"Entre les mondes" (partie II)

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Peregrinus sortit en poussant violemment les frêles portes de chêne de la bâtisse, faisant craquer celle-ci de toutes parts. Il prit une grande bouffée d'air frais tout en contemplant le ciel nuageux accompagné de son ténébreux horizon. Une pluie torrentielle, illuminée par une multitude d'éclairs, s'abattait au loin sur les terres d'Esren. Le tonnerre se faisait entendre de temps à autre, résonnant en mille échos.

Il n’y avait que peu de gens dans les environs. Il faut dire que l'endroit, au bord du fleuve Sequena traversant Akkar, n'était pas des plus chaleureux. La plupart des passants fondaient en larmes, regrettant un proche ou un ami. Animé par l'espoir de revoir leurs êtres chers disparus, la désillusion les frappaient comme la foudre. Ils venaient alors identifier le cadavre en question, fréquemment retrouvé sous les flots, avant de repartir les yeux humides.

Peregrinus avait auparavant connu ce chagrin, il y a très longtemps, mais il avait juré de ne plus le rencontrer de nouveau. De toute façon, il n'avait plus assez de larmes pour tous les morts qu'il connaissait.

En se retournant, l'homme au visage d'acier observa la morgue dont il venait de sortir. Le bâtiment, en pierre blanche, contrastait avec la technicité architecturale des environs. Il paraissait venir d'un autre temps. Ses murs, usés et dégradés, semblaient témoigner de chaque bataille passées, d'époques révolues ou Akkar n'était qu'une petite cité.

Son toit d'ardoise, parsemé de trous, soutenu par des poutres centenaires, était quant à lui recouvert de corbeaux qui ne cessaient de croasser.

« Ces maudits oiseaux doivent flairer la mort », pensa Peregrinus.

Laha sortit au même moment du bâtiment, avec plus de délicatesse que son prédécesseur. S'approchant de lui, elle s'exclama doucement :

-T'es sûr que c'est son visage ?

-Oui, je reconnais ses traits, et surtout sa cicatrice à la joue, ça ne fait aucun doute, assura-t-il.

-Les sœurs de Dhros ont affirmé qu'elles le transporteront au cimetière et non dans la fosse commune, il aura des obsèques dignes.

-Heureusement, vu les innombrables services qu'il a rendu à la ville ! Je me demande encore comment tout cela a pu avoir lieu.

- Ne t’en fait pas, il n’a pas l’air d’avoir souffert dans ses derniers instants. Son visage paraissait joyeux, et il avait même le sourire aux lèvres ! S’en était presque mystique d’ailleurs. Enfin bon, tu t'en remettras avec le temps, assura Laha, la voix pleine de compassion.

-Oh, ne t'inquiète pas pour moi jeune fille, c'était un ami, mais pas non plus un frère. Nous nous en tenions au travail, j'étais simplement un bon client à ses yeux. De son vivant, il n'avait pas toujours agi en homme de bien, ce qui lui avait valu la haine de ses enfants. Il excellait dans son métier, et c'est ce qui m'importait.

-Alors pourquoi sembles-tu si touché et déstabilisé si tu m'dis le contraire ? s'enquit la jeune fille.

-Car tu fais erreur. Je déteste lorsque les évènements m'échappent et que tout devient incontrôlable, et c'est exactement ma situation.

-Une mort soudaine peut arriver à n'importe qui, tu sais.

-En est-tu sûr ? Il y a quelque chose derrière tout cela pour moi, insista Peregrinus.

-Qu'est-ce qui te fais dire qu'il y a anguille sous roche dans ce cas ?

-Je ne sais pas, cette mort est trop étrange. La bombe a explosé juste à côté de son stand tout de même ! Il m’est d'avis que nous vivons dans une époque où les tensions entre Nord et Sud peuvent amener régulièrement à ce genre de barbaries, mais …

-Mais je pense surtout que tu vois le mal partout l'homme ! le coupa-t-elle. Si tu vivais dans les rues, tu te rendrais compte que ce genre de violence est quotidienne et qu'on y est accoutumé. Fedor avait peut-être contracté une dette envers un contrebandier ou autre, et il n'avait pas pris les menaces au sérieux. Cela arrive souvent, tu sais, assura-t-elle.

-Tu as sûrement raison fillette, je me fais des idées, se ravisa l'homme au visage de fer. C’est vrai qu’il n'était pas toujours dans la légalité. Enfin, on aurait pu aussi y passer, de l'autre côté !

-Je t'ai tenu chance en te retardant avec ma querelle.

-Bien sûr, l'histoire retiendra ça. Bon, allons-y, que je te paye une pinte à la taverne la plus proche pour fêter notre vivant. L'alcool nous changera les idées, dit Peregrinus. Puis, je n'aime guère cet endroit, il est lugubre.

Une atmosphère festive régnait dans la taverne. Certains buvaient et riaient entre amis, d'autres étaient complètement saouls, le front posé sur le sol, en émettant des ronflements réguliers.

La taverne des Akk-ccariens n'était pas très grande, constituée d'une unique pièce, et se situait au rez-de chaussé d'un immeuble de pierre, non loin du centre-ville, dans les rues adjacentes. De nombreux voyageurs ou marchands itinérants y faisaient halte, le temps d'une nuit, et le petit commerce débordait de monde.

« Les clients récurent doivent sûrement être de ceux qui ont le plus d'alcool dans le sang », pensa Peregrinus, en regardant les corps inertes du comptoir en pleine cure de bière.

Finalement, une jeune serveuse, blonde et assez pulpeuse, se faufila entre les tables afin d'arriver au niveau de Laha et Peregrinus. Puis, elle leur demanda, en haussant la voix pour être entendue malgré le brouhaha ambiant :

-Bien le bonjour chers étrangers et bienvenue à Akkar, qu'est-ce que je vous sers ?

-Nous prendrons deux bières, répondit Peregrinus, la voix lourde.

-Je suis navré, mais nous n'en avons plus. Vous voyez ces gros lards ? s'exclama-t-elle en pointant du doigt les hommes bourrés du comptoir. Ils ont siphonné tous nos tonneaux, jusqu'à la dernière goutte ! Il faudra attendre la prochaine livraison.

-Alors ce sera deux petites pintes d'eaux rouges, s'enquit-il.

-C'est noté ! Je vous apporte ça ! assura-t-elle, le sourire aux lèvres.

Pendant ce temps, Laha demeura silencieuse. Elle songeait à son avenir. Après l'attentat, la vaste allée B allait fermer durant plusieurs mois. Impossible donc de continuer à rendre des petits services aux marchands, sachant que la plupart partiront probablement de la cité, les places dans les autres allées étant déjà occupées durablement par d’autres commerçants.

Que faire ? Trouver de nouveaux employeurs ? Peu de chance que cela aboutisse également, elle n'était pas la première à avoir eu cette idée, et ils devaient être une petite centaine dans la cité à pratiquer cette activité.

Sinon, elle pourrait tenter de survivre dans les rues avec le vol à la tire. Mais avec cette alternative, un jour ou l'autre, elle serait prise la main dans le sac, et le nœud de la potence serait serré.

« Que faire », se questionna-t-elle une nouvelle fois.

-Dis-moi jeune fille, la boisson que j'ai commandée te convient, questionna Peregrinus en sortant Laha de ses pensées.

-Je ... oui, c'est quoi déjà ? s'enquit Laha.

-De l'eau rouge, ça devrait te plaire. C'est fait d'un fond d'alcool fort de prune, de grenade pressée et d'eau.

-Oui, pourquoi pas, je n'en ai jamais gouté, répondit-elle poliment.

La serveuse vint à la table et posa délicatement les deux petites pintes remplis à ras bord devant-eux. Peregrinus sortit de sa poche quelques pièces, des lures, avec gravées, sur la face, le visage du roi Lusideynerhim II d'Enescleysha. Il les tendit à la jeune femme blonde qui remarqua qu'une pièce était de trop, mais Peregrinus lui assura généreusement qu'elle pouvait la garder. Reconnaissante, la serveuse lui lâcha un sourire avant de reprendre son service.

Laha prit du bout des doigts un fin bâtonnet de bois qui trempait dans son verre, puis elle touilla le liquide sucré afin de mélanger le fond d'alcool et de grenade avec l'eau. Finalement, elle porta l'eau rouge à ses lèvres et bu quelques gorgées.

-Alors, tu aimes bien ?

-Oui, c'est très rafraichissant !

Il y eut un silence amical où l'on entendit plus que les conversations des autres clients alentours, mais au bout de quelques minutes, Laha le rompu.

-Que vas-tu faires après tous ces évènements pour ton manuscrit ?

-Oh, j'ai d'autres connaissances qui pourront me l'authentifier, puis je retournerais chez mon seigneur. Il a déjà dû me préparer quelques missions durant mon absence, dit-il en soupirant. C'est plutôt pour toi que je me questionnais, que deviendras-tu ?

-Je pensais partir de cette cité. Il me faut trouver un vrai travail, et ... à ce propos, est-ce que tu aurais des connaissances pour m'aider dans cette tâche ? s'enquit-elle, la voix hésitante.

-Bien évidemment ! Demain, tu n'auras qu'à aller au hall des voyageurs. Cherche un certain Aeterno et dit lui que tu viens de la part de Peregrinus, il t'aidera à coup sûr.

-Oh, merci beaucoup pour le filon !

-De rien, c’est normal. Si tu veux me remercier, alors ne parle plus de tes soucis, j'ai eu ma dose pour aujourd'hui.

Moins de la moitié de la pinte était remplis d'eau rouge. Peregrinus s'exclama alors :

-Bon, cul sec, marié ou pendu ?

-Moi je dis pendu.

Peregrinus gloussa, puis il se jeta sur le restant de liquide, mais avant d'avoir pu tout avaler d'une traite, il toussa, ce qui le força à reposer son verre.

-Qu’est-ce que je disais, s'amusa Laha en arborant un sourire narquois.

-Passe-moi la corde au cou de ce cas ! On a déjà essayé de me pendre plus d'une dizaine de fois. Malheureusement pour eux, le nœud tombait toujours avant le tabouret.

-Il vaut mieux être avec toi que contre toi si je comprends bien. Trinquons à tes exploits avec ce qu'il te reste dans ta pinte !

Leurs verres s'entrechoquèrent, faisant valser le liquide rouge, en symbole de leur amitié fraîchement née.

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