme dans un monde d’hommes…
Elle est fatiguée de marcher. La rue se tord dans tous les sens, tel un serpent meurtrier. Son corps gracile n’est pas adapté pour ce genre d’exercice. Ses chevilles la tirent, tout comme ses mollets. La sueur perle sur son front, dans son décolleté. D’autant plus qu’elle prend de grands risques. Si son époux l’apprenait, il la tuerait. Mais elle, elle ne voulait pas se marier. Elle, elle voulait danser. Elle voulait sentir la musique prendre possession de son corps, agir comme de l’hypnose sur elle, puis voir ses membres gracieux onduler, se ployer, se mouvoir au son de la cithare et de la flûte. Mais son père a préféré la vendre à un homme, moyennant une belle somme. Vendue comme on vend un morceau de viande ou un objet devenu inutile et encombrant.
Ses sandales claquent toujours sur les pavés irréguliers, dans la nuit bruyante des orgies romaines. Au coin de la rue, entre deux insulae, deux hommes se faufilent discrètement dans un appartement. Leurs doigts sont entrelacés, leurs sourires amoureux. Ce sont des hors-la-loi, tout comme elle. Ils bravent les interdits au péril de leur vie, pour un baiser échangé, un regard furtif, un frôlement de main. Ce soir cependant, Rome endormie veille sur elle, sur eux. Sur tous ces gens avides d’être libre, de pouvoir se montrer au grand jour sans sentir sur eux les regards fuyants ou pire, dégoûtés, des honnêtes citoyens romains. Son mari fait partie de ces personnes-là. De ces individus soi-disant droits et justes, qui mentent et manipulent sans scrupules pour obtenir ce qu’ils veulent. Son époux la bat et la trompe. Tout Rome est au courant de ses frasques et de ses maîtresses. Mais personne ne lui dit rien. L’homme a tous les droits, ici, à Rome. Dont celui d’être adultère. Pas elle. Si elle n’avait que la pensée de le tromper, il l’étranglerait ou la noierait, maquillant son crime en simple mais malheureux accident.
Et pourtant ce soir, elle va devenir une femme immorale, une femme perdue, au même titre qu’une prostituée. Elle a tant besoin d’être aimée, de se sentir belle quand quelqu’un la regarde, elle qui a toujours manqué d’amour. Elle a besoin de tendresse aussi. Et cet homme peut les lui donner. Elle l’a rencontré chez elle. C’est un ami de son mari. Il lui a tout de suite plu, avec ses yeux chocolat et ses boucles auburn. Non qu’elle soit amoureuse, elle n’éprouve même rien de spécial pour lui. Elle ressent seulement le besoin vital que quelqu’un lui fasse du bien. Qu’un homme lui fasse du bien. Elle veut voir, au moins une fois, dans les yeux d’un homme, qu’elle est importante.
Ça y est. Elle est arrivée. Le lieu convenu pour le rendez-vous est une maison biscornue, louée par son amant à cette occasion. Dans ce quartier, il est habituel que de jeunes débauchés louent des chambres pour se divertir avec des prostituées. Aussi, personne ne la reconnaîtra ni ne posera de questions. Elle frappe à la porte en bois rongée par les intempéries. Il ouvre. Il lui sourit. Il porte une simple toge qui laisse deviner le hâle de sa peau et ses muscles bien dessinés. Elle entre. La porte se referme.
Jamais elle ne regretta tous les risques qu’elle prit alors. Elle a chéri longtemps au fond d’elle-même ce souvenir brûlant d’avoir été désirée et passionnément aimée. Son plus grand espoir était que jamais ses descendantes n’eussent à subir le même martyre qu’elle. Jamais.
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