Chapitre 10-3 : Visite

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  –Allons, Ric, détends-toi, s'amusa Adalsinde en se redressant. Nous ne nous attendions pas à ce que tu sois présentable à cinq heures du matin.

  Cela ne l'aida pas de tout à calmer les pulsations erratiques de son cœur. Ces dernières redoublèrent même d'intensité quand une porte claqua quelque part dans la rue. Éleuthère n'était pas uniquement devant lui, mais dans le quatrième cercle. La partie de la ville regroupant le pire de la capitale et dans laquelle aucun noble ne venait souiller ses chaussures à moins de tremper dans quelques affaires louches.

  –Vous ne pouvez pas rester ici, siffla Ric en pivotant pour déverrouiller la porte. Vous n'auriez même pas dû mettre les pieds ici. Par Yogwi, avez-vous perdu l'esprit ?

  –J'ignorai qu'une loi interdisait à des aînés de rendre visite à leur benjamin, rétorqua Éleuthère.

  –Je ne parle pas de chez moi mais du quatrième cercle.

  –Je ne me rappelle pas davantage d'une loi qui interdirait au roi et sa généralissime de se rendre dans une partie de la capitale.

  Ric délaissa les verrous pour lui refaire face.

  –S'il vous plaît, Éleuthère, avec tout le respect que je vous dois, vous savez très bien ce que je veux dire. À moins de tremper dans des affaires illégales ou scandaleuses, les nobles n'ont rien à faire dans ce cercle et cela est d'autant plus vrai pour vous. À cause de la faute de Père, la cour vous a à l'œil comme elle a rarement eu un souverain à l'œil. Comment pensez-vous que votre passage dans ces quartiers serait perçu si elle en avait vent ? Elle ne se contentera jamais de croire que vous avez simplement rendu visite à votre bâtard de demi-frère. Pas quand il y a un bordel au bout de la rue.

  S'il avait espéré éveiller une quelconque prise de conscience chez son frère, ce fut un échec total. Les bras croisés sur son torse, Éleuthère avait écouté ses arguments comme un précepteur aurait écouté un élève remettre en question un point de sa matière : attentif, mais un sourcil haussé, comme consterné que son élève puisse formuler pareille remarque, et n'attendant qu'une chose ; que le pauvre en ait terminé pour lui dire qu'il avait tort et reprendre la leçon. Il n'accordait même plus un regard à Asprus, assis au pied de Ric, qui le fixait toujours d'un air mauvais, conscient du conflit entre eux et se rangeant évidemment du côté de Ric.

  Quand il en eut fini, Éleuthère ne manqua pas de poursuivre son imitation de professeur et asséna :

  –As-tu autre chose à ajouter à ton argumentaire ou pouvons-nous passer à la suite ?

  –Éleuthère, s'il vous plaît.

  –Avant que ma présence ne remonte jusqu'à la cour, il faudrait déjà que quelqu'un me reconnaisse, Thébaldéric.

  –La plupart des habitants des bas-quartiers sont illettrés, pas aveugles. Ils ont déjà vu des estampes à votre image sur les journaux qu'ils récupèrent pour allumer leur fourneau ou leur cheminée. Et ce n'est pas pour les nobles que les pièces de monnaies sont en train d'être retapées à votre effigie.

  Alors qu'Asprus l'appuyait avec un grognement, le roi se tourna vers la généralissime. Cette dernière s'était appuyée sur la table qui servait de bureau à Ric et inspectait une de ses lames d’un air ennuyé.

  –Et toi, tu ne dis rien.

  –Oh non, vous semblez tous deux tellement dans votre bon droit, comment oserais-je m'interposer ?

  –Adalsinde...

  –Bien, bien... (Elle se redressa et, à la surprise de l'aîné, resta tourné vers lui.) Tu as peut-être déjà entendu ces objections lorsque nous avons planifié cette venue, mais tu n'as pas besoin de le prendre de haut alors qu'il s'inquiète simplement pour nous. Il suffit de le lui signaler. (Il lui lança un regard désapprobateur qu'elle ignora pour se concentrer sur Ric.) Quant à toi, je sais que nous t'avons pris par surprise et que tu n'avais pas toute ta tête il y a encore deux minutes, mais je te serais grée de ne pas nous confondre avec ces nobles si détachés de la réalité qu'ils ignorent tout de la vie en dehors de la cour. Nous avons conscience de la situation et c'est pourquoi nous sommes drapés d'une illusion.

  Illusion qui n'avait évidemment pas berné Ric à cause de sa résistance. Se sentant soudain dans la peau de cet élève faisant une remarque sans avoir réfléchi avant de parler, il eut du mal à soutenir le regard de sa sœur.

  –Ce n'est pas... (Elle haussa un sourcil.) Désolé.

  Elle hocha la tête pour lui faire comprendre qu'elle acceptait ses excuses avant de reporter son attention sur Éleuthère qui s'excusa à son tour.

  –Bien, maintenant que le combat de coqs est terminé, nous allons enfin pouvoir avancer.

  Le regard de Ric s’aiguisa aussitôt. Il avait été si préoccupé par son image et celles de ses aînés qu'il ne s'était même pas demandé ce qui avait bien pu les conduire à prendre le risque de venir le voir ici, en personne. Ses yeux passèrent de sa sœur à son frère, à la recherche d'un indice. En vain.

  –Adalsinde m'a dit ce qu'il s'était passé hier, déclara Éleuthère. Je voulais te remercier d'être venu malgré ta légitime réticence et d'avoir tenu à protéger mon image en restant dans l'ombre. (Il s'approcha de lui et posa une main puissante sur son épaule. Ric se raidit en lui-même.) Mon avis a beau divergé à ce sujet, cela m'a touché.

  Ric cilla une fois, interdit.

  –Êtes-vous venu ici uniquement pour me remercier ?

  Éleuthère esquissa un sourire.

  –Y a-t-il un souci avec cela ? Tu es monté jusqu'au palais malgré les risques pour nous voir. Te retourner la faveur est bien le minimum.

  Ric avait du mal à y croire. Sa relation avec Éleuthère avait toujours été délicate. Au début, son aîné le traitait avec autant de mépris et de dégoût que les autres. Puis, grâce à Adalsinde, sa vision des choses avaient changé et ils s'étaient grandement rapprochés, mais ils n'avaient jamais atteint le point où ils pouvaient s'appeler « frères ». Ils avaient beau avoir le même père, Ric restait un bâtard. Il n'était pas prince et de fait, pas l'égal de son aîné. Cette distance se ressentait à travers leurs rapports : Ric devait redoubler d'effort pour mériter son attention, sa compagnie, son respect, ses compliments, ses faveurs... Or, dans pareille relation, une visite dans les bas-quartier pour un passage sans la moindre salutation au palais n'avait rien d'équivalent. Dix ans d'absence pouvaient-ils avoir réduit cette différence sociale et amélioré leurs rapports ? Ou n'était-ce qu'une raison de leur présence chez lui ? À moins qu'Adalsinde ne l'y eût poussé ? Si elle avait également eu des réticences à sa naissance, il ne lui avait pas fallu trois ans pour envoyer valser les préjugés sur les sans-âmes au Brasier et considérer Ric comme le frère qu'il était.

  Non, le temps n'avait pas pu effacer la distance entre lui et Éleuthère ; Ric avait même de la chance qu'elle ne se fût pas creuser davantage maintenant qu'il était roi. Ce qui laissait deux options...

  Un coup d'œil à sa sœur lui souffla la réponse. Contrairement à leur aîné, elle ne souriait pas et observait ce dernier avec reproche.

  –Quelle est la vraie raison de votre venue, Éleuthère ?

  L'expression attentionnée du souverain se figea avant de disparaître. Alors qu'il ne fit que retirer la main de l'épaule de Ric, il sembla grandir, devenir plus imposant, repousser l'air et les murs de la pièce. Une expression autoritaire se drapa autour de lui à mesure que cette transformation opérait. Si Ric avait encore eu des objections à soulever, elles se seraient éteintes sur ses lèvres. S'il avait voulu se détourner, il en aurait été incapable. S'il avait un jour penser que la distance entre eux finirait par disparaître, cette idée se serait envolée. Il avait beau dépasser Éleuthère d'une dizaine de centimètres, il se sentait diminué, écrasé par sa simple présence. Devant lui ne se tenait plus son demi-frère, mais le nouveau roi du Wiegerwäld. L'uniforme de policier qu'il revêtait ne bernait personne. Il aurait pu être vêtu de haillons trouvés dans un caniveaux que sa présence n'en aurait pas moins imposé le respect, crié la souveraineté.

  Une vague de nostalgie et de tristesse incongru déferla en Ric face à cette métamorphose. L'espace d'un instant, le visage d'Éleuthère disparu pour faire place à celui de Melchior. Les deux hommes ne se ressemblaient pas tout à fait. Éleuthère était un parfait mélange de ses parents : de leur père, il avait hérité une puissante carrure, un visage rectangulaire aux traits décisifs, parfaits reflets de son caractère déterminé et inflexible ; et de sa mère, des yeux bleu glace plus incisif qu’un stylet et une chevelure d'un noir corbeau. Cependant, tout, dans ce passage de demi-frère à roi, rappelait à Ric les passages de père à souverain de Melchior. Ces moments où ce dernier perdait ce sourire qu'il ne destinait qu'à lui et creusait entre eux une distance infranchissable.

  –Nous avons un travail à te confier, déclara Éleuthère, d'un ton dépourvu de toute affection qui tira Ric de ses souvenirs.

  Ric sentit son pouls redoubler et il coula un bref coup d'œil à Adalsinde. Elle aussi avait disparu sous le masque sévère de sa fonction.

  –Un travail ?

  Son frère hocha la tête.

  –Nous avons besoin que tu te charges d'un dragon.

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