Chapitre 4-2 : Décision

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  Dans un grincement, le matelas s'affaissa à sa droite. Ric souleva son bras, rouvrit un œil et trouva Asprus, penché au-dessus de lui, son arc recurve dans la gueule. Il le déposa sur son ventre, puis descendit en vitesse pour revenir avec un second arc deux fois plus petit.

  Le cœur de Ric se serra tandis que, tout autour de lui, les bruits et les odeurs semblaient diminuer. Il se redressa et retint son fidèle compagnon, qui se retournait déjà pour chercher le carquois.

  –Merci, mon grand. Mais je ne faisais que penser à voix haute. Nous n'allons pas chasser aujourd'hui.

  Les oreilles d'Asprus s'affaissèrent et un grognement mécontent remonta des profondeurs de son poitrail.

  –Oui, je sais... (Ric lui caressa le cou des deux mains.) Moi aussi j'aimerais y aller, mais nous sommes coincés ici.

  À moins qu'il ne décidât de quitter cette chambre bruyante pour les festivités encore plus agitées ou la cérémonie.

  –Que ferais-tu à ma place ?

  La seule réponse à laquelle il eut droit fut une inclinaison inquisitrice de la tête. Cette innocence animale l'apaisa pour de bon et lui aurait arraché un sourire s'il avait été encore capable d'en esquisser. Toujours sensible à son état, Asprus bondit sur ses pattes, les oreilles de nouveau dressées bien haut, et tenta de lui donner un coup de langue. Ric s'écarta à la dernière seconde, peu désireux de se retrouver couvert de bave, puis empoigna sa tête pour le gratter sous les oreilles. L'effet fut instantané. Entre ses doigts, Asprus devint aussi mou qu'une bougie restée trop près de la cheminée et il s'affaissa contre lui, tout projet de léchouilles oublié.

  Quel monstre, en effet, pensa Ric en se rappelant les paroles de Norbert.

  Les yeux presque révulsés de plaisir, la langue pendue sur le côté et une patte arrière frappant dans le vide au rythme des grattouilles, Asprus avait tout à fait l'air d'un dangereux prédateur sur le point de dévorer le premier venu. Il était tellement facile à vivre en dehors de ses crises de panique que Ric se demandait parfois s'il avait vraiment du sang lupin dans les veines. Il faut dire qu'il ne connaissait rien de son lignage ; Asprus lui était littéralement tombé dessus au cours d'une chasse, deux ans plus tôt, alors qu'il n'était qu'un louveteau famélique et blessé. Cependant, tous les signes physionomiques et comportementaux étaient là : ses oreilles trop pointues, sa queue trop longue, son museau un peu trop court et sa docilité trop importante pour un loup ; son faciès trop large, ses vocalises trop nombreuses, sa taille trop élevée et son attitude trop craintive pour un chien. Il y avait aussi ses yeux jaunes et sa manie de sauter pour donner des coups de museau typique des loups. Et c'était sans compter son changement total d'attitude lorsqu'il percevait une menace ou faisait face à un adversaire, parfois bien plus dangereux que lui. Lui qui fuyait les inconnus se transformait en véritable machine à tuer prête à défendre sa meute jusqu'à la mort.

  Nul doute que Norbert jetterait Ric dehors s'il voyait Asprus dans ces moments-là.

  À force de gesticuler sous les grattouilles, le terrible prédateur donna un coup dans l’arc court. Ric le rattrapa avant qu'il heurtât le sol. Tout en gourmandant son fidèle compagnon, il récupéra le plus grand, puis descendit du lit pour ranger ses armes à leur place. Ses yeux glissèrent sur l'épieu posé dans le coin à côté. Il le prit en main, en inspecta la pointe, puis se tourna vers l’armoire à sa droite. Les portes s’ouvrirent dans un grincement familier. Kreigmesser, épée longue, poignards, stylets, kriss, geischtmärder, dague en os de fléau... Il passa en revue toutes ses lames avant de s'arrêter sur ses couteaux de jet. Il les sortit, récupéra ses pierres d'affûtage et sa bassine d'eau, puis s'installa par terre.

  Le fin sifflement du métal frottant la pierre humide s'éleva dans la pièce. Comme doté d'une conscience propre, il emplit tout l'espace, chassa tout autre son. Son chant s'insinua en Ric, vida son esprit, l'enferma dans une bulle en dehors de la réalité, là où seule la mélodie du fer existait.

  Ric resta plongé dans ce monde parallèle des heures durant, enchaînant lame après lame sans réfléchir. Il lui suffisait d'un contact pour identifier l'arme et ses besoins. Aussi différentes les unes des autres, chacune produisait un son qui lui était propre, mais à la fois si proche de ses consœurs que seules les oreilles les plus avisées pouvaient percevoir et apprécier ces subtiles nuances.

  Lorsque la dernière arme cessa de chanter, sa mélodie résonna encore un instant en Ric avant de s'éteindre. Alors la bulle se fissura et finit par éclater. Cris, grincements de parquet, et martellements de pieds dans la pension, chari-vari dans les rues, ronflement d'Asprus venu s'allonger contre sa cuisse… Tous les bruits rejaillirent d'un coup.

  Les épaules de Ric s'affaissèrent. Qu'aurait-il donner pour y échapper encore une heure ? Une petite minute ? Dans un soupir, il se leva, puis se posta à la fenêtre. Une rivière d'étals colorés avait remplacé sa rue. Entre eux, passants, marchants et artistes bien trop nombreux déambulaient avec difficulté.

  Les festivités avaient commencé.

  Jouant avec son poignard, il observa un moment cette agitation sans savoir qu'en penser.

  Puis le clocher s'éveilla et sonna. À dix reprises.

  Déjà ? Cela signifie qu'il ne reste plus que deux heures et demie avant...

  Un poids horrible s'abattit sur son estomac. Son arme figée entre les doigts, il resta un instant immobile avant de se tourner vers sa table de nuit. Ses yeux se posèrent sur le tiroir, où il avait rangé l'invitation. Ils y restèrent un long – trop long – moment. À force de le fixer, l'image du carton qui y avait été joint finit par se matérialiser dans son esprit, plus claire que toutes les fois précédentes. Comme s'il tenait le message devant lui.



  Thébaldéric,

  Tu ne t'attendais sûrement pas à recevoir cette invitation, alors je t'écris ce mot pour que tu saches qu'elle est tout à fait sincère et qu'il ne s'agit en rien d'une moquerie tordue de ma mère ni d'une quelconque dernière volonté dont nous nous serions dédouanés. Éleuthère te souhaite parmi nous et il en va de même pour moi. Alors s'il te plaît, joins-toi à nous, Ric. Cela fait trop longtemps que nous nous sommes vus et cette journée ne serait complète sans toi.

  Tu me manques,

  Adalsinde



  Les paupières de Ric se fermèrent et, tel un amas de poussière sur lequel l'on aurait soufflé, la note se dissipa dans ses pensées. Les mots, en revanche, restèrent ancrés en lui. Sans s'en rendre compte, il empoigna la bague qu'il portait autour du cou et gardait constamment dissimulée sous ses chemises. Brunehilde avait raison, tout le monde n'était pas dépourvu de cœur là-bas ; loin de là. Cela aurait pourtant facilité bien des choses : leur séparation, ses décisions les concernant, ses sentiments à leur égard, son hésitation vis-à-vis de cette maudite intronisation…

  Ric serra plus fort la chevalière entre ses doigts. Mieux valait qu'il ne s'y rendît pas. C'était ce qu'il y avait de mieux. N'importe qui d'un tant soit peu censé le lui aurait dit s'il avait posé la question. Il y avait trop d'antécédents, trop de problèmes, trop de tensions, trop d'enjeux.

  Mais il y avait aussi cette boule qui venait se loger dans sa gorge à l'idée de ne pas assister à l’intronisation, cette douleur à la poitrine qui l'avait maintenu éveillé toutes les nuits depuis la réception du carton, ce vide qui ne faisait que grandir à chaque fois qu'il essayait de se convaincre que le message d'Adalsinde ne changeait rien...

  Il avait envie d'y aller. Par Lumen, il en mourait d'envie.

  « Ne t'interdis pas d'y aller parce que tu penses que c'est ce qu'il y a de mieux pour les autres. »

  « Que tu t'y rendes ou non, fais-le car c'est ce que tu désires. »

  Presque contre sa volonté, son regard se baissa sur sa tenue, tout à fait inapproprié pour un tel événement, puis glissa vers sa vieille commode.

  Je ne devrais pas...

  Lentement, il se décolla de la fenêtre pour s'approcher du meuble.

  C'est une mauvaise idée...

  Il ouvrit le dernier tiroir et le vida.

  Si quelqu'un me voit...

  Il souleva le faux fond.

  Mais je sais me faire discret...

  Il avisa les vêtements cachés en-dessous.

  Si je n'entre pas par la grande-porte...

  Chemise en soie blanche, pantalon noir en coton fin, pourpoint sans manche bleu nuit et ornés de fines broderies argentées, paire de manchons assortie.

  Si je fais attention...

  Une mise à peine acceptable pour la cérémonie mais qui valait plus que ce que certains habitants du quatrième cercle toucheraient dans toute une vie.

  Cela pourrait marcher.

  D'une main incertaine, encore tiraillée, il sortit les habits un à un, effectua une rapide toilette, puis se changea. La soie de la chemise glissa sur son torse, pareil à une caresse. Le coton du pantalon était si doux et léger qu'il lui donna l'impression de revêtir une seconde peau. Le pourpoint ceignait son buste étroit en lui laissant toute liberté de mouvement, mais en le serrant juste assez pour immobiliser la bague contre son plexus et prouver qu’il s’agissait de sur-mesure. Les manchons soulignaient ses longs bras fins, parfaitement ajustés.

  Cela faisait si longtemps qu'il avait porté pareille tenue qu'une sensation désagréable lui dévala l'échine. Aux aguets, Asprus se redressa. La tension de Ric retomba.

  –Tout va bien, mon grand. C'est juste... Juste moi.

  Asprus pencha la tête sur le côté avec un bruit de gorge interrogateur. Ric soupira, puis s'accroupit devant lui et posa une main sur sa tête.

  –Je vais sortir quelques...

  Son fidèle compagnon fut instantanément debout.

  –Non, non, l'arrêta Ric. Juste moi. Tu ne peux pas venir.

  L'accablement qui s'abattit sur Asprus lui donna l'impression de l'avoir jeté dans la pire ruelle des bas-quartiers et rué de coups avant de partir. Son chien se rallongea par terre, les yeux emplis de détresse, les oreilles plaquées en arrière, et des gémissements plaintifs remontant sans interruption du fond de sa gorge. Ric ferma les paupières. Combien de temps lui faudrait-il encore pour parvenir à lui faire comprendre que partir sans lui ne signifiait pas l'abandonner ? Même si Asprus avait mieux accepté ses départs avant que Ric commençât à broyer du noir à cause de l'invitation, il les craignait toujours autant, peu importe ce que Ric faisait.

  –Ne fais pas cette tête-là, mon grand, lui murmura-t-il. Ce n’est que pour quelques heures. Ensuite, je te promets que nous irons courir comme des fous. D'accord ?

  Cette promesse ne diminua qu'à peine les geignements. Ric se redressa, récupéra son arc recurve et le déposa devant Asprus.

  –Surveiller. D'accord ?

  Les yeux dorés passèrent de l'arc à Ric, puis retournèrent sur l'arme. Son chien cessa finalement de geindre, puis posa une patte sur l'arc et l'attira à lui. Une vague de chaleur se répandit en Ric.

  –C'est cela, mon grand. Surveille-le pour moi. Je reviens aussi vite que possible.

  Il empoigna sa grosse tête pour poser son front contre le sien, puis enfila ses bottes et quitta sa chambre par la fenêtre.

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