Chapitre 6-1 : Trouble

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  Les doigts de Ric se crispèrent sur ses boucles lourdes de sueurs froides. L'avenir n'était pas gravé dans le marbre. Il s'agissait d'un maillage complexe, composé d'une infinie de futurs entremêlés les uns aux autres et en constant mouvement. Tynged elle-même ne pouvait déterminer les différentes étapes de chacun. Alors ses enfants ? Si les voyants avaient accès à l'intégralité de la trame de leur interlocuteur lorsqu'ils y jetaient un œil, la lire dans son ensemble leur était impossible. Ils n'entrevoyaient que des fragments des quelques alternatives sur lesquels ils se penchaient. Ce que le jeune Franz venait d'annoncer à Ric n’avait donc aucune importance ; ce n’était qu’un futur parmi tant d’autres.

  Cependant, cela restait une possibilité. Une possibilité d’autant plus grande qu’à l’instar d’un papillon attiré par la flamme d’une bougie, les voyants étaient avant tout attirés par ce qu’ils appelaient les futurs brillants, ceux qui étaient le plus susceptibles d’advenir au moment où les consultaient, les seuls auxquels un esprit encore incontrôlé comme celui de l’adolescent devait s’intéresser.

  Les mains de Ric se mirent à trembler ; il ferma les poings pour les en empêcher.

  Qu’importe ce qu’un devin découvrait lors d'une vision, il n’avait aucun moyen de dissimuler des informations ou de les enjoliver. Ces dernières sortaient de sa bouche telles qu’il les avait vues, sans autre filtre que ses paroles sibyllines. Un véritable poison qui altérait à jamais la vie de leur destinataire. Quelles fussent positives ou sombres ne faisait aucune différence : les premières insufflaient un sentiment d’invincibilité qui finissait souvent par se retourner contre la personne, quant aux secondes, elles rongeaient de l’intérieur, poussaient à la folie ou au désespoir. Ric en avait été témoin. Il avait vu de ses propres yeux des hommes se livrer aux pires dans l'espoir d’échapper à leur sinistre prédiction et de s'engager sur une meilleure voie, comme il en avait vu d’autres êtres victimes de graves accidents alors qu'un devin leur avait annoncé que la vie leur sourirait.

  Pour toute ces raisons, Ric n'avait jamais cherché à connaître son avenir. La déesse du temps le tourmentait déjà assez en l'empêchant de tourner la page sur son passé ; hors de question de lui offrir en plus son futur sur un plateau d'argent.

  Alors pourquoi ? Par les dieux, pourquoi avait-il fallut qu'il tombât sur ce jeune devin ? Leur rencontre était-elle du fait de Tynged ?

  « Ils gagnent la source pour provoquer la chute de l'Aurore. »

  « En ton sang repose toutefois une chance de salut. »

  Ric serra les poings si fort qu’il manqua de s’arracher les cheveux. Une douleur sourde pulsa sous son cuir chevelu.

  Il ne voulait pas comprendre. Tout ce qu'il souhaitait, c'était plongé cet oracle de malheur dans les tréfonds de sa mémoire et l’y garder enfermé jusqu’à la fin de ses jours. Mais c'était impossible. La brutalité avec laquelle il l’avait reçu l’avait gravée en lui et une part de lui ne pouvait s'empêcher de s'interroger, de chercher à comprendre ce que la prophétie signifiait. Après tout, comment son sang pouvait-il sauver quoique ce fût ? Sa naissance n'avait pas été approuvée par les dieux. Il était né impur, sans-âme. Il...

  –Tiens, mon garçon, bois ça.

  Ric, qui ne s'était pas rendu compte qu'il avait posé la tête contre ses genoux, la redressa. L'un des deux hommes, celui qui semblait être dans la quarantaine, s'était approché et lui tendait une gourde.

  –Ça te fera du bien, insista-t-il avec un sourire.

  –Qu'on lui donne aussi un mouchoir pour sa joue, ordonna l’aïeule.

  –Quelqu'un est parti chercher le médecin, intervint son voisin. Il y en a un à deux rues d'ici, il devrait pas tarder.

  –En attendant son arrivée, voulez-vous que je prenne votre plainte ? poursuivit le policier.

  Ric dévisagea l'officier sans comprendre, avant de poser les yeux sur Franz qui pleurait de plus belle, puis sur la femme toujours à genoux devant lui qui le fixait d'un regard suppliant. La mère du garçon et au vu de son intervention, une devineresse.

  –Lire l'avenir d'une personne contre sa volonté est un crime, rappela l'agent de la paix.

  –Je... Non. Ce n'est pas la peine.

  Aussi nauséeux était-il par cette prophétie indésirable, il voyait bien que Franz n'y était pour rien.

  Encore trop chamboulé, ce dernier ne réagit pas à l'annonce de Ric, au contraire de sa mère, qui s'effondra de soulagement. Écrasant son front contre les pavés, elle le remercia, bénit Lumen pour sa clémence et lui promit de s’occuper des frais médicaux.

  –Ce n'est pas la peine, assura Ric. Je m'en chargerai moi...

  Un coup de cloche étouffa la fin de sa phrase et la clameur de la foule. Il se tourna vivement en direction de l'église, mais il ne pouvait la voir d'où il était et dût attendre que les coups s'arrêtassent pour que sa mauvaise impression fût confirmée. Midi ? Comment pouvait-il avoir perdu autant de temps ? Il aurait déjà dû atteindre le premier cercle, à cette heure-là !

  Malgré son être hurlant de protestation, il entreprit de se lever.

  –Eh, eh ! s'exclama l'homme à la gourde.

  –Non, restez assis ! renchérit la voyante en lui attrapant le bras. Vous n'êtes pas en état.

  –La devineresse à raison, monsieur, appuya le policier. Votre esprit a subi un choc important. Le médecin...

  –Je n'ai pas le temps, le coupa Ric. Il faut... Il faut que j'y aille. La cérémonie...

  Tous s'étranglèrent. De stupeur, la femme le lâcha.

  –Vous... Vous êtes invité à l'intronisation ?

  Il ne répondit pas, trop occupé qu'il était à se mettre debout. La tête lui tourna aussitôt. Il tituba sur le côté dès qu'il fut sur ses pieds, mais l'homme à la gourde l'immobilisa.

  Alors qu'il se résignait à s’accorder quelques secondes, le temps de retrouver son équilibre, les bons samaritains qui s'étaient occupés de lui essayèrent de le retenir, de le convaincre d’attendre le médecin. Le policier chercha quant à lui à connaître son nom, afin que quelqu’un avertît sa maisonnée de l'incident et qu'elle vînt le chercher et le conduire au château. Ric repoussa toutes leurs offres et, quand il se sentit enfin capable de faire trois pas sans tomber, il se replongea dans la foule.

  Il n'eut aucun mal à les perdre malgré son état.

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